Accueil du site

Système philosophique

Politique

Dossiers d'informations Anthologie littéraire Journal

Le philosophe

Cont@ct

 

L'anthropologie morphogénétique selon Lucien Scubla

 

(Mécanisme victimaire, théorie des catastrophes et carré sémiotique)

 

 

 

Introduction

Lucien Scubla, philosophe et anthropologue au CREA depuis une quinzaine d'années, a depuis longtemps le projet de fonder une théorie générale du sacrifice. Récemment, il a présenté une thèse de doctorat sous la direction de l'ethnologue Françoise Héritier-Augé, il a fait une critique complète de la forme canonique du mythe proposée par Claude Lévi-Strauss.

Ici, je m'attacherai à présenter deux comparaisons théoriques qu'il a étudiées: d'une part celle des conceptions de René Girard, théoricien du mécanisme victimaire avec les conceptions du mathématicien René Thom, connu pour sa théorie des catastrophes, puis la comparaison de celles-ci avec le carré sémiotique de Greimas.

La première partie s'appuie sur un article que Lucien Scubla a publié en 1993 dans la revue Le débat intitulé: "Vers une anthropologie morphogénétique: Violence fondatrice et théorie des singularités". La seconde partie repose sur un bref interlude de sa thèse de doctorat intitulé: "Saint Georges et le dragon (carré sémiotique et mécanisme victimaire)".

 

   

1.     Théorie des catastrophes et mécanisme victimaire

1.1.  Les convergences épistémologiques de Thom et Girard

Lucien Scubla, dans l'article où il confronte les théories de Thom en mathématiques (théorie des catastrophes) et de Girard en anthropologie (théorie de la violence fondatrice), fait d'abord le point sur leurs convergences philosophiques:

1. Tous deux prônent la création de théories qui expliquent la genèse des structures discontinues stables par leur émergence d'une continuité indifférenciée. Ils reprochent tous deux au structuralisme de se donner une discontinuité toute faite et de négliger la dimension temporelle.

2. Tous les deux situent la morphogenèse dans le conflit, et dans leurs livres initialement parus en 1972, La violence et le sacré pour René Girard et Stabilité structurelle et morphogenèse pour René Thom, citent le fragment 57 d'Héraclite d'Éphèse: "Le combat est père de tout, roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres.". Ils voient, dans la violence de la relation du prédateur et de la proie selon René Thom et dans la violence de la relation du sacrificateur et de la victime selon René Girard, l'origine des structures sociales, alors que le structuralisme méconnaît la violence et ne reconnaît que des relations et des oppositions logiques binaires.

3. Tous les deux prônent une épistémologie réaliste, et s'opposent au nominalisme comme au positivisme, et soutiennent que la compréhension des phénomènes est permise ou facilitée non par la distanciation du scientifique, mais par une tentative de vivre de l'intérieur le destin de la victime sacrificielle ou le psychisme d'un animal.

4. Par conséquent, ils appuient une pensée analogique. Selon Thom, la formalisation d'une analogie en établit la validité, et les mêmes mécanismes structurent la nature et les sociétés. Selon Girard, parce qu'il y a eu des théories générales construites à partir d'analogies trop rapides, les anthropologues empiristes et relativistes croient qu'il est scientifique d'éviter les analogies, et dédaignent par exemple l'analogie entre la figure du roi et celle du bouc émissaire, ou entre le cannibalisme rituel et le sacrifice d'humains.

Avec ces conceptions, tous les deux brocardent les paradigmes les plus établis. René Thom, en aristotélicien, reproche à la biologie moléculaire et au darwinisme l'abandon des recherches sur la morphogenèse et de la régulation des formes globales. René Girard, en durkheimien, reproche à la psychanalyse et au structuralisme de Lévi-Strauss de réduire l'ethnologie à une psychologie en tentant d'expliquer la régulation des structures sociales par des microstructures déjà présentes dans l'esprit humain. René Girard allie Freud et Lévi-Strauss en remplaçant l'événement singulier que constitue le meurtre du père de la horde primitif par le mécanisme universel que constitue la polarisation de la violence sur une victime émissaire.

 

1.2.  Centre organisateur et déploiement universel

René Thom, s'il refuse le réductionnisme, n'en refuse pas moins le holisme, et s'efforce d'expliquer localement les structures globales. Sa théorie des catastrophes repose sur des fonctions continues ayant des points singuliers qui constituent des ruptures de régularité. Par exemple, la fonction y = x2 décroît régulièrement jusqu'au point singulier (0, 0) pour croître régulièrement après. La courbe y = x3 a le même point singulier, le seul où la tangente à la courbe traverse celle-ci; et son déploiement universel y = x3 + ux évolue différemment selon la valeur de u; si u > 0, le point singulier devient de moins en moins critique, et si u < 0, deux points singuliers apparaissent: un maximum auquel un peut associer un équilibre instable et un minimum avec un équilibre stable. Un point d'inflexion est instable parce que surdéterminé, mais selon René Thom, qui reprend les principes métaphysiques d'Aristote, l'instabilité tend vers la stabilité, voire aspire à elle, tout comme la matière aspire à la forme; et le changement est un passage de la puissance à l'acte. Le point singulier, comme l'avait noté Leibniz, détermine toutes les bifurcations de la courbe et de ses transformations. Le déploiement s'opère à partir de lui. On peut par exemple voir ainsi la théorie du big bang ou le schéma de base de la théorie quantique selon lequel une particule localisée s'étale en une onde qui occupe immédiatement tout l'espace.

Thom s'explique l'isomorphisme de la cosmologie scientifique et des cosmogonies mythiques. Par contre, Lévi-Strauss a du mal à renoncer à l'autonomie de la pensée mythique et ne reconnaît qu'un intérêt pédagogique aux analogies faites par les physiciens.

Bien sûr, les mythes ne sont pas des descriptions scientifiques et, comme l'a remarqué l'anthropologue Arthur-Maurice Hocart, lorsqu'ils parlent du Ciel et de la Terre, c'est toujours de l'humain et de sa société qu'il s'agit. Mais si Lévi-Strauss a voulu séparer, voire opposer, rite et mythe, Hocart, au contraire, définissait le mythe comme une description des rites présents et passés.

 

1.3.  La victime émissaire et le meurtre fondateur comme singularité structurante et centre organisateur

De nos jours, René Girard soutient une conception similaire à celle d'Hocart: le sacrifice, en tant que destruction rituelle d'un être vivant (la victime sacrificielle), serait la répétition périodique d'un meurtre collectif spontané (le meurtre fondateur), qui a momentanément purgé les humains de leur violence en la dirigeant sur un seul d'entre eux (la victime émissaire) sous l'effet du mécanisme de convergence de l'imitation de leurs actes (le mécanisme victimaire).

L'imitation entre les personnes explique l'apparition de conflits pour la possession d'un même objet qui disparaît peu à peu du centre de leur attention; elle explique aussi que l'imitation du conflit lui-même polarise la violence sur une même victime qui réifie cette violence en s'interposant entre eux comme un objet transcendant. L'imitation fait donc osciller la société entre les deux phases opposées: l'indifférenciation qui engendre la crise sacrificielle, et le retour aux différences par sa résolution violente.

La théorie anthropologique girardienne illustre les structures développées par Thom. La victime émissaire constitue une singularité structurante et apparaît donc comme un centre organisateur dans la foule indifférenciée des rivaux qui s'imitent; et sa disparition va faire se déployer les rites, les interdictions, les structures sociales et les règles culturelles.

Engendrée par la disparition des différences et concentrant sur elle la violence qui s'est propagée dans la société, considérée comme l'origine démoniaque de tous les désordres autant que comme l'origine divine de la réconciliation conséquente à sa mise à mort, elle a l'aspect d'un double monstrueux, comme une singularité locale surdéterminée. Par exemple, elle est à la fois intérieure et extérieure à la communauté: intérieure aussi bien comme victime émissaire haïe que comme un ami secourable, et extérieure aussi bien comme une divinité bénie que comme un ennemi. C'est ce qui se passe pour les prisonniers Tupinamba qui sont à la fois parents par alliance et hors caste, honorés et méprisés. Des oursons sont adoptés très jeunes par les Aïnous et sont élevés au sein et élevés comme des humains avant d'être malmenés et immolés. La préparation sacrificielle vise à identifier les victimes au double monstrueux auxquelles elles sont substituées. Le roi sacré est considéré comme un étranger, incestueux et cannibale et comme un chef vénéré, comme un objet précieux et ordurier. Les têtes que les Jivaros chassent pour les réduire doivent être prélevées dans un groupe le plus éloigné de celui qui effectue le rite, à la fois le plus étranger sans l'être totalement, et la tête est de façon contradictoire qualifiée de consanguin, donneur de femmes, épouse du meurtrier, embryon, etc.

1.4.   Déploiement des singularités et dédoublement rituel

René Girard explique la diversité des rites, des interdictions et autres institutions sociales émergeant d'un mécanisme unique par son ambivalence: une fois la crise résolue, la communauté s'efforce d'éviter par des interdictions les comportements qui l'ont enclenché; et elle s'efforce aussi de reproduire rituellement les comportements qui ont déclenché le mécanisme réconciliateur. Et une méconnaissance de tous les aspects foisonnants de ce qui s'est passé produit aussi les variations institutionnelles. Il pourra donc y avoir autant de types de sociétés qu'il y aura de façons d'associer des interdictions et des rites. Ainsi René Girard attribue les variations morphogénétiques plus à une pensée religieuse qu'au mécanisme victimaire lui-même.

Or, à partir des travaux de René Thom, on peut supposer qu'étant instable, le mécanisme victimaire lui-même, tend à se stabiliser. Or, si le point d'inflexion de la courbe x3 + ux peut soit disparaître, soit se dédoubler en deux singularités, ce type de dédoublement est central dans les sociétés. Par exemple, il y a un dédoublement théologique de la victime émissaire en divinité bénéfique et démon maléfique (le Diable et le bon Dieu en occident, les déesses carnivores et les dieux végétariens en Inde, etc.).

Il y a le dédoublement rituel de la victime sacrificielle: les Nuer et de nombreux peuples africains séparent la partie pure et la partie impure de la victime coupée en deux; les deux boucs du Lévitique (xvi, 5-10) sont séparés, l'un offert à Iahvé en sacrifice d'expiation, l'autre envoyé vers Azazel, dans le désert où il sera précipité dans le vide du haut d'une falaise; les Dogon des deux autels du Lébé sont associés aux deux serpents dans lequel l'ancêtre s'est réincarné après son sacrifice: l'autel intérieur, pur, sur lequel on sacrifie un mouton en présence du hogon, et l'autel extérieur, impur (et qui rappelle la mort mythique du Lébé), sur lequel on égorge une chèvre en présence du forgeron; en Inde, des sacrifices non sanglants sont offerts par les hautes castes aux dieux végétariens, et des sacrifices sanglants sont offerts par les basses castes aux déesses carnivores et effectués par les intouchables. Il y a donc aussi, avec la fission du proto-sacrifice, un dédoublement de la fonction rituelle entre des sacrificateurs activant sa composante meurtrière et d'autres sa composante pacificatrice.

Avant Girard, Hocart (1954:141) avait repéré la racine sacrificielle de la royauté, les premiers rois étant immolés, et si un de ces rois a la vie sauve, si la mise à mort est différée et qu'il assoit son pouvoir lors du délai sacrificiel, il pourra exercer son pouvoir royal jusqu'à empêcher son meurtre. Il y a une double royauté qui réunit et oppose un roi-prêtre ou législateur, associé au ciel paisible, et symbolisé par un sceptre, et un roi-guerrier, associé à la terre turbulente, symbolisé par une lance.

Il y a aussi le dédoublement spatial. Par exemple, chez les Jukun, la résidence royale, nommée "la hutte des menstrues", est diamétralement opposée à un site qui se nomme "le peuple chasse le roi"!

D'autre part, Hocart repérait un dédoublement à partir d'un même noyau entre les rites d'initiation, propices aux comportements violents et dévolus au peuple, et les rites d'installation du roi ou du prêtre, propices à des comportements hiératiques et réservés à une élite. Cela expliquerait la diversification des rites et l'émergence d'une stratification sociale.

Là où Girard supposait deux opérations différentes à l'origine des rites et des interdictions, on peut invoquer le dédoublement rituel: il est interdit au roi de regarder la victime émissaire et il est interdit au sacrificateur de toucher à une arme et au roi-guerrier de faire un sacrifice. Girard oppose les royautés centralisées à des organisations dualistes acentrées qui seraient moins tributaires du système victimaire que les monarchies sacrées. Or on peut faire l'hypothèse de l'origine du système dualiste dans le dédoublement à partir du meurtre fondateur. par exemple, chez les Bororo, le sorcier de la moitié tugaré et le prêtre de la moitié cera symbolisent les deux faces, nocturne et diurne de la victime émissaire.

 

1.5.  La divergence ontologique de Girard et Thom

Il y a une divergence philosophique entre Girard et Thom. Girard n'accepte des conceptions d'Héraclite que le mobilisme du flux permanent et du conflit structurant, alors que Thom retient aussi celle d'un logos régulateur, à rapprocher d'une idée platonicienne ou d'une forme aristotélicienne, ce que récuse Girard, dans son aversion envers tous les essentialismes.

Scubla, qui remarque que Girard avait rendu hommage à Michel Serres pour son livre sur la physique de Lucrèce confrontée à la mécanique des fluides et à la théorie victimaire, rapproche l'ontologie girardienne de l'ontologie épicurienne elle-même. Selon Épicure, la diversité des êtres est engendrée non par des principes préexistants faisant émerger des régularités, mais uniquement par les collisions réitérées d'atomes se déplaçant dans un espace absolument vide d'autre chose. De même pour Girard l'ensemble des imitations entres les sujets suffit à engendrer l'ensemble des structures sociales et culturelles, sans aucun attracteur.

Selon Thom, la morphogenèse n'est pas une création ex nihilo, mais la production de formes dans un domaine préstructuré. De là suit que Scubla propose en termes aristotéliciens de considérer la violence unanime du meurtre fondateur comme une cause efficiente de la morphogenèse culturelle, mais non comme une cause formelle de celle-ci.

Puisqu'une cause efficiente dans un pur espace vide ne peut rien produire, la genèse tout comme l'existence de formes stables reste totalement inexplicable avec une ontologie girardienne ou épicurienne. Des phénomènes triviaux y restent mystérieux: ainsi une goutte ne peut faire déborder un vase que parce qu'il était déjà plein; un coup de marteau peut suffire à détruire un ordinateur, mais non à le construire. Or, avec une conception aristotélicienne qu'on trouve dans la théorie des catastrophes, une formule comme "petites causes, grands effets" devient compréhensible.

Mais parfois Girard se rapproche d'une conception thomienne: lorsqu'il évoque un dédoublement rituel en un roi divin et un bouc émissaire dans maintes monarchies sacrées, il remarque que certaines n'ont qu'une des deux phases: soit la phase hiératique centrée sur le roi divin, soit la phase violente centrée sur le bouc émissaire, ce qu'il généralise ainsi:

"à examiner la situation globale, le panorama rituel dans son ensemble, on voit que partout et pas seulement dans la monarchie les faits s'organisent d'eux-mêmes en fonction du principe que je viens d'énoncer: le déséquilibre des deux phases. On dirait que l'une et l'autre sont en lutte pour la possession complète du territoire rituel." (Girard 1985:136-137)

Ici, Girard n'impute pas la morphogenèse à la rivalité imitative, mais à une disjonction spontanée des deux phases. Il invoque le vocabulaire prigoginien des bifurcations mais se méfie de la notion d'attracteur qui évoque pour lui un retour du platonisme. Pour lui, il n'y a pas de typologie possible, car l'éventail des formes possibles est continu.

Or la diversité des formes culturelles, dans un processus cyclique d'indifférenciation et de redifférenciation autour d'un unique point fixe, ne peut provenir que de l'extérieur. Par exemple, elles diffèrent lorsque les humains capturent des vaches domesticables plutôt que des ours qui ne le sont pas.

Un autre exemple illustre cela, celui des pratiques à des fins médico-rituelles de la vaccination et de la saignée. Si la vaccination s'est perpétuée dans la médecine moderne, ce n'est pas par hasard, mais parce qu'elle est plus efficace démographiquement et se conforme à des principes de régulation communs aux organismes et aux sociétés, et est donc socialement plus stable que la saignée.

En bref, Girard fait une erreur en affirmant qu'il est impossible de circonscrire des processus dynamiques avec un système d'archétypes. Pour rendre compte des formes stables qu'isolent la psychanalyse et le structuralisme et que Girard relie dynamiquement, il faut avoir recours non au platonisme simpliste dénoncé par Girard mais aussi par Platon, mais au platonisme exposé dans le Timée, et qui comme la théorie des catastrophes, se préoccupe de la morphogenèse.

 

 

 

2.     Carré sémiotique et mécanisme victimaire

 

 

                                                S1            S2

 

 

                                                S'2            S'1

 

 

 

 

                            Culture - Ville      Nature - Forces chtoniennes

                                      Roi                   Dragon

                                    S  O                   S  O

 

 

                      désignation                                                     désignation

                            du                                                            de la

                           Roi                                                  victime émissaire

 

 

                                    S  O                   S  O

                            mort du Dragon     dissolution de la culture

                                 ("meurtre fondateur")         ("crise sacrificielle")

 

 

La théorie sémiotique d'Algirdas Greimas a consisté, avec l'appui des travaux de Propp et de Lévi-Strauss, à dériver un schéma actantiel et un parcours narratif, à partir d'une opposition sémantique entre deux valeurs antagonistes S1/S2 qui correspondent fonctionnellement aux deux termes contraires du carré logique classique d'Aristote interprétés comme les deux termes d'une opposition binaire structuraliste.

Trois théoriciens du carré sémiotique: Algirdas Greimas (1969:87), Jean Petitot (1985:242) et René Thom (1990:76-68) ont tenté d'y circonscrire la légende de saint Georges et du dragon.

Selon Greimas, dans les contes russes analysés par Propp comme dans la légende de saint Georges, il y a circulation d'un objet de valeur (O), la société subit un manque, le traître ravit la fille du roi et la transfère ailleurs afin de la cacher; le héros trouve quelque part la fille du roi et la rend à ses parents.

Le schéma de Thom diffère de celui de Greimas et Petitot en ceci que Thom reste plus proche de la structure du carré logique qui en fait selon lui tout l'intérêt, et ne constitue pas juste un motif initial.

La culture (S1) est à l'angle supérieur gauche du carré, avec en dessous (S'2), ce qui n'est pas naturel, la Nature (S2) est à l'angle supérieur droit, avec en dessous (S'1), qui représente ce qui n'est pas culturel. Les flèches diagonales S1  S'1 et S2  S'2 décrivent des changements catastrophiques: d'une part la séparation du Roi et de sa fille symbolise la désagrégation de la Culture; et d'autre part la destruction des forces maléfiques, c'est-à-dire anti-culturelles, actualisée par la délivrance de la princesse. Les flèches verticales ascendantes S'2  S1 et S'1 S2 sont des sélections ou deixis qui désignent un représentant typique dans l'ensemble assez flou défini par la négation d'un concept: le Roi, représentant la Ville et donc la Culture; et le Dragon, représentant les forces chtoniennes, et donc la Nature. L'objet O est un point mobile passant de sommet en sommet.

Thom analyse le mythe en quatre phases que voici:

1)  S1  S'1: Sortie de la Ville, la fille du Roi disparaît dans la Nature.

2)  S'1  S2: La fille du Roi est capturée par le Dragon.

3)  S2  S'2: Le Dragon est tué par saint Georges qui délivre la fille du Roi.

4)  S'2  S1: Saint Georges ramène la fille du roi à son père.

Il y a trois niveaux d'interprétation: le niveau de l'objet de valeur qui circule mais qui n'est pas un actant; le niveau des actants, c'est-à-dire d'un sujet et d'un anti-sujet qui ont une relation polémique, leur conflit pour la possession d'un objet; le troisième niveau de la sémantique fondamentale, qui oppose deux puissances (S1 et S2) antagonistes et indestructibles (contrairement aux actants qui peuvent naître et mourir): Greimas les appelle "sèmes" et Thom les nomme "prégnances".

Thom propose une analyse du premier niveau, mais de façon hétérogène. Ainsi, le troisième épisode du mythe n'est pas réductible à un transfert de l'objet de valeur, mais consiste surtout en une confrontation du sujet avec l'anti-sujet qu'il détruit. La description de Thom n'a donc pas la régularité du schéma actantiel de Greimas qui, par une suite de conjonctions et de disjonctions, représente directement les transferts successifs de l'objet de valeur et indirectement le conflit du sujet et de l'anti-sujet.

D'autre part, alors que les forces chtoniennes de la Nature ont pour unique représentant le Dragon, la Culture est doublement représentée par le Roi et par le héros, que ce soit chez Thom ou chez Greimas qui distingue, en principe, le Roi comme destinateur et le héros comme sujet, mais qui dans son schéma actantiel les représente tous les deux par le seul symbole S, assimilant le Roi à un sujet dépossédé.

Thom cherche une solution au problème du côté de la genèse des actants. En effet, le héros, contrairement au Roi et au Dragon, paraît surgir sur la seconde diagonale, c'est-à-dire lors de la descente catastrophique de S2 à S'2: de l'excès du Mal naîtrait le héros qui rétablira par ses exploits le règne du Bien. Mais d'une part il reste à retracer la genèse du roi et du dragon; et d'autre part il est problématique que les forces du Mal engendrent un héros plutôt qu'un anti-roi dont le héros n'a manifestement pas la fonction.

La résolution peut se trouver dans le fait que, dans le mythe de saint Georges, le dragon occupe la place de l'anti-roi, anti-roi que l'analyse de Thom peut dévoiler la genèse.

Pour récapituler, la première diagonale correspond à l'effondrement de la culture (victoire du Mal), qui entraîne la dissolution de la société, et que Greimas représente judicieusement par la disjonction du Roi et de sa fille. La première flèche ascendante correspond à la sélection d'un représentant dans la Nature (S2): elle consiste donc à concentrer tout le Mal, diffus dans la société, en un point saillant, le Dragon, transgresseur qui a enlevé par la force la fille du roi, et qu'on peut, pour cette raison, formaliser par la conjonction de l'anti-sujet et de l'objet de valeur. Cette sélection est une deixis, ce qui peut être associé à la relation du prédateur à sa proie qui constitue un principe ontologique pour Thom, et donc à la chasse collective, première des activités humaines, la deixis archétypale étant le geste de pointer du doigt en direction du gibier. La première deixis du carré sémiotique serait donc la désignation par la foule d'un "anti-roi", c'est-à-dire d'une victime émissaire qui concentrerait sur elle seule tout le mal disséminé dans la Ville, et qui ainsi ferait figure de monstre. La deuxième diagonale descendante correspond à la destruction (ou à la chute) du monstre, c'est-à-dire à la mort de la victime émissaire, suppôt du Mal, tout comme la première diagonale correspondait à la destruction (ou à l'effondrement) de la Culture et du lien social (et symboliquement la mort du Roi). Et de même que la dissolution de la Culture était formalisée dans le schéma actantiel par la disjonction du Roi et de sa fille, la disparition du monstre est à son tour formalisée par la disjonction du Dragon et de la princesse. Dans la plupart des récits et des représentations picturales du mythe, cet épisode crucial est figuré par l'affrontement violent du héros et du monstre, c'est-à-dire du sujet et de l'anti-sujet, qui aboutit à l'élimination de ce dernier. Or on ne trouve pas la présence du héros (ou du sujet) sur la deuxième diagonale du schéma actantiel, comme si celui-ci était à cet égard incomplet. Cependant, comme si le schéma actantiel était déjà saturé, il est impossible d'y intégrer le héros, qui ne saurait représenter la Culture, déjà représentée par le Roi, ni encore moins la Nature.

La résolution de cette dernière difficulté peut mener à une solution partielle de la précédente. La seconde flèche ascendante constitue une seconde deixis qui boucle le schéma du carré sémiotique et correspond superficiellement au retour de la princesse à la Cour et plus profondément au rétablissement du pouvoir légitime que ce même retour symbolise. Cette seconde deixis représente la désignation du roi, tout comme la première représentait la désignation de la victime émissaire monstrueuse. Elle trace la voie du rite d'intronisation qui permet à un homme d'accéder à la royauté. Or un tel homme ne peut être que le héros: selon le schéma classique, après avoir vaincu le dragon (ou la mort initiatique) le héros (S) devient roi et épouse la princesse. Bref, le héros et le roi (ou plus exactement le nouveau roi) ne font qu'un, et le schéma actantiel de Greimas ne les confond pas, mais les identifie, tout comme il identifie à juste titre l'accès au trône et la conjonction avec la princesse par un mariage sacré, ce qui est accrédité par les travaux d'Hocart (1954).

Le héros (et futur roi, donc), quant à lui, apparaît sur le parcours S2  S'2  S1, et plus précisément entre S'2 et S1 (car en S2 on trouve un Dragon, en S1 un Roi, et entre S2 et S1, c'est-à-dire en S'2, le cadavre du Dragon). Tout se passe donc comme si le héros devenait roi en sortant du cadavre du monstre, ce qui constitue un thème récurrent des contes et la thèse hocartienne selon laquelle les premiers rois furent des rois morts. Tout se passe aussi comme si la victime émissaire se métamorphosait en roi, comme le suppose l'hypothèse girardienne du meurtre fondateur, qui serait elle aussi implicitement présente dans le carré sémiotique.

Mais bien que le schéma actantiel de Greimas identifie le héros et le Roi, on peut conclure qu'il faut distinguer la royauté et son titulaire: Roi et Dragon sont des sites occupés par des actants plutôt que des actants qui peuvent aller et venir entre ces sites. L'interprétation girardienne du carré sémiotique contribue à dégager les propriétés de la structure de profonde que Thom et Petitot soupçonnent derrière ses réalisations actantielles de surface. Thom remarque que la plupart de ces réalisations sont irréversibles et non cycliques, par exemple le Dragon qui est anéanti et disparaît en tant qu'actant. Il se demande s'il n'y a pas une structure profonde cyclique; or c'est une telle structure dynamique et cyclique que théorise Girard.

Bien que le carré sémiotique suggère le processus de sélection de la victime émissaire, ni le mécanisme du meurtre fondateur qui transforme la victime en roi, n'y sont directement représentés, voire même représentables, car le carré sémiotique est à la fois saturé et incomplet: saturé parce qu'il décrit adéquatement les structures narratives d'une classe particulière de contes, et incomplet parce que ces structures sont des formes superficielles et dégénérées de structures mythico-rituelles plus profondes dont elles procèdent.

En conclusion, certaines hypothèses de Girard appuient la thèse de Petitot, à savoir l'incapacité du carré sémiotique à saisir toutes les structures narratives, et surtout les structures mythico-rituelles pour lesquelles l'invocation de la plus complexe formule canonique du mythe de Lévi-Strauss.

 

 

 

Bibliographie

Girard René, 1972, La violence et le sacré, Paris, Grasset.

Girard René, 1985, La route antique des hommes pervers, Paris, Grasset.

Greimas Algirdas, 1969, "Éléments d'une grammaire ...", dans L'homme, vol. 9, n° 3, pp. 71-92.

Hocart Arthur-Maurice, 1954, Social origins, Londres, Watts.

Petitot Jean, 1985, Morphogenèse du sens, Paris, PUF.

Petitot Jean, 1985, Les catastrophes de la parole, Paris, Maloine.

Scubla Lucien, 1993, "Vers une anthropologie morphogénétique: Violence fondatrice et théorie des singularités", dans Le débat, n° 77, nov.-déc. 1993, pp.102-120, Paris, Gallimard.

Scubla Lucien, 1996, La forme canonique du mythe, thèse de doctorat sous la direction de Françoise Héritier-Augé..

Thom René, 1972, Stabilité structurelle et morphogenèse, Paris, InterÉditions.

Thom René, 1990, Apologie du logos, Paris, Hachette.

 

La théorie anthropologique girardienne illustre les structures développées par Thom.

La théorie thomienne de la stabilité structurelle permet de tester la théorie girardienne.

 

 

(Dimanche 5 mai 1996)