Sophocle
Il est né en -495 ou -496 à Colone, il développa le rôle des trois héros
en réduisant celle du chœur; sur les 126 pièces qu'il aurait écrit, sept
nous parvinrent. Il est mort en -406 à Athènes.
AntigonePremier épisode
Le garde: - Quand le premier gardien de jour nous a
fait constater la chose, ç'a été pour nous une surprise plutôt désagréable.
Le cadavre était devenu invisible. Il n'était pas enterré, non, mais
recouvert de poussière, juste de quoi éviter le sacrilège. Nulle marque non
plus d'une bête sauvage ou de quelque chien qui serait venu et l'aurait déchiqueté.
pour le coup, le ton monte, on s'accuse entre gardiens, et chaque fois les
poings finissaient par s'en mêler, sans qu'il y ait eu quelqu'un pour mettre le
holà. Chacun suspectait le voisin, mais les preuves faisaient défaut et tout
le monde se disculpait à qui mieux mieux.
Nous étions prêts à empoigner le fer rouge, à
marcher dans les flammes, à jurer le grand serment par les dieux, pour prouver
que nous étions innocents du crime, et que nous ne savions pas même pas qui
pouvait l'avoir préparé ou exécuté. Bref, comme tout cela ne menait à rien,
l'un de nous a proposé une solution qui nous a fait baisser la tête en
frissonnant, car nous n'avions rien à y redire, certes, mais rien de bon à en
attendre: c'était de te faire un rapport fidèle et complet. L'avis l'emporte,
on tire au sort, et la mission m'échoit: voilà bien ma chance! Je peux dire
que pas plus que vous je ne suis ici pour mon plaisir; car on en veut toujours
aux messagers de malheur.
**
Chant
du chœur entre le deuxième et le troisième épisode
Chant du chœur
Ta
toute-puissance, ô Zeus, comment l'orgueil des humains la tiendrait-elle en échec?
Ni le sommeil
qui tout entraîne vers sa fin,
ni les mois,
enfants des dieux, dans leur cours infatigable,
n'ont de prise sur elle. Éternellement jeune,
maître absolu, tu sièges sur l'Olympe,
dans une aveuglante clarté!
Et demain comme hier
et toujours, prévaudra
cette loi: nul mortel n'atteint
l'extrême du
bonheur qu'il ne touche à sa perte.
La mobile espérance
console bien des hommes,
mais de bien
des hommes aussi abuse les désirs crédules:
vers celui qui
n'y prenait garde elle se glisse,
il
s'est brûlé! Son pied touchait le feu...
Quelle sagesse éclate
en l'adage fameux:
Un esprit égaré
prend le mal pour le bien.
Un moment suffit pour le perdre.
** Troisième épisode
L'orgueil qui viole les lois et prétend dicter ses
ordres au pouvoir n'a pas à compter sur mon approbation. L'élu d'un peuple
doit être écouté en toutes choses, grandes et petites, justes ou injustes. Je
ne doute pas qu'un citoyen discipliné sache commander aussi bien qu'il se plie
à obéir; dans la bataille, il fera front vaillamment, en loyal serviteur du
pays. L'anarchie est le pire des fléaux; elle ruine les cités, détruit les
foyers, rompt les lignes du combat, sème la panique, alors que la discipline
sauve la plupart de ceux qui restent à leur poste. C'est pourquoi notre devoir
est de défendre l'ordre et de ne jamais souffrir qu'une femme ait le dessus.
Mieux vaut tomber, s'il le faut, sous les coups d'un homme, que d'être appelé
le vaincu d'une femme.
** Quatrième épisode
Antigone: - Si j'étais mère et qu'il s'agît de mes
enfants, ou si c'était mon mari qui fût mort, je n'aurais pas violé la loi
pour leur rendre ces devoirs. Quel raisonnement me suis-je donc tenu? Je me suis
dit que, veuve, je me remarierais et que, si je perdais mon fils, mon second époux
me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont
plus sur la terre, je n'ai plus d'espoir qu'il m'en naisse un autre. Je n'ai pas
considéré autre chose quand je t'ai honorée particulièrement, ô chère tête
fraternelle!
** Cinquième épisode
Tiresias: - Je t'avertis donc à mon tour que
plusieurs soleils n'accompliront pas leur course que tu ne donnes à la mort un
enfant de tes entrailles en expiation des victimes dont tu as à répondre: en
premier lieu, cette jeune vie que tu as soustraite à la lumière du jour pour
la murer indignement dans un cachot souterrain; en second lieu, ce mort que tu
retiens, lui, en peine à la surface de la terre, loin des dieux d'en bas, privé
des honneurs funèbres et des purifications. Tu n'as pas de droits sur eux; ils
ne sont plus du ressort des divinités d'en haut; donc, tu leur fais violence.
C'est pourquoi, préparant sans hâte leur embuscade funeste, les Érynies, exécutrices
de la vindicte infernale, t'impliqueront dans les malheurs mêmes que tu as
provoqués.
** Dernier épisode
Le Messager: - Vous qui vivez près du palais, sous
la garde des Fondateurs, d'aucun homme vivant je n'affirmerais qu'il faut le féliciter
ou le plaindre de son sort. On voit tous les jours la Fortune précipiter les
heureux, relever les misérables, et son inconstance déjoue les plus sûres prévisions.
Créon, naguère, me semblait digne d'envie. Il avait libéré le sol thébain,
il était monté sur le trône, il régnait, monarque absolu, il fleurissait en
beaux enfants: tout s'est évanoui! Quand un homme a perdu ce qui faisait sa
joie, je tiens qu'il ne vit plus, c'est un mort qui respire. Remplissez de trésors
un palais, menez un train royal: là où manque le plaisir de vivre, tout le
reste en comparaison ne vaut pas l'ombre d'une fumée.
*** Œdipe roiPrologue
Une plaie tombée du ciel embrase la cité, c'est la
Peste maudite: elle fait le vide dans la maison de Cadmos et le noir Hadès thésaurise
les gémissements et les pleurs. Ces enfants et moi, prosternés devant ton
foyer, nous ne te prenons pas pour un dieu, certes; mais nous t'élisons entre
tous les hommes, à l'heure du péril, pour intercéder au près des dieux: à
peine arrivé devant nos murs, ne nous as-tu pas affranchis du tribut que levait
sur nous le monstre aux énigmes?
** Premier épisode
Œdipe: - O Tirésias, toi qui sais tout, les vérités
révélables et les vérités interdites, les choses du ciel et les choses de la
terre, tes yeux sont aveugles, mais tu sais de quel fléau ce pays est la proie.
Nous ne voyons pour lui de secours et de salut qu'en toi, maître, en toi seul.
Phoebos - nos messagers, te l'ont-ils appris? - nous a rendu sa réponse: il n'y
a qu'un remède à nos maux; c'est de découvrir les meurtriers de Laïos et de
les frapper, soit de mort, soit d'exil. N'épargne donc rien, ni les signes que
donnent les oiseaux ni aucune autre ressource de la divination. Éloigne le péril
de toi-même et de la ville, éloigne-le de moi; éloigne toute souillure qui
nous vienne du mort: tu es notre unique espérance.
* Œdipe: - O richesse, royauté, talents supérieurs, ces vies qu'on trouve si belles, à quelles jalousies vous les exposez! Le pouvoir que la cité m'a remis entre les mains sans que je l'eusse brigué, Créon le convoite, le fidèle Créon, l'ami du premier jour!
o Œdipe. − Ah ! richesse, couronne, savoir surpassant tous autres savoirs, vous faites sans doute la vie enviable; mais que de jalousies vous conservez aussi contre elle chez vous ! ** p34 Créon: - Réfléchis à ceci d'abord : crois−tu que personne aimât mieux régner dans le tremblement sans répit, que dormir paisible tout en jouissant du même pouvoir ? Pour moi, je ne suis pas né avec le désir d'être roi, mais bien avec celui de vivre comme un roi. Et de même quiconque est doué de raison. Aujourd'hui, j'obtiens tout de toi, sans le payer d'aucune crainte : si je régnais moi−même, que de choses je devrais faire malgré moi ! Comment pourrais−je donc trouver le trône préférable à un pouvoir, à une autorité qui ne m'apportent aucun souci ? Je ne me leurre pas au point de souhaiter plus qu'honneur uni à profit. [Relu et sélectionné le mardi 26 mars 2024 dans Œdipe n'est pas coupable de Pierre Bayard, Minuit 2023, p. 190)
** Chant du chœur entre le deuxième et le troisième épisode p50
L'orgueil
démesuré fait le tyran;
l'orgueil,
que follement enivre
l'esprit
d'erreur et d'imprudence,
ne
se hisse jusqu'au pinacle
que pour mieux s'abîmer aux gouffres sans issue
où
il n'est plus bon pied qui vaille.
Mais l'émulation entre les citoyens,
plaise au dieu, pour notre salut, la stimuler,
et toujours je tiendrai le dieu pour mon patron.
Quiconque, par son bras ou par sa langue vise
trop
haut, ne craint point la Justice
et ne révère point les sanctuaires,
puisse
sa folle outrecuidance
le désigner aux coups du sort le plus cruel,
soit
que par fraude il s'enrichisse,
ou
profane les choses saintes
ou
pille les trésors sacrés.
Devant de tels excès qui pourra se flatter
de dérober son cœur aux traits de la colère?
** Chant du chœur entre le quatrième et le dernier épisode p72
Générations
des mortels,
c'est néant,
à mes yeux, que votre vie.
Et je
dis: quel homme en partage
obtient
jamais plus de bonheur
que ce
qu'il en faut pour se croire
heureux,
et tomber de plus haut?
Je n'en
veux ici pour exemple
que le
malheur qu'un dieu t'envoie,
ô douloureux Œdipe! et de personne au monde
je ne
louerai plus la félicité.
Très haut vers le zénith, cet homme avait lancé
sa flèche, et d'un bonheur sans ombre il était maître.
O Zeus, il avait écrasé
la Vierge aux serres de rapace qui psalmodiait ses énigmes!
Comme un rempart contre la mort il se dressait sur
notre terre!
Et
c'est pourquoi je t'appelais mon roi,
Œdipe, et tu régnais sur la puissante Thèbes,
Souverain puissant, vénéré!
Mais aujourd'hui quelle détresse est à la tienne
comparable?
Jamais
calamités ni épreuves plus rudes
n'auront
changé la face d'une vie!
* p81
Œdipe: - Hélas! moi le premier entre les Thébains
et le plus heureux, je me suis moi-même exclu de tout lorsque j'ai enjoint de
chasser le sacrilège, l'homme dénoncé par les dieux comme impur, le rejeton
de Laïos.
* p82
Œdipe: - Hymen, hymen, à qui je dois le jour, qui,
après m'avoir enfanté, as une fois de plus fait lever la même semence et qui,
de la sorte, as montré au monde des pères, frères, enfants, tous du même
sang! des épousées à la fois femmes et mères!
* p89Le Coryphée: - Thébains, mes compatriotes, regardez cet Œdipe, qui sut résoudre les fameuses énigmes et fut un homme très puissant. Est-il un de ses concitoyens qui n'ait jugé son sort enviable? Vous voyez quel remous d'infortune l'entraîne! Il n'est point de mortel, à le suivre des yeux jusqu'à son dernier jour, qu'il faille féliciter avant qu'il ait franchi le terme sans avoir connu la souffrance.
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