|
René
Girard
Université
de Stanford |
Désordres alimentaires
[Ma traduction de "Eating
disorders and mimetic desire", paru dans Contagion: Journal of
Violence, Mimesis, and Culture, nº 3, printemps 1996, p. 1-20
(College of
Arts and Sciences, East Caroline University)]
G.M.F.
Russell, le premier chercheur qui s'est concentré sur les aspects
spécifiques
de la boulimie moderne, est habituellement présenté comme le découvreur
d'une
nouvelle maladie. Le titre de sa publication de 1979 contredit cet
avis:
"La névrose boulimique: une sinistre variante de la névrose
anorexique." Et, en effet, tous les symptômes qu'il décrit ont été
auparavant mentionnés en connexion avec l'anorexie (voir Bruch).
Les
compagnies d'assurance et la profession médicale aiment uniquement les
maladies
bien définies, tout comme le public. Nous essayons tous de nous
distancer de la
contamination pathologique en lui donnant un nom. Les désordres
alimentaires
sont souvent discutés comme s'ils étaient de nouvelles variétés de
rougeole
ou de fièvre typhoïde.
Pourquoi
se méfier de la distinction entre deux maladies avec des symptômes
aussi
radicalement opposés que ceux de l'anorexie et de la boulimie? Parce
que nous
vivons dans un monde où manger trop et ne pas manger assez sont des
moyens
opposés mais inséparables de copier l'impératif de sveltesse qui domine
nos
imaginations collectives. La plupart d'entre nous oscillons toute notre
vie
entre des formes atténuées de ces deux maladies.
L'homme
de la rue comprend parfaitement une vérité que la plupart des
spécialistes préfèrent
ne pas affronter. Nos désordres alimentaires sont causés par notre
désir
compulsif de perdre du poids. La plupart des livres sur le sujet
reconnaissent
l'universelle phobie de la calorie mais sans guère y accorder
d'attention,
comme si ça ne pouvait pas être la cause majeure d'une grave maladie.
Comment
un désir fondamentalement sain pourrait-il devenir la cause d'un
comportement
pathologique, et même de la mort?
Beaucoup
de gens seraient en meilleure santé, sans aucun doute, s'ils mangeaient
moins.
Ainsi, il n'est pas illogique de supposer que, dans l'anorexie, il
devrait y
avoir une motivation autre que ce désir de santé, une conduite
inconsciente,
sans doute, qui génère un comportement anormal. En transformant
l'anorexie et
la boulimie en deux pathologies séparées, les classificateurs nous font
plus
facilement perdre de vue leur base commune.
La faillite des théories modernes
La
recherche des motivations cachées est l'alpha et l'oméga, bien sûr, de
notre
culture moderne. Notre principe numéro un est qu'aucun phénomène humain
n'est
réellement ce qu'il semble être. Une interprétation satisfaisante se
doit de
reposer sur une des herméneutiques de la suspicion qui sont devenues
populaires
aux dix-neuvième et vingtième siècles, ou sur plusieurs d'entre elles,
sur un
cocktail du soupçon: la psychanalyse,
le marxisme, le féminisme, etc. Nous présumons automatiquement que les
phénomènes
sociaux ont peu, sinon rien à faire avec ce qui est évident en eux, en
l'occurrence le rejet de la nourriture.
Dans
l'anorexie, les psychanalystes diagnostiquent habituellement "un refus
de
la sexualité normale", due au désir excessif de la patiente "de
plaire à son père", etc. Ces explications sont toujours invoquées dans
des livres écrits maintenant mais leur voix devient plus faible. Autour
de
cette sorte de chose l'odeur de moisissure est accablante. Même sur les
terres
de Lacan, la vieille arrogance a disparu.
Au
début de ma vie, j'ai eu l'opportunité d'observer que les pratiques
alimentaires des jeunes femmes n'ont rien à voir avec un désir de
plaire à
leur père. Juste avant la Seconde Guerre Mondiale, une jolie cousine
faisait
une diète draconienne et son père, mon oncle, tempêtait en vain,
essayant de
la faire manger plus. En règle générale, ça ne plaît pas aux pères de
voir
leurs filles mourir de faim. En particulier ce père était aussi un
médecin,
à une époque où la profession médicale n'avait pas encore cerné la
maladie
qu'elle essayait déjà de guérir.
Cet
oncle était notre médecin de famille et, en tant que tel, avait un
grand
prestige à mes yeux, au moins jusqu'à ce jour. Je n'avais pas encore lu
Freud
mais mon scepticisme ultérieur à propos de sa conception de la
paternité
pourrait bien trouver son origine dans cet incident. J'ai immédiatement
perçu
que ma cousine écoutait une autorité plus puissante que le désir de son
père
et, le temps passant, cette voix plus autoritaire est devenue de plus
en plus
forte. Elle émane des personnes qui comptent réellement dans notre
adolescence
et qui sont nos pairs et contemporains plutôt que nos pères. Les
modèles
individuels des jeunes gens renforcent l'autorité des modèles
collectifs que
sont les média, Hollywood et la télévision. Le message est toujours le
même:
nous devons être plus minces, coûte que coûte.
Les
diéteurs compulsifs veulent réellement
être minces; la plupart d'entre nous sont secrètement conscients de
ceci
puisque la plupart d'entre nous voulons aussi être minces. Tous nos
systèmes
d'explication tarabiscotés, basés sur la sexualité, la classe sociale,
le
pouvoir, la tyrannie du mâle sur la femelle, et tutti
quanti se débattent avec cette évidence ridicule mais irréfutable.
Le
système capitaliste n'est pas plus responsable de cette situation que
les pères,
ou le genre masculin dans son entier.
Le
système capitaliste est assez intelligent, sans doute, pour s'ajuster à
la
rage de minceur et il invente toutes sortes de produits supposés
capables de
nous aider dans notre bataille contre les calories, mais son propre
instinct
court dans l'autre sens. Il favorise systématiquement la consommation à
l'abstinence et il n'invente certainement pas notre hystérie diététique.
C'est
la beauté intellectuelle de nos désordres à ce point de notre histoire
qui
rend manifeste la faillite de toutes les théories qui continuent à
dominer nos
universités. Le problème n'est pas que ces désordres alimentaires
soient trop
complexes pour nos systèmes d'interprétation courants - ce qui ferait
saliver
avec délice nos démystificateurs. Le problème est qu'ils sont trop
simples,
trop facilement intelligibles.
Le besoin de sens commun
Tout
ce dont nous avons besoin pour comprendre les symptômes décrits par les
spécialistes
est d'observer notre propre comportement avec la nourriture. à
Entre
ces oscillations "normales" d'un côté, et la boulimie et l'anorexie
de l'autre côté, la distance est grande, mais le chemin est continu.
Nous
avons tous le même but, perdre du poids, et, pour certains d'entre
nous, ce but
est si important que les moyens pour l'atteindre ne comptent plus. Qui veut la fin veut les moyens. Le comportement
anorexique fait
sens dans le contexte non pas de nos valeurs nominales mais de ce que
nous
enseignons silencieusement à nos enfants quand nous cessons de bavarder
sur les
valeurs.
L'anorexique
ainsi que la boulimique se débrouillent pour réduire leur apport
calorique à
un niveau qui atteindra ou excédera le degré de minceur généralement
considéré
comme désirable à un moment donné. La véritable anorexique est capable
d'atteindre ce but directement, simplement en s'abstenant de manger. La
boulimique atteint ce but indirectement en mangeant autant que ça lui
plaît et
en vomissant ensuite une bonne partie de la nourriture qu'elle absorbe.
Dans la
compétition pour la minceur absolue, la véritable anorexique est un
composite
de Jules César, Alexandre le Grand, et Napoléon. Dans pas mal de cas,
elle
fait si bien qu'elle se fait littéralement mourir de faim.
Contrairement
à ce que l'étymologie du mot suggère trompeusement, l'anorexique a de
l'appétit.
Elle veut toujours manger autant que nous le faisons et même bien plus,
puisqu'elle a plus faim que nous. Certaines patientes anorexiques
craignent que
si elles mangeaient une simple bouchée, elles ne cesseraient pas de
manger. En
d'autres termes elles deviendraient boulimiques. Et c'est, en fait, ce
qui
arrive de temps en temps. C'est pourquoi ces personnes ne se détendent
jamais. à
L'anorexie
frappe les meilleures et les plus brillantes des jeunes femmes. La
victime
typique est bien éduquée, talentueuse, ambitieuse, avide de perfection.
Elle
représente le type d'accomplissement supérieur et elle sait qu'elle est
le
jouet des règles suggérées par les voix les plus puissantes de notre
culture,
y compris la profession médicale. Les chercheurs de l'école médicale
d'Harvard ont récemment "découvert" que le poids autrefois considéré
comme idéal pour les femmes est trop haut de trente-cinq pour-cent et
que la
baisse de celui-ci donnerait aux femmes "une bien meilleure chance de
survie."
L'anorexique
est une citoyenne trop fidèle à notre monde fou
pour suspecter que, si elle écoute
l'esprit unanime de la réduction du poids, elle est poussée vers
l'autodestruction. Personne ne peut la convaincre qu'elle est
réellement
malade. Elle interprète toutes les tentatives de l'aider comme des
conspirations envieuses de personnes qui aimeraient la déposséder de sa
victoire péniblement acquise, étant incapables de l'égaler. Elle est
fière
d'accomplir ce qui est peut-être le seul et unique idéal encore commun
à
toute notre société, la sveltesse.
Beaucoup
de femmes aimeraient être anorexiques mais, heureusement, très peu ont
réussi.
Quoique l'anorexie authentique soit statistiquement autant en
augmentation que
les autres désordres alimentaires, elle reste rare en nombre absolu. La
réussite
est si difficile à atteindre que les échecs sont innombrables. Les
boulimiques
sont des anorexiques virtuelles qui, désespérant de le devenir, font
tout le
chemin vers l'autre extrême. Et ensuite, par des moyens artificiels,
elles se débrouillent
pour supprimer les effets de leurs défaites constamment répétées. Ce
qui
explique pourquoi, dans la boulimie de type vomitif, le pronostic est
meilleur que dans la véritable anorexie.
La
boulimie de type vomitif est toujours gagnante en quelque sorte. D'une
façon
neutre, contrairement à la véritable anorexique, elle peut être juste
aussi
mince que la mode l'exige et pas plus. Dans les premiers stades de sa
maladie,
quand les conséquences physiques de ses pratiques alimentaires ne se
sont pas
matérialisées, elle pourrait se sentir aussi satisfaite d'elle-même que
sa sœur
anorexique. Elle peut manger son gâteau et ne pas l'avoir dans son
estomac
assez longtemps pour assimiler les calories détestées. Finalement, sa
santé
se détériore et elle paie chèrement ses orgies mais pas en ce qui
concerne ce
qui lui importe le plus. Elle ne devient jamais trop grosse.
L'exercice
Étant
donné la relation sens dessus dessous de notre culture à la nourriture,
ce
n'est pas l'augmentation des désordres alimentaires qui est étonnante
mais
plutôt le fait que beaucoup de gens mangent plus ou moins normalement.
Contrairement à ce que nos nihilistes et relativistes nous disent, il y
a une
nature humaine et la résistance est telle qu'elle se débrouille souvent
pour
s'ajuster aux plus bizarres folies culturelles.
Pour
copier l'impératif de la minceur sans s'engager dans des pratiques qui
mettent
en danger leur santé ou détruisent leur respect d'elles-mêmes, beaucoup
de
personnes ont une arme secrète: elles
font de l'exercice. Elles dépensent beaucoup de leur temps à
marcher,
courir, faire du jogging, faire de la bicyclette, nager, faire du
cheval, gravir
des montagnes, et à pratiquer d'autres activités horriblement
ennuyeuses et
ardues dans le seul but d'éliminer des calories indésirables.
L'aspect
irritant de l'exercice est sa justification politiquement correcte avec
des
termes tels vie en plein air, communion avec la nature, la mère terre,
Thoreau,
Rousseau, écologie, vie saine, le sort des victimes, et les autres
excuses
habituelles. La seule motivation réelle est le désir de perdre du poids.
Il
y a quelques mois, The Stanford Daily
a publié le jugement d'un psychiatre local, je crois, affirmant que
quelques étudiantes
font une utilisation excessive et compulsive des équipements de
gymnastique.
L'année suivante, je suppose que cette personne sera officiellement
créditée
de la découverte d'un syndrome entièrement nouveau, la
névrose gymnastique peut-être, ou la boulimie de
jogging...
N'avons-nous
pas besoin d'une étiquette spéciale, aussi, pour ces professeurs
grassouillets
qui se traînent sur les collines de Stanford en portant un lourd poids
dans
chaque main? Ils croient visiblement que le plus atroce supplice, le
plus
profitable sera en termes de rajeunissement personnel. Avec la
transpiration
ruisselant sur leur visage, aveuglant leurs yeux follement implorants,
ils évoquent
les plus exotiques tortures de l'Enfer de Dante. Étant titularisés, ils
pourraient passer leur vie dans le confort et la sécurité. Le spectacle
qu'ils
offrent nous fait nous demander si la description de l'enfer par le
poète est
après tout aussi outrageante que le clament nos humanistes. Si
d'eux-mêmes ils
recréent volontairement les pires aspects de l'enfer dans leur temps de
loisir,
sans contrainte extérieure, ils démontrent involontairement le réalisme
qu'ils questionnent imprudemment.
Que
fais-je moi-même sur ces collines de Stanford? . . . . Est-ce votre
question?
Cela n'a pas de pertinence dans notre propos et ne mérite aucune
réponse. Je
signale cependant que personne ne m'a jamais vu porter quoi que ce soit
dans les
mains dans le but de me rendre plus lourd que je ne suis.
Nous
vivons à une époque où les plus saines et les plus malsaines actions
peuvent
avoir la même motivation. La véritable raison pour laquelle beaucoup de
jeunes
gens, en particulier des femmes, rejoignent les rangs des fumeurs, ces
temps-ci,
ou ne cessent pas de fumer, même malgré les conseils du gouvernement,
est la
crainte de gagner du poids, une crainte que ce même gouvernement,
curieusement,
fait de son mieux pour encourager et intensifier.
La nature mimétique des désordres alimentaires modernes
Quelle
est la cause de tout cela? Comme je l'ai déjà observé, nous ne pouvons
pas
plus longtemps blâmer les boucs émissaires institutionnels favoris
battus à
mort par nos maîtres à penser des deux derniers siècles. Il y a
longtemps que
ces bêtes de somme se sont effondrées, exactement comme le fameux
cheval de
Nietzsche à Turin. Chacun peut continuer à battre des chevaux morts
durant
plusieurs décades, sans aucun doute, en particulier dans des séminaires
universitaires, mais même là, il y aura une fin. Personne ne peut
réellement
croire que nos familles, le système des classes, le genre masculin
entier, les
églises chrétiennes, ou même une administration universitaire
répressive,
pourrait être responsable de ce que cela continue.
Tôt
ou tard, nous devons finalement identifier l'obstacle féroce et vivace
que les
théories modernes et postmodernes n'anticipent jamais, le convive sans
invitation auquel personne ne s'attend, le rival mimétique. Aussi
longtemps
qu'elles sont respectées, les prohibitions détestées gardent ce commandeur
vivant hors de vue. Elles rendent la rivalité mimétique plus difficile,
sinon
impossible.
Aussi
bien le modernisme que le postmodernisme sont désarmés quand ils sont
confrontés
à l'intensification de la rivalité mimétique qui accompagne
nécessairement
la dissolution de toutes les prohibitions. Comme ces insectes qui
continuent de
construire leurs nids quand leurs œufs ont disparu, nos enseignants
modernistes
et post-modernistes continueront de blâmer les prohibitions mortes
jusqu'au
jour fatal, mais leurs étudiants, un jour, devraient finalement
contester ce
dogme.
Il
y a quelques années, une formule populaire de notre individualisme
contemporain
était: la quête du numéro un. Si nous étions contents de nous-mêmes,
nous
ne devrions rien chercher; or la plupart de nous découvrons que, loin
d'être numéro
un, nous sommes perdus dans la foule. Dans chaque chose cela nous
importe, il y a
toujours quelqu'un qui semble supérieur, en apparence, en intelligence,
en santé,
en richesse, et plus épouvantable que tout ces temps-ci, en sveltesse.
Même
une orientation radicale des déconstructeurs vers les mystiques
orientales ne
nous donnera pas la paix que nous cherchons. Les Occidentaux sont
toujours
contraints à l'action et, quand ils n'imitent plus des héros et des
saints ils
sont conduits dans le cercle infernal de la futilité mimétique. Même à
ce
niveau, et même surtout à ce niveau, le statut de numéro un ne peut
être
atteint que par un travail dur et une compétition coupe-gorge.
Les
personnes avec des désordres alimentaires ne sont pas des personnes
avec une
gueule de bois religieuse, les traditionalistes et les
fondamentalistes, mais
les plus "libérés." Je me souviens d'une émission de Seinfeld sur
NBC qui cernait brillamment la "normalité" de la névrose
boulimique dans notre monde. à
Elle
se comporte comme ces Romains décadents dont les histoires horrifiaient
ma
jeunesse innocente mais elle n'a pas besoin d'esclaves pour chatouiller
sa gorge. Une bonne Américaine sûre d'elle peut s'occuper elle-même de
tout. Elle joue à la fois le maître et l'esclave d'une façon si
efficace et
neutre que tout semble parfaitement naturel et légitime. Elle a acheté
ces
spaghettis avec son propre argent et elle peut en faire ce qui lui
plaît. Nous
sentons que chaque chose dans sa vie, depuis sa carrière
professionnelle jusqu'à
ses histoires d'amour, doit être agencé selon la même efficacité. En
regardant cette émission, j'ai été émerveillé une fois de plus par la
supériorité
de l'expression dramatique qui peut suggérer en un éclair ce que des
volumes de
"recherche" pompeuse n'arriveront jamais à appréhender.
Comparés
à la jeune femme sur NBC, les Romains décadents étaient d'innocents
sensualistes. Eux aussi mangeaient et vomissaient tour à tour, mais
pour eux-mêmes
seulement et pour personne d'autre. Ils cherchaient réellement le
numéro un.
Notre boulimique moderne mange pour elle-même, certainement, mais elle
vomit
pour les autres, pour toutes ces femmes qui surveillent la taille des
autres.
Le
désir mimétique vise la sveltesse absolue de l'être rayonnant qu'une
autre
personne est toujours dans nos yeux mais que nous ne sommes jamais
nous-mêmes, au
moins à nos propres yeux. Comprendre le désir c'est comprendre que
l'égocentrisme
est indiscernable de l'hétérocentrisme.
Les
stoïques me disent que nous devrions trouver refuge en nous-mêmes, mais
nos
egos boulimiques sont inhabitables et c'est ce qu'Augustin et Pascal
ont déjà
découvert. Aussi longtemps que nous ne sommes pas pourvus d'un but
digne de
notre vacuité nous copierons la vacuité des autres et régénérerons
constamment l'enfer que nous essayons de fuir.
Aussi
puritains et tyranniques qu'aient pu être nos ancêtres, leurs principes
religieux et éthiques pourraient être considérés impunément, et en
effet
nous pouvons voir le résultat. Nous sommes réellement nos propres
maîtres.
Les dieux que nous nous donnons sont auto-générés dans le sens où ils
dépendent
entièrement de notre désir mimétique. Nous réinventons ainsi des
maîtres
plus féroces que le Dieu du christianisme le plus janséniste. Aussitôt
que
nous violons l'impératif de minceur, nous souffrons toutes les tortures
de
l'enfer et nous nous trouvons sous l'obligation redoublée de jeûner.
Nos péchés
sont inscrits dans notre chair et nous devons les expier jusqu'à la
dernière
calorie, à travers une privation plus sévère que n'importe quelle
religion
n'en a jamais imposé à ses adeptes.
Même
avant que l'impératif de minceur apparût dans notre monde, Dostoïevski
réalisa
que l'homme nouveau, libéré, générerait de cruelles formes d'ascétisme
enracinées dans le nihilisme. Le héros de La
jeunesse inexpérimentée jeûne afin de se démontrer sa volonté de
puissance. Plus tôt même, Stendhal, quoique hostile à la religion,
avait détecté
la même tendance dans la culture française post-révolutionnaire. Le
héros du
Rouge et le noir (1830) s'abstient de
manger afin de démontrer qu'il peut être Napoléon.
Il
y a une grande ironie dans le fait que le processus moderne
d'écrasement de la
religion en produit d'innombrables caricatures. On nous dit souvent que
nos
problèmes sont dus à notre incapacité à nous débarrasser de notre
tradition
religieuse mais ce n'est pas vrai. Ils sont enracinés dans la débâcle
de
cette tradition, qui est nécessairement suivie par la réapparition dans
un
costume moderne de divinités plus anciennes et plus féroces enracinées
dans
le processus mimétique.
Nos
désordres alimentaires ne sont pas contigus à notre religion. Ils ont
leur
origine dans le néopaganisme de notre temps, dans le culte du corps,
dans la
mystique dionysiaque de Nietzsche, le premier de nos grands diéteurs,
d'ailleurs. Ils sont causés par la destruction de la famille et
d'autres
garde-fous contre les forces de la fragmentation et de la compétition
mimétiques,
déchaînées par la fin des prohibitions. Ces forces pourraient recréer
l'unanimité uniquement à travers des boucs émissaires collectifs, ce
qui ne
pourrait pas se produire, heureusement, dans notre monde, parce que
notre notion
de personne humaine, même dégradée en individualisme radical, prévient
le rétablissement
d'une communauté fondée sur la violence unanime. Ce qui explique
pourquoi les
phénomènes marginaux que je souligne se multiplient maintenant. Parmi
ceux-ci,
des éléments judéo-chrétiens néo-païens et corrompus sont mélangés
d'une
façon si complexe que, pour les démêler tous, une analyse plus
détaillée
serait nécessaire.
Le
processus qui a rejeté Dieu d'abord, puis l'homme, et finalement même
l'individu, n'a pas détruit le désir compétitif qui, au contraire,
devient de
plus en plus intense. C'est ce désir compétitif qui nous accable de
fardeaux
énormes et futiles et nous essayons vainement de nous en débarrasser en
accusant les vieux boucs émissaires des modernistes et post-modernistes.
Mais
viennent enfin de bonnes nouvelles. Tout le problème est sur le point
d'être résolu
de la façon la plus moderne et technologique. Des chercheurs viennent
de développer
une nourriture vraiment miraculeuse qui sera "très savoureuse,"
prétendent-ils,
mais pas du tout nourrissante: elle sera entièrement évacuée. Très
bientôt,
donc, nous serons capables de jouir d'une perpétuelle orgie et manger
vingt-quatre heures par jour sans même avoir à vomir! Nous passerons
toujours
une certaine quantité de temps dans la salle de bain, je suppose, mais
pas pour
une raison anormale; chaque chose sera parfaitement normale et
légitime. C'est
le plus réconfortant. Cette grande découverte pourrait bien être la
victoire
finale de la science moderne sur toutes nos fausses superstitions
métaphysiques.
Un parallèle anthropologique: le potlatch
Notre
hystérie de minceur est unique, sans aucun doute, parce qu'elle est
inséparable
de notre unique marque "individualisme" radical et radicalement
autodestructeur, mais quelques caractéristiques de notre comportement
courant
sont reproduites dans d'autres cultures, par exemple dans le célèbre potlatch du Nord-Ouest américain. Le grand sociologue
américain
Thorstein Veblen était déjà conscient de ce fait et dans sa Théorie
de la classe de loisir, il discute le potlatch dans le contexte de
ce qu'il
appelle la consommation ostentatoire.
N'importe
où, étaler la richesse de quelqu'un a toujours semblé important à la
catégorie
de nouveau riche, et dans notre monde
il n'y a jamais eu autant de nouveaux riches qu'en Amérique. Immigrants
ou
enfants d'immigrants, ces personnes ne pourraient pas prétendre
qu'elles
venaient de vieilles et prestigieuses familles; l'argent était le seul
instrument de leur snobisme.
Quand
les riches s'habituent à leur propre richesse, la consommation
ostentatoire franche perd son attrait et les nouveaux riches se
transforment en anciens riches. Ils perçoivent ce
changement comme le summum
du raffinement culturel et ils font de leur mieux pour le rendre aussi
ostentatoire que la consommation antérieure. Ils inventent une
non-consommation
ostentatoire, donc, superficiellement coupée de l'attitude qu'elle
supplante
mais, à un niveau plus profond, c'est une escalade mimétique du même
processus.
Dans
notre société la non-consommation ostentatoire est présente dans
beaucoup de
domaines, dans les vêtements par exemple. Le jean déchiré, la veste mal
ajustée,
les pantalons trop larges, le refus de s'habiller bien, sont des formes
de
non-consommation ostentatoire. La lecture politiquement correcte de ce
phénomène
est que les jeunes gens riches considèrent leur propre pouvoir d'achat
supérieur
avec un sentiment de culpabilité, et ils désirent, si ce n'est d'être
pauvres, au moins de sembler pauvres. Cette interprétation est trop
idéaliste.
Le but réel est une indifférence calculée aux vêtements, un rejet
ostentatoire de l'ostentation. Le message est: "Je suis au-delà d'un
certain type de consommation. Je cultive des plaisirs plus ésotériques
que la
foule." S'abstenir volontairement de quelque chose, quoi que ce soit,
est la démonstration ultime qu'on est supérieur à quelque chose et à
ceux
qui la convoitent.
Plus nous
sommes
riches, plus les objets pour
lesquels nous daignons concourir doivent être les plus précieux. Les
gens très riches ne se comparent plus
eux-mêmes à travers la médiation des vêtements, des automobiles, et
même
des maisons. En d'autres termes, plus nous sommes riches, plus c'est ce
qui est
le moins grossièrement matérialiste que nous pouvons avoir les moyens
de nous
payer pour être dans une hiérarchie de jeux compétitifs qui devient de
plus
en plus raréfié alors que l'escalade continue. Finalement ce processus
pourrait se transformer en un rejet complet de la compétition, ce qui
n'est pas
toujours la compétition la plus intense de toutes mais pourrait l'être.
Pour
mieux comprendre ceci, nous n'avons qu'à penser au potlatch qui
n'illustre pas
réellement le type simple de consommation ostentatoire mais le type
inversé.
Chez les Kwakiutl et d'autres tribus indiennes du nord-ouest, les
grands chefs démontraient
leur supériorité en distribuant leurs possessions les plus précieuses à
leurs concurrents, les autres grands chefs. Ils essayaient tous de
surpasser les
autres dans leur mépris de la richesse. Le gagnant était celui qui
abandonnait
le plus et recevait le moins. Ce jeu étrange était institutionnalisé et
il
aboutissait à la destruction des biens que les deux groupes, en
principe,
essayaient de donner à l'autre, tout comme la plupart des groupes
humains font
dans toutes sortes d'échange rituel.
D'immenses
quantités de richesses étaient ainsi gaspillées dans des manifestations
compétitives
d'indifférence à la richesse, le but réel de cela était le prestige. Il
peut
y avoir des rivalités de renoncement plutôt que d'acquisition, de
privation
plutôt que de plaisir.
à
Même
dans notre société, il peut y avoir un aspect compétitif au don de
cadeaux
qui, dans le potlatch, devient exacerbé au-delà presque de la
reconnaissance.
Le but normal de l'échange de cadeaux, dans toutes les sociétés, est
d'empêcher
les rivalités mimétiques d'échapper à tout contrôle. Cependant,
l'esprit de
rivalité est si puissant qu'il peut transformer de l'intérieur même des
institutions qui existent seulement dans le but de le prévenir. Le
potlatch témoigne
du formidable entêtement de la rivalité mimétique. Il pourrait être
défini
comme la tranche gelée de la crise mimétique qui devient ritualisée et
finalement joue un rôle, mais à un grand coût, dans le contrôle et
l'atténuation
de la fièvre compétitive.
Dans
chaque société, la compétition peut assumer des formes paradoxales
parce
qu'elle peut contaminer les activités qui lui sont le plus étrangères,
en
particulier le don. Dans le potlatch, aussi bien que dans notre monde,
la
politique du toujours moins peut se substituer à la politique du
toujours plus
et finalement signifier la même chose.
La
minceur surnaturelle pourrait bien être dans notre société ce qu'une
grande
destruction de couvertures et de fourrures était chez les Indiens du
nord-ouest, avec cette différence, cependant, que dans le potlatch tout
est
sacrifié à la fierté du groupe, qui était incarné par le grand chef
alors
que, dans le monde moderne, nous concourrons comme individus, contre
tous les
autres individus. La communauté n'est rien et l'individu est tout. Nous
avons
identifié l'ennemi et c'est nous. Chaque individu finit par devenir
l'équivalence
personnalisée de la folie du potlatch.
Une brève histoire de la diète compétitive
La
clé anthropologique ouvre l'antichambre de la diète compétitive mais le
sanctuaire intime reste fermé. Puisque les phénomènes mimétiques
tendent
toujours à s'intensifier, ils doivent avoir un commencement, un
développement,
et finalement un achèvement, qui n'est pas toujours visible dans le cas
de nos
désordres alimentaires... Les phénomènes mimétiques ont leur propre
temporalité et histoire spécifique et ils doivent être lus avec une clé
aussi bien historique qu'anthropologique.
L'histoire
de la fureur de sveltesse peut être reconstituée, au moins en partie.
Tout a
commencé, comme il se doit, comme dans un conte de fées, avec quelques
belles
femmes prestigieuses dans les tout premiers rôles. Le plus important de
ces modèles
mimétiques était Elizabeth d'Autriche, l'épouse de l'Empereur Franz
Joseph,
mieux connue sous le nom de Sissi. Elle se présentait elle-même comme
une
"femme nouvelle." Étant malheureuse comme épouse et mère elle
recherchait une identité par elle-même,
loin des obligations cérémonielles. Elle essayait de la trouver dans
une
culture spéciale du corps qui faisait d'elle un prototype de la femme
moderne
et "avancée" (voir Vandereycken et van Deth).
Avec
l'épouse de Napoléon III, l'Impératrice Eugénie de France, une autre
beauté
célèbre, Sissi mit fin à la crinoline qui emprisonnait la partie
inférieure
du corps de la femme. à
Le
plan de vie de Sissi était typiquement anorexique; elle exigeait un
régime
hypocalorique strict et elle se consacrait à la gymnastique et à divers
sports
d'une manière prophétique pour notre propre époque. Nous avons toujours
des
princesses, bien sûr, mais en suivant le reste de notre civilisation,
elles
sont descendues d'un cran ou deux. Le mécanisme boulimique leur est
plus caractéristique
que l'anorexie héroïque de la "véritablement" donquichottesque
Sissi.
Il
est intéressant d'observer que les premières descriptions cliniques de
l'anorexie ont été écrites en même temps que Sissi et Eugénie
exerçaient
leur plus grande influence (Louis-Victor Marce en 1860, Lasegue et Gull
en
1873). Cette première anorexie médicale semble avoir principalement été
une
maladie de la classe supérieure.
Les
spécialistes reconnaissent volontiers la dimension mimétique des
désordres
alimentaires mais leur compréhension reste superficielle. Ils sont
conscients
que quand un cas de boulimie devient connu dans un collège, quelques
jours plus
tard, il pourrait y avoir des centaines de cas. Mais ils conçoivent
toujours
l'imitation dans les termes du dix-neuvième siècle comme une contagion
sociale
purement passive décrite par des auteurs tels Tarde, Baldwin, Le Bon,
etc. Ils
ne voient pas la dimension compétitive, l'escalade toute mimétique. Ils
ne
voient pas, donc, qu'ils traitent d'un phénomène historique.
La
rivalité s'intensifie avec l'augmentation du nombre des imitateurs. La
raison
de la répugnance à percevoir l'escalade est que nous détestons
reconnaître
nos propres lubies mimétiques autant que nous raffolons de reconnaître
la mimesis des autres. Toutes les cultures tendent à
être comiques
dans les yeux des autres mais jamais dans nos propres yeux. La même
chose est
vraie du passé en relation au présent.
L'esprit
de rivalité pourrait triompher en l'absence de n'importe quel rival
spécifique.
Tout le processus est une version adoucie de "la guerre de tous contre
tous" de Hobbes. Il pourrait aussi être comparé à une série de records
athlétiques qui deviennent de plus en plus vite battus au fur et à
mesure que
de plus en plus de gens essayent de les battre.
L'exagération
constante du syndrome collectif est inséparable de sa diffusion à des
foules
de plus en plus énormes. Une fois que l'idéal mimétique est défini,
chacun
essaie de surpasser chaque autre dans la qualité désirée, ici la
sveltesse,
et le poids considéré comme le plus désirable chez une jeune femme ne
peut
que descendre. Toutes les lubies et les modes opèrent dynamiquement
parce
qu'elles opèrent mimétiquement. Les historiens se concentrent
exclusivement
sur la phase suprême, juste avant l'effondrement. Ils veulent amuser
leurs
lecteurs avec les sottises du passé et les persuader simultanément que
leur
propre rationalité supérieure protège notre monde d'excès similaires.
Les
stars hollywoodiennes des années trente semblent assez dodues pour nos
standards mais elles semblaient élégamment minces à leur propre époque
et,
pour les standards de l'avant-première Guerre Mondiale, elles
apparaissaient
carrément maigres. Avant 1940 la tendance était si puissante que les
pénuries
de nourriture de la Seconde Guerre Mondiale ne l'ont même pas ralentie.
Depuis
cette époque, c'est devenu plus extrême à chaque décade qui passe.
L'étape
critique est atteinte quand la compétition se nourrit exclusivement
d'elle-même,
oubliant ses objectifs initiaux. Les femmes anorexiques ne
s'intéressent pas du
tout aux hommes; tout comme ces hommes, elles concourent entre elles,
simplement
pour la compétition elle-même.
L'idéal
anorexique de l'émaciation radicale affecte de plus en plus de domaines
de
l'activité humaine. Il déforme nos jugements professionnels. Les
personnes
trop grosses se plaignent, sans aucun doute à juste titre, qu'elles
sont
l'objet d'une discrimination sociale et économique.
Le
Jules César de Shakespeare se méfie de la minceur de Cassius. Il y
détecte
l'envie et le ressentiment qui, en effet, caractérise ce personnage. De
nos
jours c'est de la corpulence que nous nous méfions. Cette volte-face,
cependant, pourrait ne pas être tout à fait ce qu'il semble. Ce qui a
changé
n'est pas nos sentiments les plus profonds mais la culture dans
laquelle nous
vivons, qui est devenue une culture de la méfiance et, non sans raison
peut-être,
nous considérons les gens minces comme plus capables de copier que les
corpulents.
Notre distorsion anorexique du passé
Pour
voir ce qui se trame, nous nous débrouillons pour nous duper en ce qui
concerne
le passé, penchant vers diverses demi-vérités ou des mensonges
effrontés
que, comme tous propagandistes, nous répétons ad
nauseam. L'un d'eux consiste à attribuer au passé européen dans sa
totalité une prédilection excessive pour les femmes corpulentes,
enraciné, prétendons-nous,
dans une obsession de la nourriture résultant de l'état de semi-famine
qui était
normale ces temps-là.
Tant
historiquement qu'esthétiquement, cette théorie est primaire. Dans
l'Europe préindustrielle,
plus de 80% des gens vivaient sur ces petites unités indépendantes de
production de nourriture qui s'appelaient fermes. Même s'ils l'avaient
voulu,
les plus tyranniques souverains et les plus injustes propriétaires
auraient
trouvé extrêmement dangereux d'affamer leurs propres fermiers. Ils
n'étaient
pas assez stupides pour oublier qu'ils dépendent de ces gens pour la
production de leur propre nourriture.
Durant
leur occupation de l'Europe occidentale, les Nazis ont affamé les
habitants
urbains assez efficacement mais les fermiers et toutes les personnes en
relation
avec des fermes ne mouraient jamais de faim. Les seuls dirigeants qui
ont réussi
à créer d'énormes famines furent Staline et Mao qui, en obéissance à
leur
dogme communiste, ont détruit le fermage indépendant et tué plus de
gens que
toutes les famines médiévales réunies.
L'idée
que la semi-famine était une caractéristique plus ou moins permanente
de la
vie dans l'Europe préindustrielle est une grossière falsification de
l'évidence
et, même si des pénuries de nourriture avaient été aussi communes qu'on
le
prétend maintenant, il est plus que douteux qu'elles aient influencé la
conception de la beauté féminine soutenue par les peintres et les
sculpteurs. En ces temps-là, les modes esthétiques n'avaient pas leur
origine dans les
classes les plus basses mais avec les personnes trop étroitement liées
aux
cercles dirigeants pour ne pas partager leurs privilèges, du moins tant
que la
nourriture était concernée. Même en temps de famine, les artistes
étaient
certainement parmi les derniers à avoir faim. Il n'y a rien qui suggère
qu'ils
aient rêvé de nourriture la moitié de ce que nous faisons.
L'impératif
de corpulence que nous clamons pour le passé est une grossière
projection de
notre propre obsession de la nourriture, une manœuvre évidente pour
dénier
notre propre singularité. Nos innombrables livres de cuisine et
magazines
gastronomiques, notre fausse gaieté dans le domaine alimentaire, nos
interminables émissions de cuisine et notre perpétuelle célébration du
bien
manger, démontrent que la culture la plus obsédée par la nourriture
dans
l'histoire occidentale est la nôtre. Cette obsession est un symptôme
d'anorexie bien connu.
à
Avant
notre siècle, il y a eu des variations du goût, sans aucun doute, dans
les écoles
de peinture aussi bien que chez les peintres individuels mais ils ne
peuvent être
réduits à aucun simple facteur. Dans la peinture flamande, des femmes
semblent
plus corpulentes, en règle générale, que dans la peinture italienne
mais les
exceptions abondent. Vermeer peint des silhouettes féminines plus
minces que
Titien et Tintoret. Devons-nous supposer qu'il était le mieux nourri
des trois?
Avec
la possible exception des énormes seins, ventres et derrières des Vénus
préhistoriques,
l'impératif de corpulence dans l'histoire de l'art semble être un des
moindres
bobards dans la vaste constellation des mythes générés par notre
passion pour
la minceur surnaturelle. Afin de ne pas percevoir combien nous sommes
exceptionnels, nous traitons l'exception - nous-mêmes - comme la règle
et la règle
- tous les autres - comme l'exception. Nous déplorons pieusement les
"erreurs ethnocentriques" qui bien auparavant se dissolvaient dans la
massive uniformité de notre époque mais nous ne notons jamais la seule
erreur
qui nous afflige tous, l'erreur "modernocentrique."
La
tendance à nous prendre pour le nombril de l'univers et à juger chaque
chose
de notre point de vue tordu est visible dans tous les domaines de notre
culture.
Une de nos réelles bourdes est l'interprétation courante de l'ascétisme
religieux comme "une forme précoce d'anorexie." Elle devrait être
appariée avec la justification révélatrice que quelques anthropologues
fournissent pour l'infanticide dans la culture archaïque: "un moyen
précoce
de contrôle de la population."
Il
y a un ascétisme religieux authentique et de grands travaux témoignent
de son
existence dans toutes les périodes de notre histoire. Cependant, quand la sainteté
est
officiellement valorisée, le désir non d'être un saint mais d'être
considéré comme tel doit devenir un
but de la rivalité mimétique. Tout comme d'autres types de comportement
humain, l'ascétisme religieux peut être compétitif. Mais les églises
étaient
en garde contre des distorsions qui, tout au plus, impliquaient
quelques
centaines de personnes, pas des millions comme nos désordres
alimentaires
courants. Nous détestons tant notre passé chrétien que nous l'accusons
simultanément d'encourager l'anorexie et de "décourager les grands
mystiques." Nous ne lui donnons jamais le bénéfice du doute ni
n'envisageons la possibilité qu'il pourrait avoir encouragé le
mysticisme tout
en décourageant l'anorexie.
Ceux
qui méprisent le passé ne semblent jamais suspecter que les pires excès
se
passent maintenant sous leurs nez, à une échelle sans précédant, sans
doute,
depuis le début de l'histoire de l'humanité. Au Moyen-Âge, la
possibilité
d'ascétisme faux était toujours reconnue, au moins par des observateurs
intelligents, alors que nos désordres alimentaires sont discutés
exclusivement
dans des termes médicaux, comme s'ils n'avaient rien à faire avec la
culture
en général et à son évolution récente.
Le
problème de nos observateurs "scientifiques" est qu'ils adorent les
mêmes
idoles que leurs patients. Ils pourraient être eux-mêmes des diéteurs
compulsifs, ou des soi-disant diéteurs. Peu de gens veulent être des
saints de
nos jours mais chacun essaie de perdre du poids.
Avec
la fin des dernières prohibitions religieuses restantes, un rituel des
plus
bienveillants et merveilleux a pris fin, le repas familial, un barrage
majeur,
sans aucun doute, sur le chemin de la boulimie vomitive. La nourriture
industrielle est incontestablement plus facile à vomir que la cuisine
de votre
mère. La dérégulation des repas a eu des effets similaires à la
dérégulation
du trafic aérien. Tout le processus est devenu bon marché, sans doute,
mais
cahoteux, chaotique, peu sûr, et suprêmement inconfortable. De plus en
plus de
gens mangent seuls, à des heures irrégulières, et ils consomment en
hâte de
grandes quantités de cochonneries. Il est intéressant que, dans leurs
fameuses
orgies, les patientes boulimiques accentuent ces caractéristiques
typiques à
un point caricatural. Elles montrent une préférence marquée pour la
pâtisserie
bon marché et toutes les horreurs graisseuses et en bouillie produites
par
notre industrie alimentaire, qu'elles consomment en grande hâte. Cette hâte
est le seul point de ressemblance avec le repas de Pâques.
Dans
le monde "développé," les forces qui nous tirent en direction de la
consommation sont juste aussi puissantes que les forces qui nous tirent
en
direction du jeun. à
Toute
notre culture semble de plus en plus une conspiration permanente pour
nous
empêcher d'atteindre les buts qu'elle nous assigne perversement. Ce
n'est pas
étonnant si nous appartenons à aussi la culture dont beaucoup de gens
veulent se
mettre en marge, comme un résultat d'épuisement absolu, et aussi,
peut-être,
comme une sorte particulière d'ennui. Aux États-Unis, l'obésité est
même
plus en augmentation que l'extrême sveltesse, spécialement dans ces
zones géographiques
ces classes sociales qui sont moins "dans le vent" que le reste
d'entre nous. Personne ne peut s'empêcher de ressentir de la sympathie
pour
tous ces marginaux. Dans tous les aspects de la vie, l'oscillation
entre tout et
rien, qui est le fruit de la compétition hystérique, est de plus en
plus
visible. Même en Europe où autrefois toutes les classes vivaient
toujours
dans tous les quartiers, les villes sont divisées entre des sections
dilapidées
et les zones avec les maisons énormes et les pelouses soignées.
La culture de l'anorexie
Les
escalades mimétiques qui culminent en anorexie/boulimie sont au travail
dans
tous les domaines de notre culture. La plus révélatrice, sans doute,
est celle
de la "haute culture," qui était la première, probablement, à être
contaminée par des tendances "anorexiques" longtemps avant que le
poids soit devenu l'obsession universelle.
Dans
tous les arts, à commencer par la peinture, et en continuant avec la
musique,
l'architecture, la littérature, et la philosophie, l'idéal de
radicalisme et
de révolution ont été longtemps dominants. Ce que ces labels impliquent
concrètement
est que l'escalade d'un jeu compétitif consiste invariablement à
écarter un
par un tous les principes et toutes les pratiques traditionnels de
chaque art.
Les successeurs se consacrant toujours aux mêmes principes
anti-mimétiques que
leurs prédécesseurs, ils doivent paradoxalement les imiter en
supprimant ce
qui n'était pas encore écarté par les précédentes vagues de
radicalisme. à
En
peinture, le rendement réaliste de l'ombre et de la lumière a été
écarté en
premier, et de plus en plus d'éléments essentiels, la perspective
traditionnelle, et finalement toute forme reconnaissable, et la couleur
elle-même.
En architecture et en ameublement l'évolution fut la même. En poésie,
le
rythme a été abandonné, et ensuite tous les aspects métriques. Le mot
"minimalisme" désigne maintenant une école particulière seulement,
mais il va bien avec toute la dynamique du modernisme. En poésie, dans
le
roman, dans le drame, et dans tous les autres genres d'écriture, ce
processus
continue à se répéter. D'abord, tout contexte réaliste est éliminé,
puis
l'intrigue, puis les personnages; finalement les phrases perdent leur
cohérence
et même les mots eux-mêmes, qui pourraient être remplacés par un
fouillis de
lettres significatif ou, encore mieux, incohérent.
Toutes
les écoles, bien sûr, ne suppriment pas les mêmes choses en même temps
et
des différences locales ont souvent abouti en flambées créatives
brillantes
si elles n'étaient éphémères. Finalement, alors que chaque personne et
chaque
chose tend vers le même néant absolu qui est maintenant triomphant dans
tous
les champs de l'effort esthétique, de plus en plus de critiques
commencent à
faire face au fait que la nouveauté vigoureuse se tarit. L'art moderne
est
achevé et sa fin était certainement hâtée, sinon entièrement causée,
par
le tempérament de plus en plus anorexique
de notre siècle.
Non
seulement notre littérature est baignée de l'esprit de l'anorexie et de
la
boulimie mais ces conditions sont maintenant le sujet de travaux
littéraires
comme ceux de Valérie Rodriguez, La Peau
à l'envers, le roman d'une boulimique ou de Stephanie Grant, La Passion
d'Alice. Un jour, sans doute, il y aura une section MLA
consacrée à ce nouveau champ appétissant. Mais je doute que quelqu'un
égale
bientôt L'Artiste
de
la faim
de Franz
Kafka. Afin de comprendre ce travail, on doit être conscient qu'au
dix-neuvième
et au début du vingtième siècle, ce qu'on appelle des "squelettes
vivants" et des "artistes du jeun" étaient exhibés pour un prix
dans les foires et les cirques. Ils se vantaient tous d'avoir battu
tous les précédents
records d'émaciation. C'était un croisement entre des monstres et des
champions sportifs.
L'histoire
de Kafka est une allégorie de toute notre culture. L'auteur voit
manifestement
son propre art comme représentatif des tendances négatives, gnostiques
et égotistes
présentes dans notre monde. Tout cela a été brillamment analysé par
Claude
Vigée, le poète et essayiste français dans un livre intitulé Les Artistes
de la faim.
Il
y a maintenant des lectures plus littérales. Il y a des raisons de
croire que
Kafka lui-même avait des tendances anorexiques. Pour un psychiatre
comme Gerd Schütze,
son histoire représente: "l'essence, la tragédie et le désir des
anorexiques d'une façon dont seul un introverti est capable." Cette vue
ne
contredit pas mais complète l'interprétation littéraire et culturelle
de Vigée.
Certaines tendances étaient visiblement au travail dans notre culture
longtemps
avant qu'elles aient influencé notre alimentation et la proéminence
courante
de l'anorexie physique et ses variations boulimiques doivent être
considérées
comme un moment essentiel dans la révélation tragique et grotesque de
ce qui
nous advient, qui est bien plus significatif qu'une épidémie qui nous
frapperait au hasard, ou une bizarre marotte culturelle sans relation
avec l'évolution
générale de notre société.
Dans
la conclusion de l'histoire de Kafka, les foules perdent leur intérêt
pour le Hungerkünstler
qui est finalement balayé de sa cage et remplacé non pas par quelqu'un
dans la
même ligne de travail mais par une panthère musclée et menaçante. Cette
fin
est souvent considérée, plutôt de façon convaincante à mes yeux, comme
prophétique de l'ère nazie.
L'histoire
en entier, cependant, et ses échos autobiographiques, sont prophétiques
d'une
ère ultérieure, la nôtre, dans laquelle la métaphore se transforme en
un
fait existentiel massif, aboutissant en un revirement mystérieux et
éclairant
de la relation conventionnelle de la métaphore à la réalité. Quand nos
relativistes soutiennent que seules les métaphores existent, ils ne
réalisent
pas combien ils ont raison. Ils sous-estiment le pouvoir de certaines
métaphores
de devenir épouvantablement réelles.
Cependant, tout
cela semble maintenant derrière nous depuis que notre culture
postmoderne a rejeté le principe de la nouveauté à tout prix. Le
fétiche de
l'innovation a été remplacé par l'éclectisme chaotique. Mais loin de
réhabiliter
la pieuse et patiente imitation des classiques, le postmodernisme ne
s'approprie
insolemment et indolemment presque rien dans le passé, dans un but
indiscernable, et certainement pas pour nous fournir la solide
nourriture dont
nous avons si désespérément besoin. La nouvelle école renie
implicitement
toute valeur permanente du passé qu'elle emprunte. Elle régurgite vite
ce
qu'elle ingurgite sans discernement et la tentation est grande pour moi
de réduire toute l'affaire à un équivalent esthétique
non
d'anorexie cette fois, mais de notre syndrome le plus contemporain, la névrose
boulimique. Comme nos princesses, nos intellectuels et artistes
atteignent
le stade boulimique de la modernité.
Quoi
qu'il en soit, l'escalade n'est pas réellement achevée et nous devrions
même nous
préparer pour des choses plus grandes et meilleures. Si nos ancêtres
pouvaient voir les cadavres gesticulants des magazines de mode
contemporains ils
les interpréteraient probablement comme un memento
mori, une remémoration de la mort, équivalente, peut-être, aux danses
macabres sur les murs des dernières églises médiévales. Si nous
pouvions
leur dire que, pour nous, ces squelettes désarticulés signifient le
plaisir,
le bonheur, le luxe, le succès, ils s'enfuiraient probablement dans une
panique, pensant que nous sommes possédés par un démon particulièrement
néfaste.
Travaux
cités
Broch,
Hilde. 1973. Eating Disorders. New
York: Basic Books.
Grant,
Stephanie. 1995. The Passion of Alice. Boston:
Houghton-Migglin.
Kafka,
Franz. 1979. "A Hunger Artist." In The
Basic Kafka. New York: Washington Square Pen Books.
Rodrigue,
Valérie. 1989. La peau à l'envers: le
roman vrai d'une boulimique. Paris: Robert Laffont.
Russell,
G.M.F. 1979. "Bulimia Nervosa: An Ominous Variant of Anorexia Nervosa."
Psychological Medicine 9: 429-48.
Schütze,
Gerd. 1980. Anorexia Nervosa. Bem,
Stuttgart and Vienna.
Vandereycken,
Walter and Roll van Deth. 1994. From
Fasting Saints to Anorexic Girls. New York: New York University Press.
Veblen,
Thorstein. 1899. Theory of the Leisure
Class. New York: McMillan.
Vigée, Claude. 1960. Les artistes de la faim. Paris: Calmann-Lévy.