Langage
et sacré
(À
propos des sens opposés des mots primitifs)
"Pour étrange que puisse paraître le fait que des hommes tuent un être considéré comme un bienfaiteur et un dieu, il importe de s'habituer à cette idée, car elle est fondamentale" (Hocart, 1978, p. 127)
"La connaissance rationnelle et logique ("homogène") ne se constitue qu'après un refoulement préalable. Bataille assigne ainsi à la structure sociale et à la connaissance un fonctionnement identique reposant sur l'exclusion. Ce que la conscience, et donc la connaissance, ne peuvent pas concevoir, cet aspect précisément impensable de la réalité, constitue "la différence non explicable". Cette dimension oubliée du réel travaille et la structure sociale (sous la forme des forces "hétérogènes") et le psychisme individuel (l'inconscient de la psychanalyse)." (Fourny, 1988, p. 65)
"[...] l'idée centrale est bien que la connaissance et la communauté ne peuvent se constituer qu'après un refoulement, sorte de séparation primordiale, traduits par cette différence "non logique" ou "non explicable". Ce domaine fermé à la pensée logique comprend donc l'ensemble des comportements irrationnels, l'abject et l'horreur dont nous ne pouvons même pas parler, la violence, enfin. Il faudrait certainement tout un livre pour montrer que le registre du réel de Lacan se confond avec tout ce que recouvre la "différence non explicable" de Bataille." (Fourny, 1988, p. 66)
Introduction
Pour
des auteurs tels Durkheim, la religion était à l'origine de toutes les
institutions humaines: "Presque toutes les grandes institutions sociales
sont nées de la religion" ("Les formes élémentaires de la vie
religieuse"). Il disait "presque" car il ajoutait: "Une
seule forme de l'activité sociale n'a pas encore été rattachée expressément
à la religion, c'est l'activité économique". Mais là n'est pas notre
sujet. On se demandera ici ce qu'il en est du langage dans cette perspective
abordée successivement par des théoriciens comme Robertson Smith, Sigmund
Freud, Georges Bataille, Hocart, René Girard. Nous partirons de ce dernier
auteur car il parvient à une articulation plus large du sacré avec d'autres
domaines, en particulier en le rattachant au désir et à son mimétisme, et à
la biologie. Il s'agira ensuite de décrire le processus social qui expliquerait
la naissance d'un langage sacré ambivalent puis d'expliquer comment et pourquoi
cette ambivalence se neutralise dans l'évolution des sociétés.
Plan
I.
Le mimétisme et ses enracinements biologiques
II.
La crise sacrificielle
III.
Naissance d'un langage sacré ambivalent
IV.
Quelques exemples commentés
V.
"Désambivalence" du langage sacré
I.
Le mimétisme et ses enracinements biologiques
Selon
René Girard, le moteur du fondement des sociétés est l'imitation. Pour les
animaux il peut y avoir des freins génétiques à leurs luttes intestines. Pour
l'humain c'est impossible car l'évolution des outils est plus rapide que l'évolution
génétique: en effet, l'humain ne peut pas maîtriser les effets violents de la
rivalité à cause de l'utilisation d'armes artificielles, car comme l'évolution
des outils est plus rapide que l'évolution génétique, il ne peut pas y avoir
d'instincts propres à contrôler l'usage des pierres et autres armes. Au
contraire, chez les animaux il est rare qu'un combat intraspécifique soit
mortel.
Cependant,
il y a un avantage évolutif à l'imitation: celui qui est capable d'imiter des
comportements pourra disposer d'un répertoire beaucoup plus grand que celui qui
n'est capable que de répéter des programmes précis, codés génétiquement.
Le mimétisme jouerait le rôle d'une règle abstraite, expression ouverte, aux
variables de laquelle un grand nombre de comportements pourraient être substitués.
L'apprentissage
par imitation est une procédure de type essais et erreurs, beaucoup plus fécond
que l'apprentissage par répétition, uniquement renforçateur. D'ailleurs,
selon René Girard, "il n'y a rien ou presque dans les comportements
humains qui ne soit appris et tout apprentissage se ramène à l'imitation. Si
les hommes, tout à coup, cessaient d'imiter, toutes les formes culturelles s'évanouiraient.
Les neurologues nous rappellent fréquemment que le cerveau humain est une énorme
machine à imiter." Et effectivement, un biologiste comme Jacques Monod écrit:
"C'est le puissant développement et l'usage intensif de la fonction de
simulation qui me paraissent caractériser les propriétés uniques du cerveau
de l'Homme. Cela au niveau le plus profond des fonctions cognitives, celui sur
quoi le langage repose et qu'il n'explicite qu'en partie." (Monod, 1970, p.
194)
D'ailleurs,
Jacques Lacan avait repéré la relation triangulaire et non pas bipolaire du désir:
"Le sujet n'a pas un rapport duel avec un objet qui est en face de lui,
c'est par rapport à un autre sujet que ses relations avec cet objet prennent
leur sens, et du même coup leur valeur. Inversement, s'il a des rapports avec
cet objet, c'est parce qu'un autre sujet que lui a aussi des rapports avec cet
objet, et qu'ils peuvent tous les deux le nommer, dans un ordre différent du réel."
(Lacan, 1978, p. 297).
D'ailleurs,
ce que Lacan appelle "la forclusion du nom du père" pourrait être
interprétée comme étant en fait la forclusion du nom du modèle, car les
humains ont tendance à éluder tout ce qui menace leur certitude d'agir et de
penser en individus autonomes. Car on veut oublier que "la part manquante
de l'autonomie et de la maturité psychique, cette défaillance si pénible à
vivre, on la cherche vainement, et à jamais, dans l'Autre" (Meisner-Blau,
1993, p. 30). La psychanalyse considère le père comme le paradigme des autres
cas, alors qu'il peut être plutôt un cas, un modèle parmi d'autres. De même,
en anticipant sur la suite, nous dirons que n'étant pas l'objet privilégié du
meurtre fondateur qu'a désigné Freud dans Totem
et tabou, lui et son nom ne sont qu'une des possibilités de l'exclusion.
II.
La crise sacrificielle
Les
singes ont, parmi leurs instincts (le manger, le boire, l'instinct sexuel) un
instinct d'imitation, présent chez tous les mammifères supérieurs. Les
humains, à leur différence, sont caractérisés par un instinct mimétique
plus puissant, plus grand que chez les singes. Chez l'humain, une limite est dépassée:
la mimésis est assez forte pour renverser les freins instinctuels qui empêchent
le meurtre intraspécifique. Car il y a un lien entre mimésis et violence. Si
j'accomplis un geste tout simple, ce geste éveille chez l'autre le même geste
vers le même objet. Pour éviter le conflit il faut que l'un des deux cède ou
renonce à l'objet. Or, comme ce comportement est imitatif, ni l'un ni l'autre
ne peuvent céder puisque chacun s'attache à l'objet en proportion directe de
l'attachement de l'autre. L'intention ne vise rien de particulier, comme lorsque
tout en parlant on saisit, sans s'en rendre compte, un crayon. Mais comme je
suis moi-même un être mimétique, ma propre prise sur l'objet est renforcée
par les efforts que déploie l'autre pour s'en emparer.
En
fait, les sujets impliqués se désintéressent de l'objet pour être de plus en
plus fascinés l'un par l'autre, car chacun constitue pour l'autre l'obstacle
qui empêche d'atteindre l'objet. Les sujets vont donc chercher à s'entre-détruire.
Soit ils vont s'entre-tuer jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un seul, soit tous
vont se retrouver polarisés vers un même objet dans une rivalité de tous
contre tous. Si l'imitation dans l'appropriation divise, une fois qu'elle a dépassé
un certain seuil d'intensité et devient imitation de la violence, c'est-à-dire
une fois qu'on a perdu de vue l'objet, elle rassemble, parce que tous se
retrouvent polarisés contre un même adversaire. Le mimétisme qui divise au
niveau de l'appropriation est cumulatif au niveau de la destruction. On peut se
partager un ennemi, littéralement on peut communier sur un objet, on ne peut généralement
pas se partager la possession d'un même objet. Et la mise à mort de cet
adversaire unique par tous, scelle l'unité de la communauté, parce que tous
ont réussi à décharger contre un seul et en même temps leur furie meurtrière.
La communauté passe brutalement de la violence et de
l'excitation la plus totale à un calme parfait. Au cours du processus, il n'y a
ni intention de réconciliation, ni conscience de ce qui se passe. En fait,
c'est parce que chacun cherche toujours à tuer l'autre que le mécanisme
fonctionne, parce que tous ignorent que la violence est sans objet et résulte mécaniquement
du mimétisme. Aucun de ceux qui y sont pris ne comprend son fonctionnement.
C'est un processus social dans la mesure où il ne résulte pas directement des
dispositions instinctuelles, mais qu'il se réalise au niveau du groupe.
Cette
expérience de la crise mimétique, on peut supposer qu'elle est traumatisante
pour les humains, passant d'un paroxysme de furie meurtrière à un calme
parfait, le tout se déroulant dans l'incompréhension pour eux. On peut
supposer qu'ils se retrouvent dans un état de très grande attention
soudainement sans objet. Cette attention va se tourner sur le cadavre autour
duquel ils se sont rassemblés. La signification qui s'attachera à ce cadavre
est celle de cette expérience même avec toute l'incompréhension qui
l'entoure. C'est la signification de la crise, de son exaspération et de sa résolution
qui sera associée au cadavre. Une signification ambiguë, à la fois bénéfique
et maléfique.
La
méconnaissance caractéristique du mécanisme de résolution de la crise, que
le mythe perpétue, c'est que la crise et son dénouement échappent à la
volonté et à la responsabilité des humains, qu'elle est de juridiction
divine. Ce que le mythe cache, c'est que la violence est affaire purement
humaine. Il repousse dans l'au-delà du sacré l'ensemble des prescriptions et
les règles de l'organisation sociale qui visent à prévenir la violence. Le
sacré, c'est la violence expulsée hors de la communauté, transférée à cet
individu unique qu'est le héros fondateur ou le dieu. C'est ce qu'avait bien
repéré Georges Bataille:
"Le
sacré est ce bouillonnement prodigue de la vie que, pour durer, l'ordre des
choses enchaîne et que l'enchaînement change en déchaînement, en d'autres
termes en violence. Sans trêve il menace de briser les digues, d'opposer à
l'activité productrice le mouvement précipité et contagieux d'une consumation
de pure gloire. Le sacré est précisément comparable à la flamme qui détruit
le bois en le consumant. C'est ce contraire d'une chose qu'est l'incendie
illimité, il se propage, il irradie la chaleur et la lumière, il enflamme et
il aveugle, et celui qu'il enflamme et qu'il aveugle, à son tour, soudainement,
enflamme et aveugle." (Bataille, p. 71)
La
divinité n'est rien d'autre que la
violence expulsée une première fois et à laquelle, sous la forme de
sacrifices rituels, les humains offrent en pâture sa propre substance. Le
sacrifice réussi empêche la violence de redevenir immanente et réciproque, il
la renforce en tant que sacrée, c'est-à-dire extérieure, transcendante, bénéfique.
"Le monde divin est contagieux et sa contagion est dangereuse. En principe,
ce qui est engagé dans l'opération du sacrifice est comme une entrée en jeu
de la foudre: il n'est pas en principe de limite à l'embrasement."
(Bataille, p. 72)
Freud
aussi a bien repéré la centralité du sacrifice, tel qu'il est décrit par
exemple chez Smith: "Robertson Smith montre que le sacrifice sur l'autel
constituait la partie essentielle du rituel des religions anciennes. Il jouait
le même rôle dans toutes les religions, de sorte qu'on peut expliquer son
existence par des causes très générales et exerçant partout la même
action." (Freud, Totem et tabou)
Les
rites dérivent du sacrifice, du sacrifice premier, de la mise à mort de la
victime émissaire et de la réconciliation originelle. Eux aussi, à leur manière,
comme les mythes, remémorent l'événement originel de la crise. Mais ils le
remémorent en actes, et c'est sur le théâtre des corps qu'ils écrivent
l'histoire. Ils sont une mise en scène de ce qui s'est passé, ils visent à réactiver
les vertus bénéfiques de la résolution de la crise. Et pour ce faire ils
cherchent à reproduire les gestes qui ont amené son dénouement. En ce sens
tout rite est sacrificiel et culmine toujours dans le sacrifice, comme l'a bien
vu Georges Bataille à propos de la fête: "La fête assemble des hommes
que la consommation de l'offrande contagieuse (la communion) ouvre à un
embrasement toutefois limité par une sagesse de sens contraire: c'est une
aspiration à la destruction qui éclate dans la fête, mais c'est une sagesse
conservatrice qui l'ordonne et la limite." (Bataille, p. 73)
III.
Naissance d'un langage sacré ambivalent
L'événement
sacrificiel est répété et est narré peu à peu dans les mythes. Les mythes racontent ce qui s'est passé. Certes, le récit qu'ils font de la
crise, de son déroulement et de son dénouement est faux et incomplet, et même,
il voile l'essentiel. Mais cette occultation n'est pas volontaire, elle ne procède
d'aucun désir de tromper. Elle résulte de la méconnaissance caractéristique
du mécanisme de résolution de la crise. Nul ne comprend que la désignation de
la victime est arbitraire (infirmité physique prédisposante), et que chacun
des protagonistes aurait tout aussi bien pu faire l'affaire (Roger Caillois
avait remarqué que les animaux ont des formes élémentaires de tous les jeux
humains, sauf le jeu symbolique par excellence, le jeu de hasard.). Et c'est
cela qui est dissimulé dans le mythe, l'arbitraire de la victime, le fait non
pas qu'elle meurt pour un autre, mais le fait que quiconque aurait tout aussi
bien pu jouer ce rôle, le fait que nulle qualité particulière, ni son
innocence, ni sa culpabilité, ni sa divinité, ne prédétermine tel ou tel à
cette fonction de réconciliation involontaire.
Et il ne peut en être autrement, car ce n'est que dans la
mesure où tous croient que celui-là est bel et bien le coupable, le
responsable de la crise, le meneur de jeu de la violence, qu'ils se réconcilient
contre lui en participant tous à sa mise à mort, et de ce fait transfèrent
sur lui toute la violence contenue dans la communauté. Une fois le transfert réussi,
la paix retrouvée, ce sont les faits qui persuadent chacun du bien-fondé de
cette croyance. Dès lors, la victime ne peut paraître que monstrueuse, bénéfique
et maléfique, cause de la crise et de sa résolution. Divinité qui a visité
les humains, s'est jouée d'eux, et les a conduits à travers une expérience
obscure qu'ils doivent déchiffrer.
Mais
les individus ne doivent pas comprendre ce qui se passe, ils doivent croire en
la culpabilité de la victime; si quelqu'un manipule le mécanisme, il doit voir
ce que les autres ne voient pas: l'innocence de la victime et l'arbitraire du
choix qui la désigne. Si l'histoire de ce qui s'est passé est racontée ou écrite,
elle doit l'être du point de vue des persécuteurs, non de celui de la victime.
René Girard écrit:
"Le
signifiant c'est la victime. Le signifié, c'est tout le sens actuel et
potentiel que la communauté confère à cette victime et, par son intermédiaire,
à toutes choses. Le signe, c'est la victime réconciliatrice. Parce que nous
comprenons que les hommes veuillent rester réconciliés, au sortir de la crise,
nous comprenons sans peine que les hommes s'attachent à reproduire le signe;
c'est-à-dire à pratiquer le langage du sacré, en substituant à la victime
originaire, dans les rites, des victimes nouvelles pour assurer le maintien de
cette paix miraculeuse" (Girard, 1978, p. 144).
Plus
loin, il va jusqu'à proposer une théorie sur l'origine du langage, thème
tabou de la linguistique, car hors de son champ, dont le moins qu'on puisse dire
à son propos est qu'elle s'avère très audacieuse:
"On
voit très bien que le langage articulé, l'échange des paroles comme tous les
autres échanges, doit se constituer, lui aussi, à partir du rite, à partir
des hurlements et des cris qui accompagnent la crise mimétique et que le rite
doit reproduire eux aussi, puisqu'ils précèdent et peut-être conditionnent
l'immolation fondatrice. On conçoit sans peine que, dans la pratique rituelle,
autour de la victime, ces cris d'abord inarticulés commencent à se rythmer et
à s'ordonner comme les gestes de la danse, autour de l'acte sacrificiel,
puisque c'est dans un esprit de collaboration et d'entente que tous les aspects
de la crise sont reproduits. Il n'y a pas de culture au monde qui n'affirme
comme premiers et fondamentaux dans l'ordre du langage, les vocables du sacré."
(Girard, 1978, p. 145).
L'ambivalence
et les sens opposés seraient primitifs dans le langage: "Les mots du sacré
seront comme le sacrifice (étymologiquement, sacrifier, c'est faire du sacré),
à double face, car: "le sacrifice se présente de deux façons opposées,
tantôt comme une "chose très sainte" dont on ne saurait s'abstenir
sans négligence grave, tantôt au contraire comme une espèce de crime qu'on ne
saurait commettre sans s'exposer à des risques également très graves."
(Girard, 1972, p. 10).
L'ambivalence
du langage primitif serait équivalente à celle du sacré primitif dont il est
la représentation. "Hubert et Mauss, dans leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice invoquent le caractère
sacré de la victime. Il est criminel de tuer la victime parce qu'elle est sacrée...
mais la victime ne serait pas sacrée si on ne la tuait pas. Il y a là un
cercle qui recevra un peu plus tard et qui conserve de nos jours le nom sonore
d'ambivalence." (Girard, 1972, p.
10).
IV.
Quelques exemples commentés
Pour
illustrer les sens opposés de mots primitifs, je prendrai comme exemples des
noms qui désignent les personnes sacrées: héros,
pharmakos, katharma, dieu, roi,
queen.
La
tragédie grecque est dérivée du rite sacrificiel et le héros en est la
victime désignée par le chœur, ce qu'avait bien repéré Freud: "Une
foule de personnes portant toutes le même nom et pareillement vêtues se tient
autour d'un seul homme, chacune dépendant de ses paroles et de ses gestes:
c'est le chœur rangé autour de lui qui primitivement était le seul à représenter
le héros." (Freud, Totem et tabou)
et il note plus loin: "Le héros de la tragédie devait souffrir; et tel
est encore aujourd'hui le principal caractère d'une tragédie. Il était chargé
de ce qu'on appelle la faute tragique" (Freud, Totem
et tabou). L'ambivalence du héros est ainsi décrite par René Girard:
"il faut que le héros ne soit ni exclusivement "bon", ni
exclusivement "mauvais". Il faut qu'une certaine bonté soit présente
pour assurer une certaine identification partielle du spectateur. Il faut également
une faiblesse quelconque, une "faille tragique" qui finira par rendre
la "bonté" inopérante et permettra au spectateur de livrer le héros
à l'horreur et la mort." (Girard, 1972, p. 436).
À propos d'Œdipe, héros tragique par excellence, expulsé
parce que maudit dans Œdipe roi, puis
par un renversement béni parce qu'expulsé et réconciliateur dans Œdipe à Colonne, Jean-Pierre Vernant note: "Roi divin-pharmakos:
telles sont donc les deux faces d'Œdipe, qui lui confèrent son aspect d'énigme
en réunissant en lui, comme dans une formule à double sens, deux figures
inverses l'une de l'autre. À cette inversion dans la nature d'Œdipe, Sophocle
prête une portée générale: le héros est le modèle de la condition
humaine." (Vernant, p. 1271).
Le
pharmakos lui-même (à l'origine de nos pharmacies) est une personne considérée
à la fois comme poison et remède. René Girard explique que "Dans la Grèce
du Ve siècle, dans l'Athènes des grands poètes tragiques, le sacrifice
humain, semble-t-il, n'avait pas complètement disparu. Il se perpétuait sous
la forme du pharmakos que la ville
entretenait à ses frais pour le sacrifier de temps à autre, notamment dans les
périodes de calamités." (Girard, 1972, p. 20). Œdipe, pour reprendre son
exemple, est ainsi un pharmakos, qui "vaccine" la société en
inoculant un peu de cette maladie qu'est la violence pour en empêcher la
contagion. C'est le destin du pharmakos: "Comme Œdipe, la victime passe
pour une souillure qui contamine toutes choses autour d'elle et dont la mort
purge effectivement la communauté puisqu'elle y ramène la tranquillité. C'est
pourquoi on promenait le pharmakos un
peu partout, afin de drainer les impuretés et de les rassembler sur sa tête;
après quoi on chassait ou on tuait le pharmakos
dans une cérémonie à laquelle toute la populace prenait part." (Girard,
1972, p. 143)
La
tragédie grecque est associé au concept de catharsis. Or il s'agit d'exprimer
la même chose: "Les Grecs nommaient katharma
l'objet maléfique rejeté au cours d'opérations rituelles sans doute très
analogues à celle du chamanisme. [...] Or, le mot katharma désigne aussi et d'abord une victime sacrificielle
humaine, une variante de pharmakos."
(Girard, 1972, p. 429). La catharsis décrit le processus dont le katharma est
la victime: "Le mot katharsis
signifie d'abord le bénéfice mystérieux que la cité retire de la mise à
mort du katharma humain."
(Girard, 1972, p. 429).
Le
bouc émissaire a aussi cette double charge. Dans le chapitre XVI du Lévitique,
l'action rituelle dont le bouc fait l'objet est ainsi décrite: "Aaron lui
posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes
des enfants d'Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après
en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l'enverra au désert sous la
conduite d'un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes
les fautes dans un lieu aride (Lv 16, 5-10). Marie Delcourt explique par la
coutume du bouc émissaire la destinée d'Œdipe enfant, l'abandon dont il est
l'objet de la part de ses parents: "Œdipe est exposé en qualité de bouc
émissaire par un père qui s'appelle Laïos,
c'est-à-dire Publius, le (représentant)
du peuple." (Delcourt, 1942, p.
102)
Œdipe
est aussi hautement sacrifiable car il est roi. Le pouvoir du roi provient de
son exploitation du délai entre sa désignation comme personne sacrée et son
immolation. Dans la royauté c'est ce
qui vient avant le sacrifice qui domine, dans la divinité
c'est ce qui vient après. Girard remarque à ce propos: "Tout le monde
répète que le roi est une espèce de "dieu vivant", personne ne dit
jamais que la divinité, c'est une espèce de roi mort, ou tout au moins
absent" (Girard, 1978) - Hobbes formule néanmoins quelque chose d'équivalent.
Il est à noter qu'une ambivalence est repérable dans l'anglais queen qui signifiait "aussi bien la reine que la prostituée"
(Milner cité par Arrivé, 1994, p. 198), ce qui peut trouver des éléments
d'explication dans le fait que comme la royauté, la prostitution semble avoir
une origine sacrée comme en attestent d'anciens écrits. Par exemple, on parle
de "prostituée du temple", de "courtisane sacrée" dans l'épopée
écrite la plus ancienne de l'humanité, celle de Gilgamesh.
IV.
"Désambivalence" du langage sacré
Au
fur et à mesure dans les sociétés s'établissent des interdits qui cherchent
à empêcher que soient posés de nouveau les gestes qui étaient à l'origine
de la crise, gestes de violence et d'appropriation. Il s'agit d'interdire les
conflits et les rivalités, de déterminer et de définir l'accès et le droit
des gens aux divers biens qui peuvent être l'occasion de différends et de
conflits, la terre, les troupeaux, les produits de la chasse, les femmes, les
trophées, la sanglante moisson du pillage. Or, comme le mimétisme fait que
tout objet peut devenir objet de la convoitise, les interdits ont tendance à régler
tous les aspects de la vie sociale. Comme le note Bataille, "L'interdit élimine
la violence et nos mouvements de violence [...] détruisent en nous la calme
ordonnance sans laquelle la conscience humaine serait inconcevable"
(Bataille, 1965, p. 43). "La violence dont la mort est pénétrée n'induit
en tentation qu'en un sens, s'il s'agit de l'incarner en nous contre
un vivant, si nous prend le désir de tuer.
L'interdit du meurtre est un aspect particulier de l'interdit global de la
violence" (Bataille, 1965, p. 54)
Dans
l'évolution des sociétés, il y a une différenciation des institutions. Il y
a une diversification des rites. La violence du sacré, de moins en moins nécessaire
et de plus en plus visible, diminue. Les sacrifices d'humains deviennent des
sacrifices d'animaux de substitution. La violence interne à la société se déplace
vers l'extérieur, avec les conquêtes, les guerres, dans les sociétés féodales.
Dans les sociétés modernes, c'est la monnaie qui médiatise les relations
humaines.
Georges
Bataille décrit longuement ce processus où l'intrication du bien et du mal est
démêlée, et d'où émerge un dualisme différencié:
"Ainsi
apparaissent les éléments de la conception du monde à laquelle est communément
réservé le nom de dualisme et qui diffère de la représentation première, également
fondée sur une bipartition, par un déplacement des limites et par un
renversement des valeurs.
Dans
la représentation première, le sacré immanent est donné à partir de
l'intimité animale de l'homme et du monde, tandis que le monde profane est donné
dans la transcendance de l'objet, qui n'a pas d'intimité à laquelle l'humanité
soit immanente. Dans le maniement des objets et en général dans les rapports
avec les objets, ou avec des sujets regardés comme tels, apparaissent, sous des
formes implicites mais liées au monde profane, les principes de la raison et de
la morale.
Le
sacré est lui-même divisé: le sacré noir et néfaste s'oppose au sacré
blanc et faste et les divinités qui participent de l'un ou de l'autre ne sont
ni rationnelles ni morales.
Au
contraire, dans l'évolution dualiste, le divin devient rationnel et moral et
rejette le sacré néfaste du côté profane. Le monde de l'esprit (n'ayant que
peu de rapports avec le premier monde des esprits - où les formes distinctes de
l'objet étaient ajoutées à l'indistinction de l'ordre intime) est le monde
intelligible de l'idée, dont l'unité ne peut être décomposée. La division
en faste et néfaste se retrouve dans le monde de la matière, où la forme
sensible est saisissable (dans son identité avec elle-même et avec sa forme
intelligible et dans son pouvoir d'opération), et tantôt n'est pas
saisissable, demeure mouvante, dangereuse et imparfaitement intelligible, n'est
que hasard, violence, et menace de destruction les formes stables et opératoires."
(Bataille, pp.95-97)
Alors,
les mots qui décrivent le sacré prennent un sens positif, à commencer par
"sacré" lui-même qui ne signifie plus que béni, et perd son aspect
maudit. Les mots désignant les victimes sacrées (ou victimes sacrées) ont le
même destin. Pour le mot "dieu", l'aspect négatif incombera à
"démon" ou à "diable". Georges Bataille note que, dans
notre contexte de positivité du sacré, son aspect négatif subsiste néanmoins:
"Dieu n'est pas seul sacré. Le diable n'est pas moins sacré que lui"
(Bataille, 1976, p. 188). Et, expliquant que l'affaiblissement de la terreur
divine a suscité la terreur du diable et les bûchers des sorcières, il précise
que "le diable voulait dire que le divin se séparait en deux parties qui
devaient s'ignorer et se méconnaître l'une l'autre" (Bataille, 1976, p.
188). Le roi deviendra la personne vivante la plus respectée et la plus
puissante, même si elle sera souvent victime de crimes, les régicides. Le héros
deviendra un modèle exemplaire, et "héros négatif" deviendra un
oxymoron. Le "pharmakos" guérira en donnant "pharmacie":
ainsi, il reste un remède, mais ne doit plus être un poison.
Georges
Bataille résume ses déplacements de sens, qui vont vers une simplification
bien différenciée des ambivalences primitives: "Primitivement, à l'intérieur
du monde divin, les éléments fastes et purs s'opposaient aux éléments néfastes
et impurs, et les uns et les autres apparaissaient également éloignés du
profane. Mais si l'on envisage un mouvement dominant de la pensée réfléchie,
le divin apparaît lié à la pureté, le profane à l'impureté. Ainsi s'achève
un glissement à partir d'une donnée première où l'immanence divine est
dangereuse, où ce qui est sacré est d'abord néfaste et détruit par contagion
ce qu'il approche, où les esprits fastes sont des médiateurs entre le monde
profane et le déchaînement des forces divines - et comparés aux divinités
noires semblent moins sacrés." (Bataille, 1973, pp.92-93)
Conclusion
Les
réflexions amorcées par Smith, Freud, Bataille et systématisées par Girard
ont le mérite de tenter de dévoiler le mystère des phénomènes sacrés et
religieux. Elles ont un grand pouvoir explicatif qui renverse les perspectives
courantes. Ainsi, si Benveniste pensait des sens opposés des mots primitifs
que "ce sont les conditions de la culture qui ont déterminé vis-à-vis de
l'objet sacré deux attitudes opposées" (Benveniste cité par Arrivé,
1994, p. 205), il s'agirait plutôt de voir dans le sacré deux attitudes opposées
et imbriquées que la culture et le langage ont peu à peu séparées. Ce que
Bataille a exprimé dans notre contexte: "je ne crois pas que l'on puisse
se représenter aujourd'hui le sentiment du sacré si l'on n'aperçoit en même
temps la totalité de ses aspects, divin et diabolique. Ce qui meut le sentiment
du sacré est l'horreur" (Bataille, 1976, p. 188)
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Mars 1995 |