L'anthropologie morphogénétique selon Lucien Scubla
(Mécanisme
victimaire,
Introduction
Lucien
Scubla, philosophe et anthropologue au CREA depuis une quinzaine d'années, a
depuis longtemps le projet de fonder une théorie générale du sacrifice. Récemment,
il a présenté une thèse de doctorat sous la direction de l'ethnologue Françoise
Héritier-Augé, il a fait une critique complète de la forme canonique du mythe
proposée par Claude Lévi-Strauss.
Ici,
je m'attacherai à présenter deux comparaisons théoriques qu'il a étudiées:
d'une part celle des conceptions de René Girard, théoricien du mécanisme
victimaire avec les conceptions du mathématicien René Thom, connu pour sa théorie
des catastrophes, puis la comparaison de celles-ci avec le carré sémiotique de
Greimas.
La
première partie s'appuie sur un article que Lucien Scubla a publié en 1993
dans la revue Le débat intitulé:
"Vers une anthropologie morphogénétique: Violence fondatrice et théorie
des singularités". La seconde partie repose sur un bref interlude de sa thèse
de doctorat intitulé: "Saint Georges et le dragon (carré sémiotique et mécanisme
victimaire)".
1. Théorie des catastrophes et mécanisme victimaire1.1. Les convergences épistémologiques de Thom et Girard
Lucien
Scubla, dans l'article où il confronte les théories de Thom en mathématiques
(théorie des catastrophes) et de Girard en anthropologie (théorie de la
violence fondatrice), fait d'abord le point sur leurs convergences
philosophiques:
1.
Tous deux prônent la création de théories qui expliquent la genèse des
structures discontinues stables par leur émergence d'une continuité indifférenciée.
Ils reprochent tous deux au structuralisme de se donner une discontinuité toute
faite et de négliger la dimension temporelle.
2.
Tous les deux situent la morphogenèse dans le conflit, et dans leurs livres
initialement parus en 1972, La violence et
le sacré pour René Girard et Stabilité
structurelle et morphogenèse pour René Thom, citent le fragment 57 d'Héraclite
d'Éphèse: "Le combat est père de tout, roi de tout. Les uns, il les
produit comme des dieux, les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves,
les autres libres.". Ils voient, dans la violence de la relation du prédateur
et de la proie selon René Thom et dans la violence de la relation du
sacrificateur et de la victime selon René Girard, l'origine des structures
sociales, alors que le structuralisme méconnaît la violence et ne reconnaît
que des relations et des oppositions logiques binaires.
3.
Tous les deux prônent une épistémologie réaliste, et s'opposent au
nominalisme comme au positivisme, et soutiennent que la compréhension des phénomènes
est permise ou facilitée non par la distanciation du scientifique, mais par une
tentative de vivre de l'intérieur le destin de la victime sacrificielle ou le
psychisme d'un animal.
4.
Par conséquent, ils appuient une pensée analogique. Selon Thom, la
formalisation d'une analogie en établit la validité, et les mêmes mécanismes
structurent la nature et les sociétés. Selon Girard, parce qu'il y a eu des théories
générales construites à partir d'analogies trop rapides, les anthropologues
empiristes et relativistes croient qu'il est scientifique d'éviter les
analogies, et dédaignent par exemple l'analogie entre la figure du roi et celle
du bouc émissaire, ou entre le cannibalisme rituel et le sacrifice d'humains.
Avec
ces conceptions, tous les deux brocardent les paradigmes les plus établis. René
Thom, en aristotélicien, reproche à la biologie moléculaire et au darwinisme
l'abandon des recherches sur la morphogenèse et de la régulation des formes
globales. René Girard, en durkheimien, reproche à la psychanalyse et au
structuralisme de Lévi-Strauss de réduire l'ethnologie à une psychologie en
tentant d'expliquer la régulation des structures sociales par des
microstructures déjà présentes dans l'esprit humain. René Girard allie Freud
et Lévi-Strauss en remplaçant l'événement singulier que constitue le meurtre
du père de la horde primitif par le mécanisme universel que constitue la
polarisation de la violence sur une victime émissaire. 1.2. Centre organisateur et déploiement universel
René
Thom, s'il refuse le réductionnisme, n'en refuse pas moins le holisme, et
s'efforce d'expliquer localement les structures globales. Sa théorie des
catastrophes repose sur des fonctions continues ayant des points singuliers qui
constituent des ruptures de régularité. Par exemple, la fonction y = x2
décroît régulièrement jusqu'au point singulier (0, 0) pour croître régulièrement
après. La courbe y = x3
a le même point singulier, le seul où la tangente à la courbe traverse
celle-ci; et son déploiement universel y = x3
+ ux évolue différemment selon la valeur de u; si u > 0, le point singulier
devient de moins en moins critique, et si u < 0, deux points singuliers
apparaissent: un maximum auquel un peut associer un équilibre instable et un
minimum avec un équilibre stable. Un point d'inflexion est instable parce que
surdéterminé, mais selon René Thom, qui reprend les principes métaphysiques
d'Aristote, l'instabilité tend vers la stabilité, voire aspire à elle, tout
comme la matière aspire à la forme; et le changement est un passage de la
puissance à l'acte. Le point singulier, comme l'avait noté Leibniz, détermine
toutes les bifurcations de la courbe et de ses transformations. Le déploiement
s'opère à partir de lui. On peut par exemple voir ainsi la théorie du big
bang ou le schéma de base de la théorie quantique selon lequel une particule
localisée s'étale en une onde qui occupe immédiatement tout l'espace.
Thom
s'explique l'isomorphisme de la cosmologie scientifique et des cosmogonies
mythiques. Par contre, Lévi-Strauss a du mal à renoncer à l'autonomie de la
pensée mythique et ne reconnaît qu'un intérêt pédagogique aux analogies
faites par les physiciens.
Bien
sûr, les mythes ne sont pas des descriptions scientifiques et, comme l'a
remarqué l'anthropologue Arthur-Maurice Hocart, lorsqu'ils parlent du Ciel et
de la Terre, c'est toujours de l'humain et de sa société qu'il s'agit. Mais si
Lévi-Strauss a voulu séparer, voire opposer, rite et mythe, Hocart, au
contraire, définissait le mythe comme une description des rites présents et
passés.
1.3.
La victime émissaire et le meurtre fondateur comme singularité
structurante et centre organisateur
De
nos jours, René Girard soutient une conception similaire à celle d'Hocart: le
sacrifice, en tant que destruction rituelle d'un être vivant (la victime
sacrificielle), serait la répétition périodique d'un meurtre collectif
spontané (le meurtre fondateur), qui a momentanément purgé les humains de
leur violence en la dirigeant sur un seul d'entre eux (la victime émissaire)
sous l'effet du mécanisme de convergence de l'imitation de leurs actes (le mécanisme
victimaire).
L'imitation
entre les personnes explique l'apparition de conflits pour la possession d'un même
objet qui disparaît peu à peu du centre de leur attention; elle explique aussi
que l'imitation du conflit lui-même polarise la violence sur une même victime
qui réifie cette violence en s'interposant entre eux comme un objet
transcendant. L'imitation fait donc osciller la société entre les deux phases
opposées: l'indifférenciation qui engendre la crise sacrificielle, et le
retour aux différences par sa résolution violente.
La
théorie anthropologique girardienne illustre les structures développées par
Thom. La victime émissaire constitue une singularité structurante et apparaît
donc comme un centre organisateur dans la foule indifférenciée des rivaux qui
s'imitent; et sa disparition va faire se déployer les rites, les interdictions,
les structures sociales et les règles culturelles.
Engendrée
par la disparition des différences et concentrant sur elle la violence qui
s'est propagée dans la société, considérée comme l'origine démoniaque de
tous les désordres autant que comme l'origine divine de la réconciliation conséquente
à sa mise à mort, elle a l'aspect d'un double monstrueux, comme une singularité
locale surdéterminée. Par exemple, elle est à la fois intérieure et extérieure
à la communauté: intérieure aussi bien comme victime émissaire haïe que
comme un ami secourable, et extérieure aussi bien comme une divinité bénie
que comme un ennemi. C'est ce qui se passe pour les prisonniers Tupinamba qui
sont à la fois parents par alliance et hors caste, honorés et méprisés. Des
oursons sont adoptés très jeunes par les Aïnous et sont élevés au sein et
élevés comme des humains avant d'être malmenés et immolés. La préparation
sacrificielle vise à identifier les victimes au double monstrueux auxquelles
elles sont substituées. Le roi sacré est considéré comme un étranger,
incestueux et cannibale et comme un chef vénéré, comme un objet précieux et
ordurier. Les têtes que les Jivaros chassent pour les réduire doivent être prélevées
dans un groupe le plus éloigné de celui qui effectue le rite, à la fois le
plus étranger sans l'être totalement, et la tête est de façon contradictoire
qualifiée de consanguin, donneur de femmes, épouse du meurtrier, embryon, etc. 1.4. Déploiement des singularités et dédoublement rituel
René
Girard explique la diversité des rites, des interdictions et autres
institutions sociales émergeant d'un mécanisme unique par son ambivalence: une
fois la crise résolue, la communauté s'efforce d'éviter par des interdictions
les comportements qui l'ont enclenché; et elle s'efforce aussi de reproduire
rituellement les comportements qui ont déclenché le mécanisme réconciliateur.
Et une méconnaissance de tous les aspects foisonnants de ce qui s'est passé
produit aussi les variations institutionnelles. Il pourra donc y avoir autant de
types de sociétés qu'il y aura de façons d'associer des interdictions et des
rites. Ainsi René Girard attribue les variations morphogénétiques plus à une
pensée religieuse qu'au mécanisme victimaire lui-même.
Or,
à partir des travaux de René Thom, on peut supposer qu'étant instable, le mécanisme
victimaire lui-même, tend à se stabiliser. Or, si le point d'inflexion de la
courbe x3
+ ux peut soit disparaître, soit se dédoubler en deux singularités, ce type
de dédoublement est central dans les sociétés. Par exemple, il y a un dédoublement
théologique de la victime émissaire en divinité bénéfique et démon maléfique
(le Diable et le bon Dieu en occident, les déesses carnivores et les dieux végétariens
en Inde, etc.).
Il
y a le dédoublement rituel de la victime sacrificielle: les Nuer et de nombreux
peuples africains séparent la partie pure et la partie impure de la victime
coupée en deux; les deux boucs du Lévitique
(xvi, 5-10) sont séparés, l'un offert à Iahvé en sacrifice d'expiation,
l'autre envoyé vers Azazel, dans le désert où il sera précipité dans le
vide du haut d'une falaise; les Dogon des deux autels du Lébé sont associés
aux deux serpents dans lequel l'ancêtre s'est réincarné après son sacrifice:
l'autel intérieur, pur, sur lequel on sacrifie un mouton en présence du hogon,
et l'autel extérieur, impur (et qui rappelle la mort mythique du Lébé), sur
lequel on égorge une chèvre en présence du forgeron; en Inde, des sacrifices
non sanglants sont offerts par les hautes castes aux dieux végétariens, et des
sacrifices sanglants sont offerts par les basses castes aux déesses carnivores
et effectués par les intouchables. Il y a donc aussi, avec la fission du
proto-sacrifice, un dédoublement de la fonction rituelle entre des
sacrificateurs activant sa composante meurtrière et d'autres sa composante
pacificatrice.
Avant
Girard, Hocart (1954:141) avait repéré la racine sacrificielle de la royauté,
les premiers rois étant immolés, et si un de ces rois a la vie sauve, si la
mise à mort est différée et qu'il assoit son pouvoir lors du délai
sacrificiel, il pourra exercer son pouvoir royal jusqu'à empêcher son meurtre.
Il y a une double royauté qui réunit et oppose un roi-prêtre ou législateur,
associé au ciel paisible, et symbolisé par un sceptre, et un roi-guerrier,
associé à la terre turbulente, symbolisé par une lance.
Il
y a aussi le dédoublement spatial. Par exemple, chez les Jukun, la résidence
royale, nommée "la hutte des menstrues", est diamétralement opposée
à un site qui se nomme "le peuple chasse le roi"!
D'autre
part, Hocart repérait un dédoublement à partir d'un même noyau entre les
rites d'initiation, propices aux comportements violents et dévolus au peuple,
et les rites d'installation du roi ou du prêtre, propices à des comportements
hiératiques et réservés à une élite. Cela expliquerait la diversification
des rites et l'émergence d'une stratification sociale.
Là
où Girard supposait deux opérations différentes à l'origine des rites et des
interdictions, on peut invoquer le dédoublement rituel: il est interdit au roi
de regarder la victime émissaire et il est interdit au sacrificateur de toucher
à une arme et au roi-guerrier de faire un sacrifice. Girard oppose les royautés
centralisées à des organisations dualistes acentrées qui seraient moins
tributaires du système victimaire que les monarchies sacrées. Or on peut faire
l'hypothèse de l'origine du système dualiste dans le dédoublement à partir
du meurtre fondateur. par exemple, chez les Bororo, le sorcier de la moitié tugaré
et le prêtre de la moitié cera
symbolisent les deux faces, nocturne et diurne de la victime émissaire. 1.5. La divergence ontologique de Girard et Thom
Il
y a une divergence philosophique entre Girard et Thom. Girard n'accepte des
conceptions d'Héraclite que le mobilisme du flux permanent et du conflit
structurant, alors que Thom retient aussi celle d'un logos régulateur, à
rapprocher d'une idée platonicienne ou d'une forme aristotélicienne, ce que récuse
Girard, dans son aversion envers tous les essentialismes.
Scubla,
qui remarque que Girard avait rendu hommage à Michel Serres pour son livre sur
la physique de Lucrèce confrontée à la mécanique des fluides et à la théorie
victimaire, rapproche l'ontologie girardienne de l'ontologie épicurienne elle-même.
Selon Épicure, la diversité des êtres est engendrée non par des principes préexistants
faisant émerger des régularités, mais uniquement par les collisions réitérées
d'atomes se déplaçant dans un espace absolument vide d'autre chose. De même
pour Girard l'ensemble des imitations entres les sujets suffit à engendrer
l'ensemble des structures sociales et culturelles, sans aucun attracteur.
Selon
Thom, la morphogenèse n'est pas une création ex nihilo, mais la production de
formes dans un domaine préstructuré. De là suit que Scubla propose en termes
aristotéliciens de considérer la violence unanime du meurtre fondateur comme
une cause efficiente de la morphogenèse culturelle, mais non comme une cause
formelle de celle-ci.
Puisqu'une
cause efficiente dans un pur espace vide ne peut rien produire, la genèse tout
comme l'existence de formes stables reste totalement inexplicable avec une
ontologie girardienne ou épicurienne. Des phénomènes triviaux y restent mystérieux:
ainsi une goutte ne peut faire déborder un vase que parce qu'il était déjà
plein; un coup de marteau peut suffire à détruire un ordinateur, mais non à
le construire. Or, avec une conception aristotélicienne qu'on trouve dans la théorie
des catastrophes, une formule comme "petites causes, grands effets"
devient compréhensible.
Mais
parfois Girard se rapproche d'une conception thomienne: lorsqu'il évoque un dédoublement
rituel en un roi divin et un bouc émissaire dans maintes monarchies sacrées,
il remarque que certaines n'ont qu'une des deux phases: soit la phase hiératique
centrée sur le roi divin, soit la phase violente centrée sur le bouc émissaire,
ce qu'il généralise ainsi:
"à
Ici,
Girard n'impute pas la morphogenèse à la rivalité imitative, mais à une
disjonction spontanée des deux phases. Il invoque le vocabulaire prigoginien
des bifurcations mais se méfie de la notion d'attracteur qui évoque pour lui
un retour du platonisme. Pour lui, il n'y a pas de typologie possible, car l'éventail
des formes possibles est continu.
Or
la diversité des formes culturelles, dans un processus cyclique d'indifférenciation
et de redifférenciation autour d'un unique point fixe, ne peut provenir que de
l'extérieur. Par exemple, elles diffèrent lorsque les humains capturent des
vaches domesticables plutôt que des ours qui ne le sont pas.
Un
autre exemple illustre cela, celui des pratiques à des fins médico-rituelles
de la vaccination et de la saignée. Si la vaccination s'est perpétuée dans la
médecine moderne, ce n'est pas par hasard, mais parce qu'elle est plus efficace
démographiquement et se conforme à des principes de régulation communs aux
organismes et aux sociétés, et est donc socialement plus stable que la saignée.
En
bref, Girard fait une erreur en affirmant qu'il est impossible de circonscrire
des processus dynamiques avec un système d'archétypes. Pour rendre compte des
formes stables qu'isolent la psychanalyse et le structuralisme et que Girard
relie dynamiquement, il faut avoir recours non au platonisme simpliste dénoncé
par Girard mais aussi par Platon, mais au platonisme exposé dans le Timée, et qui comme la théorie des catastrophes, se préoccupe de
la morphogenèse.
2. Carré sémiotique et mécanisme victimaire
S1
S2
S'2
S'1
Culture - Ville
Nature - Forces chtoniennes
Roi
Dragon
S O
S O
désignation
désignation
du
de la
Roi
victime émissaire
S O
S O
mort du Dragon
dissolution de la culture
("meurtre fondateur")
("crise sacrificielle")
La
théorie sémiotique d'Algirdas Greimas a consisté, avec l'appui des travaux de
Propp et de Lévi-Strauss, à dériver un schéma actantiel et un parcours
narratif, à partir d'une opposition sémantique entre deux valeurs antagonistes
S1/S2 qui correspondent fonctionnellement aux deux termes contraires du carré
logique classique d'Aristote interprétés comme les deux termes d'une
opposition binaire structuraliste.
Trois
théoriciens du carré sémiotique: Algirdas Greimas (1969:87), Jean Petitot
(1985:242) et René Thom (1990:76-68) ont tenté d'y circonscrire la légende de
saint Georges et du dragon.
Selon
Greimas, dans les contes russes analysés par Propp comme dans la légende de
saint Georges, il y a circulation d'un objet de valeur (O), la société subit
un manque, le traître ravit la fille du roi et la transfère ailleurs afin de
la cacher; le héros trouve quelque part la fille du roi et la rend à ses
parents.
Le
schéma de Thom diffère de celui de Greimas et Petitot en ceci que Thom reste
plus proche de la structure du carré logique qui en fait selon lui tout l'intérêt,
et ne constitue pas juste un motif initial.
La
culture (S1) est à l'angle supérieur gauche du carré, avec en dessous (S'2),
ce qui n'est pas naturel, la Nature (S2) est à l'angle supérieur droit, avec
en dessous (S'1), qui représente ce qui n'est pas culturel. Les flèches
diagonales S1 S'1 et S2
S'2 décrivent des changements catastrophiques: d'une part la séparation
du Roi et de sa fille symbolise la désagrégation de la Culture; et d'autre
part la destruction des forces maléfiques, c'est-à-dire anti-culturelles,
actualisée par la délivrance de la princesse. Les flèches verticales
ascendantes S'2 S1 et S'1 S2 sont
des sélections ou deixis qui désignent un représentant typique dans
l'ensemble assez flou défini par la négation d'un concept: le Roi, représentant
la Ville et donc la Culture; et le Dragon, représentant les forces chtoniennes,
et donc la Nature. L'objet O est un point mobile passant de sommet en sommet.
Thom
analyse le mythe en quatre phases que voici:
1) S1 S'1: Sortie
de la Ville, la fille du Roi disparaît dans la Nature.
2) S'1 S2: La fille
du Roi est capturée par le Dragon.
3) S2 S'2: Le
Dragon est tué par saint Georges qui délivre la fille du Roi.
4) S'2 S1: Saint
Georges ramène la fille du roi à son père.
Il
y a trois niveaux d'interprétation: le niveau de l'objet de valeur qui circule
mais qui n'est pas un actant; le niveau des actants, c'est-à-dire d'un sujet et
d'un anti-sujet qui ont une relation polémique, leur conflit pour la possession
d'un objet; le troisième niveau de la sémantique fondamentale, qui oppose deux
puissances (S1 et S2) antagonistes et indestructibles (contrairement aux actants
qui peuvent naître et mourir): Greimas les appelle "sèmes" et Thom
les nomme "prégnances".
Thom
propose une analyse du premier niveau, mais de façon hétérogène. Ainsi, le
troisième épisode du mythe n'est pas réductible à un transfert de l'objet de
valeur, mais consiste surtout en une confrontation du sujet avec l'anti-sujet
qu'il détruit. La description de Thom n'a donc pas la régularité du schéma
actantiel de Greimas qui, par une suite de conjonctions et de disjonctions, représente
directement les transferts successifs de l'objet de valeur et indirectement le
conflit du sujet et de l'anti-sujet.
D'autre
part, alors que les forces chtoniennes de la Nature ont pour unique représentant
le Dragon, la Culture est doublement représentée par le Roi et par le héros,
que ce soit chez Thom ou chez Greimas qui distingue, en principe, le Roi comme
destinateur et le héros comme sujet, mais qui dans son schéma actantiel les
représente tous les deux par le seul symbole S, assimilant le Roi à un sujet dépossédé.
Thom
cherche une solution au problème du côté de la genèse des actants. En effet,
le héros, contrairement au Roi et au Dragon, paraît surgir sur la seconde
diagonale, c'est-à-dire lors de la descente catastrophique de S2 à S'2: de
l'excès du Mal naîtrait le héros qui rétablira par ses exploits le règne du
Bien. Mais d'une part il reste à retracer la genèse du roi et du dragon; et
d'autre part il est problématique que les forces du Mal engendrent un héros
plutôt qu'un anti-roi dont le héros n'a manifestement pas la fonction.
La
résolution peut se trouver dans le fait que, dans le mythe de saint Georges, le
dragon occupe la place de l'anti-roi, anti-roi que l'analyse de Thom peut dévoiler
la genèse.
Pour
récapituler, la première diagonale correspond à l'effondrement de la culture
(victoire du Mal), qui entraîne la dissolution de la société, et que Greimas
représente judicieusement par la disjonction du Roi et de sa fille. La première
flèche ascendante correspond à la sélection d'un représentant dans la Nature
(S2): elle consiste donc à concentrer tout le Mal, diffus dans la société, en
un point saillant, le Dragon, transgresseur qui a enlevé par la force la fille
du roi, et qu'on peut, pour cette raison, formaliser par la conjonction de
l'anti-sujet et de l'objet de valeur. Cette sélection est une deixis, ce qui
peut être associé à la relation du prédateur à sa proie qui constitue un
principe ontologique pour Thom, et donc à la chasse collective, première des
activités humaines, la deixis archétypale étant le geste de pointer du doigt
en direction du gibier. La première deixis du carré sémiotique serait donc la
désignation par la foule d'un "anti-roi", c'est-à-dire d'une victime
émissaire qui concentrerait sur elle seule tout le mal disséminé dans la
Ville, et qui ainsi ferait figure de monstre. La deuxième diagonale descendante
correspond à la destruction (ou à la chute) du monstre, c'est-à-dire à la
mort de la victime émissaire, suppôt du Mal, tout comme la première diagonale
correspondait à la destruction (ou à l'effondrement) de la Culture et du lien
social (et symboliquement la mort du Roi). Et de même que la dissolution de la
Culture était formalisée dans le schéma actantiel par la disjonction du Roi
et de sa fille, la disparition du monstre est à son tour formalisée par la
disjonction du Dragon et de la princesse. Dans la plupart des récits et des
représentations picturales du mythe, cet épisode crucial est figuré par
l'affrontement violent du héros et du monstre, c'est-à-dire du sujet et de
l'anti-sujet, qui aboutit à l'élimination de ce dernier. Or on ne trouve pas
la présence du héros (ou du sujet) sur la deuxième diagonale du schéma
actantiel, comme si celui-ci était à cet égard incomplet. Cependant, comme si
le schéma actantiel était déjà saturé, il est impossible d'y intégrer le héros,
qui ne saurait représenter la Culture, déjà représentée par le Roi, ni
encore moins la Nature.
La
résolution de cette dernière difficulté peut mener à une solution partielle
de la précédente. La seconde flèche ascendante constitue une seconde deixis
qui boucle le schéma du carré sémiotique et correspond superficiellement au
retour de la princesse à la Cour et plus profondément au rétablissement du
pouvoir légitime que ce même retour symbolise. Cette seconde deixis représente
la désignation du roi, tout comme la première représentait la désignation de
la victime émissaire monstrueuse. Elle trace la voie du rite d'intronisation
qui permet à un homme d'accéder à la royauté. Or un tel homme ne peut être
que le héros: selon le schéma classique, après avoir vaincu le dragon (ou la
mort initiatique) le héros (S) devient roi et épouse la princesse. Bref, le héros
et le roi (ou plus exactement le nouveau roi) ne font qu'un, et le schéma
actantiel de Greimas ne les confond pas, mais les identifie, tout comme il
identifie à juste titre l'accès au trône et la conjonction avec la princesse
par un mariage sacré, ce qui est accrédité par les travaux d'Hocart (1954).
Le
héros (et futur roi, donc), quant à lui, apparaît sur le parcours S2 S'2 S1, et plus
précisément entre S'2 et S1 (car en S2 on trouve un Dragon, en S1 un Roi, et
entre S2 et S1, c'est-à-dire en S'2, le cadavre du Dragon). Tout se passe donc
comme si le héros devenait roi en sortant du cadavre du monstre, ce qui
constitue un thème récurrent des contes et la thèse hocartienne selon
laquelle les premiers rois furent des rois morts. Tout se passe aussi comme si
la victime émissaire se métamorphosait en roi, comme le suppose l'hypothèse
girardienne du meurtre fondateur, qui serait elle aussi implicitement présente
dans le carré sémiotique.
Mais
bien que le schéma actantiel de Greimas identifie le héros et le Roi, on peut
conclure qu'il faut distinguer la royauté et son titulaire: Roi et Dragon sont
des sites occupés par des actants plutôt que des actants qui peuvent aller et
venir entre ces sites. L'interprétation girardienne du carré sémiotique
contribue à dégager les propriétés de la structure de profonde que Thom et
Petitot soupçonnent derrière ses réalisations actantielles de surface. Thom
remarque que la plupart de ces réalisations sont irréversibles et non
cycliques, par exemple le Dragon qui est anéanti et disparaît en tant
qu'actant. Il se demande s'il n'y a pas une structure profonde cyclique; or
c'est une telle structure dynamique et cyclique que théorise Girard.
Bien
que le carré sémiotique suggère le processus de sélection de la victime émissaire,
ni le mécanisme du meurtre fondateur qui transforme la victime en roi, n'y sont
directement représentés, voire même représentables, car le carré sémiotique
est à la fois saturé et incomplet: saturé parce qu'il décrit adéquatement
les structures narratives d'une classe particulière de contes, et incomplet
parce que ces structures sont des formes superficielles et dégénérées de
structures mythico-rituelles plus profondes dont elles procèdent.
En
conclusion, certaines hypothèses de Girard appuient la thèse de Petitot, à
savoir l'incapacité du carré sémiotique à saisir toutes les structures
narratives, et surtout les structures mythico-rituelles pour lesquelles
l'invocation de la plus complexe formule canonique du mythe de Lévi-Strauss.
Bibliographie
Girard
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Paris, Grasset.
Girard
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pervers, Paris, Grasset.
Greimas
Algirdas, 1969, "Éléments d'une grammaire ...", dans L'homme, vol. 9, n° 3, pp. 71-92.
Hocart
Arthur-Maurice, 1954, Social origins,
Londres, Watts. Petitot Jean, 1985, Morphogenèse du sens, Paris, PUF. Petitot Jean, 1985,
Scubla
Lucien, 1993, "Vers une anthropologie morphogénétique: Violence
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Scubla
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Thom
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Thom
René, 1990, Apologie du logos, Paris,
Hachette.
(Dimanche 5 mai 1996) |