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Bibliographie

René Girard

Université de Stanford

 

Désordres alimentaires et désir mimétique

 

 

[Ma traduction de "Eating disorders and mimetic desire", paru dans Contagion: Journal of Violence, Mimesis, and Culture, nº 3, printemps 1996, p. 1-20 (College of Arts and Sciences, East Caroline University)]

 

Chez les femmes les plus jeunes, les désordres alimentaires atteignent des proportions épidémiques. Le plus répandu et spectaculaire d'entre eux en ce moment est le plus récemment identifié, appelé névrose boulimique, et il est caractérisé par une alimentation orgiaque suivie de "purges", parfois grâce à des laxatifs ou des diurétiques, plus souvent en se faisant vomir. Certains chercheurs prétendent que, dans les collèges américains, au moins un tiers des étudiantes est concerné à divers degrés. (Puisque neuf sur dix des malades sont des femmes j'utiliserai des pronoms féminins dans cet article mais des étudiants de Stanford me disent que l'épidémie s'étend à des étudiants.)

G.M.F. Russell, le premier chercheur qui s'est concentré sur les aspects spécifiques de la boulimie moderne, est habituellement présenté comme le découvreur d'une nouvelle maladie. Le titre de sa publication de 1979 contredit cet avis: "La névrose boulimique: une sinistre variante de la névrose anorexique." Et, en effet, tous les symptômes qu'il décrit ont été auparavant mentionnés en connexion avec l'anorexie (voir Bruch).

Les compagnies d'assurance et la profession médicale aiment uniquement les maladies bien définies, tout comme le public. Nous essayons tous de nous distancer de la contamination pathologique en lui donnant un nom. Les désordres alimentaires sont souvent discutés comme s'ils étaient de nouvelles variétés de rougeole ou de fièvre typhoïde.

Pourquoi se méfier de la distinction entre deux maladies avec des symptômes aussi radicalement opposés que ceux de l'anorexie et de la boulimie? Parce que nous vivons dans un monde où manger trop et ne pas manger assez sont des moyens opposés mais inséparables de copier l'impératif de sveltesse qui domine nos imaginations collectives. La plupart d'entre nous oscillons toute notre vie entre des formes atténuées de ces deux maladies.

L'homme de la rue comprend parfaitement une vérité que la plupart des spécialistes préfèrent ne pas affronter. Nos désordres alimentaires sont causés par notre désir compulsif de perdre du poids. La plupart des livres sur le sujet reconnaissent l'universelle phobie de la calorie mais sans guère y accorder d'attention, comme si ça ne pouvait pas être la cause majeure d'une grave maladie. Comment un désir fondamentalement sain pourrait-il devenir la cause d'un comportement pathologique, et même de la mort?

Beaucoup de gens seraient en meilleure santé, sans aucun doute, s'ils mangeaient moins. Ainsi, il n'est pas illogique de supposer que, dans l'anorexie, il devrait y avoir une motivation autre que ce désir de santé, une conduite inconsciente, sans doute, qui génère un comportement anormal. En transformant l'anorexie et la boulimie en deux pathologies séparées, les classificateurs nous font plus facilement perdre de vue leur base commune.

 

La faillite des théories modernes

La recherche des motivations cachées est l'alpha et l'oméga, bien sûr, de notre culture moderne. Notre principe numéro un est qu'aucun phénomène humain n'est réellement ce qu'il semble être. Une interprétation satisfaisante se doit de reposer sur une des herméneutiques de la suspicion qui sont devenues populaires aux dix-neuvième et vingtième siècles, ou sur plusieurs d'entre elles, sur un cocktail du soupçon: la psychanalyse, le marxisme, le féminisme, etc. Nous présumons automatiquement que les phénomènes sociaux ont peu, sinon rien à faire avec ce qui est évident en eux, en l'occurrence le rejet de la nourriture.

Dans l'anorexie, les psychanalystes diagnostiquent habituellement "un refus de la sexualité normale", due au désir excessif de la patiente "de plaire à son père", etc. Ces explications sont toujours invoquées dans des livres écrits maintenant mais leur voix devient plus faible. Autour de cette sorte de chose l'odeur de moisissure est accablante. Même sur les terres de Lacan, la vieille arrogance a disparu.

Au début de ma vie, j'ai eu l'opportunité d'observer que les pratiques alimentaires des jeunes femmes n'ont rien à voir avec un désir de plaire à leur père. Juste avant la Seconde Guerre Mondiale, une jolie cousine faisait une diète draconienne et son père, mon oncle, tempêtait en vain, essayant de la faire manger plus. En règle générale, ça ne plaît pas aux pères de voir leurs filles mourir de faim. En particulier ce père était aussi un médecin, à une époque où la profession médicale n'avait pas encore cerné la maladie qu'elle essayait déjà de guérir.

Cet oncle était notre médecin de famille et, en tant que tel, avait un grand prestige à mes yeux, au moins jusqu'à ce jour. Je n'avais pas encore lu Freud mais mon scepticisme ultérieur à propos de sa conception de la paternité pourrait bien trouver son origine dans cet incident. J'ai immédiatement perçu que ma cousine écoutait une autorité plus puissante que le désir de son père et, le temps passant, cette voix plus autoritaire est devenue de plus en plus forte. Elle émane des personnes qui comptent réellement dans notre adolescence et qui sont nos pairs et contemporains plutôt que nos pères. Les modèles individuels des jeunes gens renforcent l'autorité des modèles collectifs que sont les média, Hollywood et la télévision. Le message est toujours le même: nous devons être plus minces, coûte que coûte.

Les diéteurs compulsifs veulent réellement être minces; la plupart d'entre nous sont secrètement conscients de ceci puisque la plupart d'entre nous voulons aussi être minces. Tous nos systèmes d'explication tarabiscotés, basés sur la sexualité, la classe sociale, le pouvoir, la tyrannie du mâle sur la femelle, et tutti quanti se débattent avec cette évidence ridicule mais irréfutable. Le système capitaliste n'est pas plus responsable de cette situation que les pères, ou le genre masculin dans son entier.

Le système capitaliste est assez intelligent, sans doute, pour s'ajuster à la rage de minceur et il invente toutes sortes de produits supposés capables de nous aider dans notre bataille contre les calories, mais son propre instinct court dans l'autre sens. Il favorise systématiquement la consommation à l'abstinence et il n'invente certainement pas notre hystérie diététique.

C'est la beauté intellectuelle de nos désordres à ce point de notre histoire qui rend manifeste la faillite de toutes les théories qui continuent à dominer nos universités. Le problème n'est pas que ces désordres alimentaires soient trop complexes pour nos systèmes d'interprétation courants - ce qui ferait saliver avec délice nos démystificateurs. Le problème est qu'ils sont trop simples, trop facilement intelligibles.

 

Le besoin de sens commun

Tout ce dont nous avons besoin pour comprendre les symptômes décrits par les spécialistes est d'observer notre propre comportement avec la nourriture. à un moment, la plupart d'entre nous expérimentons au moins une version atténuée des symptômes variés qui caractérisent nos deux principaux désordres alimentaires. Quand les choses ne vont pas bien, nous tendons à trouver refuge dans quelque forme d'excès, qui se transforme en quasi-dépendance. Puisque la nourriture est toujours la drogue la moins dangereuse, la plupart d'entre nous avons recourt à une forme modérée de boulimie. Quand la situation s'améliore, nous revivons nos résolutions de Nouvel An et nous continuons une diète stricte. Nous sentant à nouveau maîtres de nous, nous faisons l'expérience d'une ascension psychologique identique à la liesse de la véritable anorexique.

Entre ces oscillations "normales" d'un côté, et la boulimie et l'anorexie de l'autre côté, la distance est grande, mais le chemin est continu. Nous avons tous le même but, perdre du poids, et, pour certains d'entre nous, ce but est si important que les moyens pour l'atteindre ne comptent plus. Qui veut la fin veut les moyens. Le comportement anorexique fait sens dans le contexte non pas de nos valeurs nominales mais de ce que nous enseignons silencieusement à nos enfants quand nous cessons de bavarder sur les valeurs.

L'anorexique ainsi que la boulimique se débrouillent pour réduire leur apport calorique à un niveau qui atteindra ou excédera le degré de minceur généralement considéré comme désirable à un moment donné. La véritable anorexique est capable d'atteindre ce but directement, simplement en s'abstenant de manger. La boulimique atteint ce but indirectement en mangeant autant que ça lui plaît et en vomissant ensuite une bonne partie de la nourriture qu'elle absorbe. Dans la compétition pour la minceur absolue, la véritable anorexique est un composite de Jules César, Alexandre le Grand, et Napoléon. Dans pas mal de cas, elle fait si bien qu'elle se fait littéralement mourir de faim.

Contrairement à ce que l'étymologie du mot suggère trompeusement, l'anorexique a de l'appétit. Elle veut toujours manger autant que nous le faisons et même bien plus, puisqu'elle a plus faim que nous. Certaines patientes anorexiques craignent que si elles mangeaient une simple bouchée, elles ne cesseraient pas de manger. En d'autres termes elles deviendraient boulimiques. Et c'est, en fait, ce qui arrive de temps en temps. C'est pourquoi ces personnes ne se détendent jamais. à travers un effort surhumain, elles ont triomphé de leur instinct normal et maintenant l'esprit de la minceur inhumaine les possède si complètement que la notion de possession démoniaque convient mieux à leur cas que le vocabulaire de la psychiatrie moderne. La nourriture dont elles avaient autrefois besoin devient vraiment répugnante. Chaque fois leur docteur ou quelque parent sensé les amène à absorber un aliment, elles se sentent nauséeuses. Elles savent que, en un simple instant, elles pourraient perdre tout ce qu'elles se sont si durement efforcé d'acquérir et leur relation d'amour-haine à la nourriture est incompréhensible. L'énorme énergie à chaque chose qu'elles entreprennent accomplit un double but: elle éloigne de leur esprit le désir de manger et elle les aide à perdre plus de poids.

L'anorexie frappe les meilleures et les plus brillantes des jeunes femmes. La victime typique est bien éduquée, talentueuse, ambitieuse, avide de perfection. Elle représente le type d'accomplissement supérieur et elle sait qu'elle est le jouet des règles suggérées par les voix les plus puissantes de notre culture, y compris la profession médicale. Les chercheurs de l'école médicale d'Harvard ont récemment "découvert" que le poids autrefois considéré comme idéal pour les femmes est trop haut de trente-cinq pour-cent et que la baisse de celui-ci donnerait aux femmes "une bien meilleure chance de survie."

L'anorexique est une citoyenne trop fidèle à notre monde fou pour suspecter que, si elle écoute l'esprit unanime de la réduction du poids, elle est poussée vers l'autodestruction. Personne ne peut la convaincre qu'elle est réellement malade. Elle interprète toutes les tentatives de l'aider comme des conspirations envieuses de personnes qui aimeraient la déposséder de sa victoire péniblement acquise, étant incapables de l'égaler. Elle est fière d'accomplir ce qui est peut-être le seul et unique idéal encore commun à toute notre société, la sveltesse.

Beaucoup de femmes aimeraient être anorexiques mais, heureusement, très peu ont réussi. Quoique l'anorexie authentique soit statistiquement autant en augmentation que les autres désordres alimentaires, elle reste rare en nombre absolu. La réussite est si difficile à atteindre que les échecs sont innombrables. Les boulimiques sont des anorexiques virtuelles qui, désespérant de le devenir, font tout le chemin vers l'autre extrême. Et ensuite, par des moyens artificiels, elles se débrouillent pour supprimer les effets de leurs défaites constamment répétées. Ce qui explique pourquoi, dans la boulimie de type vomitif, le pronostic est meilleur que dans la véritable anorexie.

La boulimie de type vomitif est toujours gagnante en quelque sorte. D'une façon neutre, contrairement à la véritable anorexique, elle peut être juste aussi mince que la mode l'exige et pas plus. Dans les premiers stades de sa maladie, quand les conséquences physiques de ses pratiques alimentaires ne se sont pas matérialisées, elle pourrait se sentir aussi satisfaite d'elle-même que sa sœur anorexique. Elle peut manger son gâteau et ne pas l'avoir dans son estomac assez longtemps pour assimiler les calories détestées. Finalement, sa santé se détériore et elle paie chèrement ses orgies mais pas en ce qui concerne ce qui lui importe le plus. Elle ne devient jamais trop grosse.

 

L'exercice

Étant donné la relation sens dessus dessous de notre culture à la nourriture, ce n'est pas l'augmentation des désordres alimentaires qui est étonnante mais plutôt le fait que beaucoup de gens mangent plus ou moins normalement. Contrairement à ce que nos nihilistes et relativistes nous disent, il y a une nature humaine et la résistance est telle qu'elle se débrouille souvent pour s'ajuster aux plus bizarres folies culturelles.

Pour copier l'impératif de la minceur sans s'engager dans des pratiques qui mettent en danger leur santé ou détruisent leur respect d'elles-mêmes, beaucoup de personnes ont une arme secrète: elles font de l'exercice. Elles dépensent beaucoup de leur temps à marcher, courir, faire du jogging, faire de la bicyclette, nager, faire du cheval, gravir des montagnes, et à pratiquer d'autres activités horriblement ennuyeuses et ardues dans le seul but d'éliminer des calories indésirables.

L'aspect irritant de l'exercice est sa justification politiquement correcte avec des termes tels vie en plein air, communion avec la nature, la mère terre, Thoreau, Rousseau, écologie, vie saine, le sort des victimes, et les autres excuses habituelles. La seule motivation réelle est le désir de perdre du poids.

Il y a quelques mois, The Stanford Daily a publié le jugement d'un psychiatre local, je crois, affirmant que quelques étudiantes font une utilisation excessive et compulsive des équipements de gymnastique. L'année suivante, je suppose que cette personne sera officiellement créditée de la découverte d'un syndrome entièrement nouveau, la névrose gymnastique peut-être, ou la boulimie de jogging...

N'avons-nous pas besoin d'une étiquette spéciale, aussi, pour ces professeurs grassouillets qui se traînent sur les collines de Stanford en portant un lourd poids dans chaque main? Ils croient visiblement que le plus atroce supplice, le plus profitable sera en termes de rajeunissement personnel. Avec la transpiration ruisselant sur leur visage, aveuglant leurs yeux follement implorants, ils évoquent les plus exotiques tortures de l'Enfer de Dante. Étant titularisés, ils pourraient passer leur vie dans le confort et la sécurité. Le spectacle qu'ils offrent nous fait nous demander si la description de l'enfer par le poète est après tout aussi outrageante que le clament nos humanistes. Si d'eux-mêmes ils recréent volontairement les pires aspects de l'enfer dans leur temps de loisir, sans contrainte extérieure, ils démontrent involontairement le réalisme qu'ils questionnent imprudemment.

Que fais-je moi-même sur ces collines de Stanford? . . . . Est-ce votre question? Cela n'a pas de pertinence dans notre propos et ne mérite aucune réponse. Je signale cependant que personne ne m'a jamais vu porter quoi que ce soit dans les mains dans le but de me rendre plus lourd que je ne suis.

Nous vivons à une époque où les plus saines et les plus malsaines actions peuvent avoir la même motivation. La véritable raison pour laquelle beaucoup de jeunes gens, en particulier des femmes, rejoignent les rangs des fumeurs, ces temps-ci, ou ne cessent pas de fumer, même malgré les conseils du gouvernement, est la crainte de gagner du poids, une crainte que ce même gouvernement, curieusement, fait de son mieux pour encourager et intensifier.

 

La nature mimétique des désordres alimentaires modernes

Quelle est la cause de tout cela? Comme je l'ai déjà observé, nous ne pouvons pas plus longtemps blâmer les boucs émissaires institutionnels favoris battus à mort par nos maîtres à penser des deux derniers siècles. Il y a longtemps que ces bêtes de somme se sont effondrées, exactement comme le fameux cheval de Nietzsche à Turin. Chacun peut continuer à battre des chevaux morts durant plusieurs décades, sans aucun doute, en particulier dans des séminaires universitaires, mais même là, il y aura une fin. Personne ne peut réellement croire que nos familles, le système des classes, le genre masculin entier, les églises chrétiennes, ou même une administration universitaire répressive, pourrait être responsable de ce que cela continue.

Tôt ou tard, nous devons finalement identifier l'obstacle féroce et vivace que les théories modernes et postmodernes n'anticipent jamais, le convive sans invitation auquel personne ne s'attend, le rival mimétique. Aussi longtemps qu'elles sont respectées, les prohibitions détestées gardent ce commandeur vivant hors de vue. Elles rendent la rivalité mimétique plus difficile, sinon impossible.

Aussi bien le modernisme que le postmodernisme sont désarmés quand ils sont confrontés à l'intensification de la rivalité mimétique qui accompagne nécessairement la dissolution de toutes les prohibitions. Comme ces insectes qui continuent de construire leurs nids quand leurs œufs ont disparu, nos enseignants modernistes et post-modernistes continueront de blâmer les prohibitions mortes jusqu'au jour fatal, mais leurs étudiants, un jour, devraient finalement contester ce dogme.

Il y a quelques années, une formule populaire de notre individualisme contemporain était: la quête du numéro un. Si nous étions contents de nous-mêmes, nous ne devrions rien chercher; or la plupart de nous découvrons que, loin d'être numéro un, nous sommes perdus dans la foule. Dans chaque chose cela nous importe, il y a toujours quelqu'un qui semble supérieur, en apparence, en intelligence, en santé, en richesse, et plus épouvantable que tout ces temps-ci, en sveltesse. Même une orientation radicale des déconstructeurs vers les mystiques orientales ne nous donnera pas la paix que nous cherchons. Les Occidentaux sont toujours contraints à l'action et, quand ils n'imitent plus des héros et des saints ils sont conduits dans le cercle infernal de la futilité mimétique. Même à ce niveau, et même surtout à ce niveau, le statut de numéro un ne peut être atteint que par un travail dur et une compétition coupe-gorge.

Les personnes avec des désordres alimentaires ne sont pas des personnes avec une gueule de bois religieuse, les traditionalistes et les fondamentalistes, mais les plus "libérés." Je me souviens d'une émission de Seinfeld sur NBC qui cernait brillamment la "normalité" de la névrose boulimique dans notre monde. à la fin d'un repas dans un restaurant new-yorkais, une jeune femme va dans la salle de bain vomir une grosse assiettée de spaghettis qu'elle vient juste de manger. Elle l'annonce à sa compagne, une autre femme, dans le même ton tranquille et neutre qu'en d'autres temps elle aurait dit: "Je vais mettre du rouge à lèvres."

Elle se comporte comme ces Romains décadents dont les histoires horrifiaient ma jeunesse innocente mais elle n'a pas besoin d'esclaves pour chatouiller sa gorge. Une bonne Américaine sûre d'elle peut s'occuper elle-même de tout. Elle joue à la fois le maître et l'esclave d'une façon si efficace et neutre que tout semble parfaitement naturel et légitime. Elle a acheté ces spaghettis avec son propre argent et elle peut en faire ce qui lui plaît. Nous sentons que chaque chose dans sa vie, depuis sa carrière professionnelle jusqu'à ses histoires d'amour, doit être agencé selon la même efficacité. En regardant cette émission, j'ai été émerveillé une fois de plus par la supériorité de l'expression dramatique qui peut suggérer en un éclair ce que des volumes de "recherche" pompeuse n'arriveront jamais à appréhender.

Comparés à la jeune femme sur NBC, les Romains décadents étaient d'innocents sensualistes. Eux aussi mangeaient et vomissaient tour à tour, mais pour eux-mêmes seulement et pour personne d'autre. Ils cherchaient réellement le numéro un. Notre boulimique moderne mange pour elle-même, certainement, mais elle vomit pour les autres, pour toutes ces femmes qui surveillent la taille des autres.

Le désir mimétique vise la sveltesse absolue de l'être rayonnant qu'une autre personne est toujours dans nos yeux mais que nous ne sommes jamais nous-mêmes, au moins à nos propres yeux. Comprendre le désir c'est comprendre que l'égocentrisme est indiscernable de l'hétérocentrisme.

Les stoïques me disent que nous devrions trouver refuge en nous-mêmes, mais nos egos boulimiques sont inhabitables et c'est ce qu'Augustin et Pascal ont déjà découvert. Aussi longtemps que nous ne sommes pas pourvus d'un but digne de notre vacuité nous copierons la vacuité des autres et régénérerons constamment l'enfer que nous essayons de fuir.

Aussi puritains et tyranniques qu'aient pu être nos ancêtres, leurs principes religieux et éthiques pourraient être considérés impunément, et en effet nous pouvons voir le résultat. Nous sommes réellement nos propres maîtres. Les dieux que nous nous donnons sont auto-générés dans le sens où ils dépendent entièrement de notre désir mimétique. Nous réinventons ainsi des maîtres plus féroces que le Dieu du christianisme le plus janséniste. Aussitôt que nous violons l'impératif de minceur, nous souffrons toutes les tortures de l'enfer et nous nous trouvons sous l'obligation redoublée de jeûner. Nos péchés sont inscrits dans notre chair et nous devons les expier jusqu'à la dernière calorie, à travers une privation plus sévère que n'importe quelle religion n'en a jamais imposé à ses adeptes.

Même avant que l'impératif de minceur apparût dans notre monde, Dostoïevski réalisa que l'homme nouveau, libéré, générerait de cruelles formes d'ascétisme enracinées dans le nihilisme. Le héros de La jeunesse inexpérimentée jeûne afin de se démontrer sa volonté de puissance. Plus tôt même, Stendhal, quoique hostile à la religion, avait détecté la même tendance dans la culture française post-révolutionnaire. Le héros du Rouge et le noir (1830) s'abstient de manger afin de démontrer qu'il peut être Napoléon.

Il y a une grande ironie dans le fait que le processus moderne d'écrasement de la religion en produit d'innombrables caricatures. On nous dit souvent que nos problèmes sont dus à notre incapacité à nous débarrasser de notre tradition religieuse mais ce n'est pas vrai. Ils sont enracinés dans la débâcle de cette tradition, qui est nécessairement suivie par la réapparition dans un costume moderne de divinités plus anciennes et plus féroces enracinées dans le processus mimétique.

Nos désordres alimentaires ne sont pas contigus à notre religion. Ils ont leur origine dans le néopaganisme de notre temps, dans le culte du corps, dans la mystique dionysiaque de Nietzsche, le premier de nos grands diéteurs, d'ailleurs. Ils sont causés par la destruction de la famille et d'autres garde-fous contre les forces de la fragmentation et de la compétition mimétiques, déchaînées par la fin des prohibitions. Ces forces pourraient recréer l'unanimité uniquement à travers des boucs émissaires collectifs, ce qui ne pourrait pas se produire, heureusement, dans notre monde, parce que notre notion de personne humaine, même dégradée en individualisme radical, prévient le rétablissement d'une communauté fondée sur la violence unanime. Ce qui explique pourquoi les phénomènes marginaux que je souligne se multiplient maintenant. Parmi ceux-ci, des éléments judéo-chrétiens néo-païens et corrompus sont mélangés d'une façon si complexe que, pour les démêler tous, une analyse plus détaillée serait nécessaire.

Le processus qui a rejeté Dieu d'abord, puis l'homme, et finalement même l'individu, n'a pas détruit le désir compétitif qui, au contraire, devient de plus en plus intense. C'est ce désir compétitif qui nous accable de fardeaux énormes et futiles et nous essayons vainement de nous en débarrasser en accusant les vieux boucs émissaires des modernistes et post-modernistes.

Mais viennent enfin de bonnes nouvelles. Tout le problème est sur le point d'être résolu de la façon la plus moderne et technologique. Des chercheurs viennent de développer une nourriture vraiment miraculeuse qui sera "très savoureuse," prétendent-ils, mais pas du tout nourrissante: elle sera entièrement évacuée. Très bientôt, donc, nous serons capables de jouir d'une perpétuelle orgie et manger vingt-quatre heures par jour sans même avoir à vomir! Nous passerons toujours une certaine quantité de temps dans la salle de bain, je suppose, mais pas pour une raison anormale; chaque chose sera parfaitement normale et légitime. C'est le plus réconfortant. Cette grande découverte pourrait bien être la victoire finale de la science moderne sur toutes nos fausses superstitions métaphysiques.

 

Un parallèle anthropologique: le potlatch

Notre hystérie de minceur est unique, sans aucun doute, parce qu'elle est inséparable de notre unique marque "individualisme" radical et radicalement autodestructeur, mais quelques caractéristiques de notre comportement courant sont reproduites dans d'autres cultures, par exemple dans le célèbre potlatch du Nord-Ouest américain. Le grand sociologue américain Thorstein Veblen était déjà conscient de ce fait et dans sa Théorie de la classe de loisir, il discute le potlatch dans le contexte de ce qu'il appelle la consommation ostentatoire.

N'importe où, étaler la richesse de quelqu'un a toujours semblé important à la catégorie de nouveau riche, et dans notre monde il n'y a jamais eu autant de nouveaux riches qu'en Amérique. Immigrants ou enfants d'immigrants, ces personnes ne pourraient pas prétendre qu'elles venaient de vieilles et prestigieuses familles; l'argent était le seul instrument de leur snobisme.

Quand les riches s'habituent à leur propre richesse, la consommation ostentatoire franche perd son attrait et les nouveaux riches se transforment en anciens riches. Ils perçoivent ce changement comme le summum du raffinement culturel et ils font de leur mieux pour le rendre aussi ostentatoire que la consommation antérieure. Ils inventent une non-consommation ostentatoire, donc, superficiellement coupée de l'attitude qu'elle supplante mais, à un niveau plus profond, c'est une escalade mimétique du même processus.

Dans notre société la non-consommation ostentatoire est présente dans beaucoup de domaines, dans les vêtements par exemple. Le jean déchiré, la veste mal ajustée, les pantalons trop larges, le refus de s'habiller bien, sont des formes de non-consommation ostentatoire. La lecture politiquement correcte de ce phénomène est que les jeunes gens riches considèrent leur propre pouvoir d'achat supérieur avec un sentiment de culpabilité, et ils désirent, si ce n'est d'être pauvres, au moins de sembler pauvres. Cette interprétation est trop idéaliste. Le but réel est une indifférence calculée aux vêtements, un rejet ostentatoire de l'ostentation. Le message est: "Je suis au-delà d'un certain type de consommation. Je cultive des plaisirs plus ésotériques que la foule." S'abstenir volontairement de quelque chose, quoi que ce soit, est la démonstration ultime qu'on est supérieur à quelque chose et à ceux qui la convoitent.

Plus nous sommes riches, plus les objets pour lesquels nous daignons concourir doivent être les plus précieux. Les gens très riches ne se comparent plus eux-mêmes à travers la médiation des vêtements, des automobiles, et même des maisons. En d'autres termes, plus nous sommes riches, plus c'est ce qui est le moins grossièrement matérialiste que nous pouvons avoir les moyens de nous payer pour être dans une hiérarchie de jeux compétitifs qui devient de plus en plus raréfié alors que l'escalade continue. Finalement ce processus pourrait se transformer en un rejet complet de la compétition, ce qui n'est pas toujours la compétition la plus intense de toutes mais pourrait l'être.

Pour mieux comprendre ceci, nous n'avons qu'à penser au potlatch qui n'illustre pas réellement le type simple de consommation ostentatoire mais le type inversé. Chez les Kwakiutl et d'autres tribus indiennes du nord-ouest, les grands chefs démontraient leur supériorité en distribuant leurs possessions les plus précieuses à leurs concurrents, les autres grands chefs. Ils essayaient tous de surpasser les autres dans leur mépris de la richesse. Le gagnant était celui qui abandonnait le plus et recevait le moins. Ce jeu étrange était institutionnalisé et il aboutissait à la destruction des biens que les deux groupes, en principe, essayaient de donner à l'autre, tout comme la plupart des groupes humains font dans toutes sortes d'échange rituel.

D'immenses quantités de richesses étaient ainsi gaspillées dans des manifestations compétitives d'indifférence à la richesse, le but réel de cela était le prestige. Il peut y avoir des rivalités de renoncement plutôt que d'acquisition, de privation plutôt que de plaisir.

à un moment, les autorités canadiennes ont rendu le potlatch illégal et nous pouvons bien comprendre pourquoi. Elles réalisaient que cette recherche de prestige collectif bénéficiait finalement seulement aux grands chefs et avait un impact négatif sur la grande majorité du peuple. Il est toujours dangereux pour une communauté de placer des formes négatives de prestige devant les formes positives qui ne contredisent pas encore les besoins réels des êtres vivants.

Même dans notre société, il peut y avoir un aspect compétitif au don de cadeaux qui, dans le potlatch, devient exacerbé au-delà presque de la reconnaissance. Le but normal de l'échange de cadeaux, dans toutes les sociétés, est d'empêcher les rivalités mimétiques d'échapper à tout contrôle. Cependant, l'esprit de rivalité est si puissant qu'il peut transformer de l'intérieur même des institutions qui existent seulement dans le but de le prévenir. Le potlatch témoigne du formidable entêtement de la rivalité mimétique. Il pourrait être défini comme la tranche gelée de la crise mimétique qui devient ritualisée et finalement joue un rôle, mais à un grand coût, dans le contrôle et l'atténuation de la fièvre compétitive.

Dans chaque société, la compétition peut assumer des formes paradoxales parce qu'elle peut contaminer les activités qui lui sont le plus étrangères, en particulier le don. Dans le potlatch, aussi bien que dans notre monde, la politique du toujours moins peut se substituer à la politique du toujours plus et finalement signifier la même chose.

La minceur surnaturelle pourrait bien être dans notre société ce qu'une grande destruction de couvertures et de fourrures était chez les Indiens du nord-ouest, avec cette différence, cependant, que dans le potlatch tout est sacrifié à la fierté du groupe, qui était incarné par le grand chef alors que, dans le monde moderne, nous concourrons comme individus, contre tous les autres individus. La communauté n'est rien et l'individu est tout. Nous avons identifié l'ennemi et c'est nous. Chaque individu finit par devenir l'équivalence personnalisée de la folie du potlatch.

 

Une brève histoire de la diète compétitive

La clé anthropologique ouvre l'antichambre de la diète compétitive mais le sanctuaire intime reste fermé. Puisque les phénomènes mimétiques tendent toujours à s'intensifier, ils doivent avoir un commencement, un développement, et finalement un achèvement, qui n'est pas toujours visible dans le cas de nos désordres alimentaires... Les phénomènes mimétiques ont leur propre temporalité et histoire spécifique et ils doivent être lus avec une clé aussi bien historique qu'anthropologique.

L'histoire de la fureur de sveltesse peut être reconstituée, au moins en partie. Tout a commencé, comme il se doit, comme dans un conte de fées, avec quelques belles femmes prestigieuses dans les tout premiers rôles. Le plus important de ces modèles mimétiques était Elizabeth d'Autriche, l'épouse de l'Empereur Franz Joseph, mieux connue sous le nom de Sissi. Elle se présentait elle-même comme une "femme nouvelle." Étant malheureuse comme épouse et mère elle recherchait une identité par elle-même, loin des obligations cérémonielles. Elle essayait de la trouver dans une culture spéciale du corps qui faisait d'elle un prototype de la femme moderne et "avancée" (voir Vandereycken et van Deth).

Avec l'épouse de Napoléon III, l'Impératrice Eugénie de France, une autre beauté célèbre, Sissi mit fin à la crinoline qui emprisonnait la partie inférieure du corps de la femme. à une rencontre de leurs deux maris impériaux, ces grandes dames se sont retirées dans une pièce privée dans le but, nous a-t-on dit, de comparer leurs tailles respectives. Cet épisode suggère une sorte de compétition naissante entre elles deux, exactement ce qu'il fallait pour commencer un mécanisme de rivalité mimétique chez les nombreuses dames aristocratiques qui n'avaient rien à faire sinon regarder Sissi et Eugénie et copier leur comportement jusqu'au moindre détail. Les deux impératrices ont certainement joué un rôle dans le déclenchement de la rivalité mimétique qui s'est toujours élargi et intensifié depuis. Après la Première Guerre Mondiale, l'intensification a atteint la classe moyenne et après la Seconde Guerre Mondiale, au moins dans l'Occident opulent, s'est étendue à toutes les classes sociales.

Le plan de vie de Sissi était typiquement anorexique; elle exigeait un régime hypocalorique strict et elle se consacrait à la gymnastique et à divers sports d'une manière prophétique pour notre propre époque. Nous avons toujours des princesses, bien sûr, mais en suivant le reste de notre civilisation, elles sont descendues d'un cran ou deux. Le mécanisme boulimique leur est plus caractéristique que l'anorexie héroïque de la "véritablement" donquichottesque Sissi.

Il est intéressant d'observer que les premières descriptions cliniques de l'anorexie ont été écrites en même temps que Sissi et Eugénie exerçaient leur plus grande influence (Louis-Victor Marce en 1860, Lasegue et Gull en 1873). Cette première anorexie médicale semble avoir principalement été une maladie de la classe supérieure.

Les spécialistes reconnaissent volontiers la dimension mimétique des désordres alimentaires mais leur compréhension reste superficielle. Ils sont conscients que quand un cas de boulimie devient connu dans un collège, quelques jours plus tard, il pourrait y avoir des centaines de cas. Mais ils conçoivent toujours l'imitation dans les termes du dix-neuvième siècle comme une contagion sociale purement passive décrite par des auteurs tels Tarde, Baldwin, Le Bon, etc. Ils ne voient pas la dimension compétitive, l'escalade toute mimétique. Ils ne voient pas, donc, qu'ils traitent d'un phénomène historique.

La rivalité s'intensifie avec l'augmentation du nombre des imitateurs. La raison de la répugnance à percevoir l'escalade est que nous détestons reconnaître nos propres lubies mimétiques autant que nous raffolons de reconnaître la mimesis des autres. Toutes les cultures tendent à être comiques dans les yeux des autres mais jamais dans nos propres yeux. La même chose est vraie du passé en relation au présent.

L'esprit de rivalité pourrait triompher en l'absence de n'importe quel rival spécifique. Tout le processus est une version adoucie de "la guerre de tous contre tous" de Hobbes. Il pourrait aussi être comparé à une série de records athlétiques qui deviennent de plus en plus vite battus au fur et à mesure que de plus en plus de gens essayent de les battre.

L'exagération constante du syndrome collectif est inséparable de sa diffusion à des foules de plus en plus énormes. Une fois que l'idéal mimétique est défini, chacun essaie de surpasser chaque autre dans la qualité désirée, ici la sveltesse, et le poids considéré comme le plus désirable chez une jeune femme ne peut que descendre. Toutes les lubies et les modes opèrent dynamiquement parce qu'elles opèrent mimétiquement. Les historiens se concentrent exclusivement sur la phase suprême, juste avant l'effondrement. Ils veulent amuser leurs lecteurs avec les sottises du passé et les persuader simultanément que leur propre rationalité supérieure protège notre monde d'excès similaires.

Les stars hollywoodiennes des années trente semblent assez dodues pour nos standards mais elles semblaient élégamment minces à leur propre époque et, pour les standards de l'avant-première Guerre Mondiale, elles apparaissaient carrément maigres. Avant 1940 la tendance était si puissante que les pénuries de nourriture de la Seconde Guerre Mondiale ne l'ont même pas ralentie. Depuis cette époque, c'est devenu plus extrême à chaque décade qui passe. L'étape critique est atteinte quand la compétition se nourrit exclusivement d'elle-même, oubliant ses objectifs initiaux. Les femmes anorexiques ne s'intéressent pas du tout aux hommes; tout comme ces hommes, elles concourent entre elles, simplement pour la compétition elle-même.

L'idéal anorexique de l'émaciation radicale affecte de plus en plus de domaines de l'activité humaine. Il déforme nos jugements professionnels. Les personnes trop grosses se plaignent, sans aucun doute à juste titre, qu'elles sont l'objet d'une discrimination sociale et économique.

Le Jules César de Shakespeare se méfie de la minceur de Cassius. Il y détecte l'envie et le ressentiment qui, en effet, caractérise ce personnage. De nos jours c'est de la corpulence que nous nous méfions. Cette volte-face, cependant, pourrait ne pas être tout à fait ce qu'il semble. Ce qui a changé n'est pas nos sentiments les plus profonds mais la culture dans laquelle nous vivons, qui est devenue une culture de la méfiance et, non sans raison peut-être, nous considérons les gens minces comme plus capables de copier que les corpulents.

 

Notre distorsion anorexique du passé

Pour voir ce qui se trame, nous nous débrouillons pour nous duper en ce qui concerne le passé, penchant vers diverses demi-vérités ou des mensonges effrontés que, comme tous propagandistes, nous répétons ad nauseam. L'un d'eux consiste à attribuer au passé européen dans sa totalité une prédilection excessive pour les femmes corpulentes, enraciné, prétendons-nous, dans une obsession de la nourriture résultant de l'état de semi-famine qui était normale ces temps-là.

Tant historiquement qu'esthétiquement, cette théorie est primaire. Dans l'Europe préindustrielle, plus de 80% des gens vivaient sur ces petites unités indépendantes de production de nourriture qui s'appelaient fermes. Même s'ils l'avaient voulu, les plus tyranniques souverains et les plus injustes propriétaires auraient trouvé extrêmement dangereux d'affamer leurs propres fermiers. Ils n'étaient pas assez stupides pour oublier qu'ils dépendent de ces gens pour la production de leur propre nourriture.

Durant leur occupation de l'Europe occidentale, les Nazis ont affamé les habitants urbains assez efficacement mais les fermiers et toutes les personnes en relation avec des fermes ne mouraient jamais de faim. Les seuls dirigeants qui ont réussi à créer d'énormes famines furent Staline et Mao qui, en obéissance à leur dogme communiste, ont détruit le fermage indépendant et tué plus de gens que toutes les famines médiévales réunies.

L'idée que la semi-famine était une caractéristique plus ou moins permanente de la vie dans l'Europe préindustrielle est une grossière falsification de l'évidence et, même si des pénuries de nourriture avaient été aussi communes qu'on le prétend maintenant, il est plus que douteux qu'elles aient influencé la conception de la beauté féminine soutenue par les peintres et les sculpteurs. En ces temps-là, les modes esthétiques n'avaient pas leur origine dans les classes les plus basses mais avec les personnes trop étroitement liées aux cercles dirigeants pour ne pas partager leurs privilèges, du moins tant que la nourriture était concernée. Même en temps de famine, les artistes étaient certainement parmi les derniers à avoir faim. Il n'y a rien qui suggère qu'ils aient rêvé de nourriture la moitié de ce que nous faisons.

L'impératif de corpulence que nous clamons pour le passé est une grossière projection de notre propre obsession de la nourriture, une manœuvre évidente pour dénier notre propre singularité. Nos innombrables livres de cuisine et magazines gastronomiques, notre fausse gaieté dans le domaine alimentaire, nos interminables émissions de cuisine et notre perpétuelle célébration du bien manger, démontrent que la culture la plus obsédée par la nourriture dans l'histoire occidentale est la nôtre. Cette obsession est un symptôme d'anorexie bien connu.

à en juger par l'histoire de la peinture, il n'y a jamais rien eu de vaguement similaire dans le passé à notre préoccupation de ce qu'une femme doit peser, ou des possibles dépôts de cellulite sur les cuisses des femmes peintes par des personnes comme Rembrandt et Rubens!

Avant notre siècle, il y a eu des variations du goût, sans aucun doute, dans les écoles de peinture aussi bien que chez les peintres individuels mais ils ne peuvent être réduits à aucun simple facteur. Dans la peinture flamande, des femmes semblent plus corpulentes, en règle générale, que dans la peinture italienne mais les exceptions abondent. Vermeer peint des silhouettes féminines plus minces que Titien et Tintoret. Devons-nous supposer qu'il était le mieux nourri des trois?

Avec la possible exception des énormes seins, ventres et derrières des Vénus préhistoriques, l'impératif de corpulence dans l'histoire de l'art semble être un des moindres bobards dans la vaste constellation des mythes générés par notre passion pour la minceur surnaturelle. Afin de ne pas percevoir combien nous sommes exceptionnels, nous traitons l'exception - nous-mêmes - comme la règle et la règle - tous les autres - comme l'exception. Nous déplorons pieusement les "erreurs ethnocentriques" qui bien auparavant se dissolvaient dans la massive uniformité de notre époque mais nous ne notons jamais la seule erreur qui nous afflige tous, l'erreur "modernocentrique."

La tendance à nous prendre pour le nombril de l'univers et à juger chaque chose de notre point de vue tordu est visible dans tous les domaines de notre culture. Une de nos réelles bourdes est l'interprétation courante de l'ascétisme religieux comme "une forme précoce d'anorexie." Elle devrait être appariée avec la justification révélatrice que quelques anthropologues fournissent pour l'infanticide dans la culture archaïque: "un moyen précoce de contrôle de la population."

Il y a un ascétisme religieux authentique et de grands travaux témoignent de son existence dans toutes les périodes de notre histoire. Cependant, quand la sainteté est officiellement valorisée, le désir non d'être un saint mais d'être considéré comme tel doit devenir un but de la rivalité mimétique. Tout comme d'autres types de comportement humain, l'ascétisme religieux peut être compétitif. Mais les églises étaient en garde contre des distorsions qui, tout au plus, impliquaient quelques centaines de personnes, pas des millions comme nos désordres alimentaires courants. Nous détestons tant notre passé chrétien que nous l'accusons simultanément d'encourager l'anorexie et de "décourager les grands mystiques." Nous ne lui donnons jamais le bénéfice du doute ni n'envisageons la possibilité qu'il pourrait avoir encouragé le mysticisme tout en décourageant l'anorexie.

Ceux qui méprisent le passé ne semblent jamais suspecter que les pires excès se passent maintenant sous leurs nez, à une échelle sans précédant, sans doute, depuis le début de l'histoire de l'humanité. Au Moyen-Âge, la possibilité d'ascétisme faux était toujours reconnue, au moins par des observateurs intelligents, alors que nos désordres alimentaires sont discutés exclusivement dans des termes médicaux, comme s'ils n'avaient rien à faire avec la culture en général et à son évolution récente.

Le problème de nos observateurs "scientifiques" est qu'ils adorent les mêmes idoles que leurs patients. Ils pourraient être eux-mêmes des diéteurs compulsifs, ou des soi-disant diéteurs. Peu de gens veulent être des saints de nos jours mais chacun essaie de perdre du poids.

Avec la fin des dernières prohibitions religieuses restantes, un rituel des plus bienveillants et merveilleux a pris fin, le repas familial, un barrage majeur, sans aucun doute, sur le chemin de la boulimie vomitive. La nourriture industrielle est incontestablement plus facile à vomir que la cuisine de votre mère. La dérégulation des repas a eu des effets similaires à la dérégulation du trafic aérien. Tout le processus est devenu bon marché, sans doute, mais cahoteux, chaotique, peu sûr, et suprêmement inconfortable. De plus en plus de gens mangent seuls, à des heures irrégulières, et ils consomment en hâte de grandes quantités de cochonneries. Il est intéressant que, dans leurs fameuses orgies, les patientes boulimiques accentuent ces caractéristiques typiques à un point caricatural. Elles montrent une préférence marquée pour la pâtisserie bon marché et toutes les horreurs graisseuses et en bouillie produites par notre industrie alimentaire, qu'elles consomment en grande hâte. Cette hâte est le seul point de ressemblance avec le repas de Pâques.

Dans le monde "développé," les forces qui nous tirent en direction de la consommation sont juste aussi puissantes que les forces qui nous tirent en direction du jeun. à côté de la consommation excessive, il y a le bas prix de la nourriture, son caractère tout-prêt, l'énorme pression publicitaire et aussi, last but not least, l'effondrement de toutes les contraintes religieuses et éthiques.

Toute notre culture semble de plus en plus une conspiration permanente pour nous empêcher d'atteindre les buts qu'elle nous assigne perversement. Ce n'est pas étonnant si nous appartenons à aussi  la culture dont beaucoup de gens veulent se mettre en marge, comme un résultat d'épuisement absolu, et aussi, peut-être, comme une sorte particulière d'ennui. Aux États-Unis, l'obésité est même plus en augmentation que l'extrême sveltesse, spécialement dans ces zones géographiques ces classes sociales qui sont moins "dans le vent" que le reste d'entre nous. Personne ne peut s'empêcher de ressentir de la sympathie pour tous ces marginaux. Dans tous les aspects de la vie, l'oscillation entre tout et rien, qui est le fruit de la compétition hystérique, est de plus en plus visible. Même en Europe où autrefois toutes les classes vivaient toujours dans tous les quartiers, les villes sont divisées entre des sections dilapidées et les zones avec les maisons énormes et les pelouses soignées.

 

La culture de l'anorexie

Les escalades mimétiques qui culminent en anorexie/boulimie sont au travail dans tous les domaines de notre culture. La plus révélatrice, sans doute, est celle de la "haute culture," qui était la première, probablement, à être contaminée par des tendances "anorexiques" longtemps avant que le poids soit devenu l'obsession universelle.

Dans tous les arts, à commencer par la peinture, et en continuant avec la musique, l'architecture, la littérature, et la philosophie, l'idéal de radicalisme et de révolution ont été longtemps dominants. Ce que ces labels impliquent concrètement est que l'escalade d'un jeu compétitif consiste invariablement à écarter un par un tous les principes et toutes les pratiques traditionnels de chaque art. Les successeurs se consacrant toujours aux mêmes principes anti-mimétiques que leurs prédécesseurs, ils doivent paradoxalement les imiter en supprimant ce qui n'était pas encore écarté par les précédentes vagues de radicalisme. à chaque génération, un nouveau groupe d'iconoclastes se vante d'être les seuls authentiques révolutionnaires, mais en réalité ils s'imitent tous les uns les autres et plus ils essaient, moins ils peuvent échapper à l'imitation. Il y a eu des interruptions temporaires de cette dynamique, sans aucun doute, et même de brefs revirements, dans l'histoire globale du modernisme, mais la principale poussée est indéniable et elle est devenue si évidente que les systèmes de la révolution se sont finalement brisés ou sont en train de se briser.

En peinture, le rendement réaliste de l'ombre et de la lumière a été écarté en premier, et de plus en plus d'éléments essentiels, la perspective traditionnelle, et finalement toute forme reconnaissable, et la couleur elle-même. En architecture et en ameublement l'évolution fut la même. En poésie, le rythme a été abandonné, et ensuite tous les aspects métriques. Le mot "minimalisme" désigne maintenant une école particulière seulement, mais il va bien avec toute la dynamique du modernisme. En poésie, dans le roman, dans le drame, et dans tous les autres genres d'écriture, ce processus continue à se répéter. D'abord, tout contexte réaliste est éliminé, puis l'intrigue, puis les personnages; finalement les phrases perdent leur cohérence et même les mots eux-mêmes, qui pourraient être remplacés par un fouillis de lettres significatif ou, encore mieux, incohérent.

Toutes les écoles, bien sûr, ne suppriment pas les mêmes choses en même temps et des différences locales ont souvent abouti en flambées créatives brillantes si elles n'étaient éphémères. Finalement, alors que chaque personne et chaque chose tend vers le même néant absolu qui est maintenant triomphant dans tous les champs de l'effort esthétique, de plus en plus de critiques commencent à faire face au fait que la nouveauté vigoureuse se tarit. L'art moderne est achevé et sa fin était certainement hâtée, sinon entièrement causée, par le tempérament de plus en plus anorexique de notre siècle.

Non seulement notre littérature est baignée de l'esprit de l'anorexie et de la boulimie mais ces conditions sont maintenant le sujet de travaux littéraires comme ceux de Valérie Rodriguez, La Peau à l'envers, le roman d'une boulimique ou de Stephanie Grant, La Passion d'Alice. Un jour, sans doute, il y aura une section MLA consacrée à ce nouveau champ appétissant. Mais je doute que quelqu'un égale bientôt L'Artiste de la faim de Franz Kafka. Afin de comprendre ce travail, on doit être conscient qu'au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, ce qu'on appelle des "squelettes vivants" et des "artistes du jeun" étaient exhibés pour un prix dans les foires et les cirques. Ils se vantaient tous d'avoir battu tous les précédents records d'émaciation. C'était un croisement entre des monstres et des champions sportifs.

L'histoire de Kafka est une allégorie de toute notre culture. L'auteur voit manifestement son propre art comme représentatif des tendances négatives, gnostiques et égotistes présentes dans notre monde. Tout cela a été brillamment analysé par Claude Vigée, le poète et essayiste français dans un livre intitulé Les Artistes de la faim.

Il y a maintenant des lectures plus littérales. Il y a des raisons de croire que Kafka lui-même avait des tendances anorexiques. Pour un psychiatre comme Gerd Schütze, son histoire représente: "l'essence, la tragédie et le désir des anorexiques d'une façon dont seul un introverti est capable." Cette vue ne contredit pas mais complète l'interprétation littéraire et culturelle de Vigée. Certaines tendances étaient visiblement au travail dans notre culture longtemps avant qu'elles aient influencé notre alimentation et la proéminence courante de l'anorexie physique et ses variations boulimiques doivent être considérées comme un moment essentiel dans la révélation tragique et grotesque de ce qui nous advient, qui est bien plus significatif qu'une épidémie qui nous frapperait au hasard, ou une bizarre marotte culturelle sans relation avec l'évolution générale de notre société.

Dans la conclusion de l'histoire de Kafka, les foules perdent leur intérêt pour le Hungerkünstler qui est finalement balayé de sa cage et remplacé non pas par quelqu'un dans la même ligne de travail mais par une panthère musclée et menaçante. Cette fin est souvent considérée, plutôt de façon convaincante à mes yeux, comme prophétique de l'ère nazie.

L'histoire en entier, cependant, et ses échos autobiographiques, sont prophétiques d'une ère ultérieure, la nôtre, dans laquelle la métaphore se transforme en un fait existentiel massif, aboutissant en un revirement mystérieux et éclairant de la relation conventionnelle de la métaphore à la réalité. Quand nos relativistes soutiennent que seules les métaphores existent, ils ne réalisent pas combien ils ont raison. Ils sous-estiment le pouvoir de certaines métaphores de devenir épouvantablement réelles.

Cependant, tout cela semble maintenant derrière nous depuis que notre culture postmoderne a rejeté le principe de la nouveauté à tout prix. Le fétiche de l'innovation a été remplacé par l'éclectisme chaotique. Mais loin de réhabiliter la pieuse et patiente imitation des classiques, le postmodernisme ne s'approprie insolemment et indolemment presque rien dans le passé, dans un but indiscernable, et certainement pas pour nous fournir la solide nourriture dont nous avons si désespérément besoin. La nouvelle école renie implicitement toute valeur permanente du passé qu'elle emprunte. Elle régurgite vite ce qu'elle ingurgite sans discernement et la tentation est grande pour moi de réduire toute l'affaire à un équivalent esthétique non d'anorexie cette fois, mais de notre syndrome le plus contemporain, la névrose boulimique. Comme nos princesses, nos intellectuels et artistes atteignent le stade boulimique de la modernité.

Quoi qu'il en soit, l'escalade n'est pas réellement achevée et nous devrions même nous préparer pour des choses plus grandes et meilleures. Si nos ancêtres pouvaient voir les cadavres gesticulants des magazines de mode contemporains ils les interpréteraient probablement comme un memento mori, une remémoration de la mort, équivalente, peut-être, aux danses macabres sur les murs des dernières églises médiévales. Si nous pouvions leur dire que, pour nous, ces squelettes désarticulés signifient le plaisir, le bonheur, le luxe, le succès, ils s'enfuiraient probablement dans une panique, pensant que nous sommes possédés par un démon particulièrement néfaste.

 

 

Travaux cités

 

Broch, Hilde. 1973. Eating Disorders. New York: Basic Books.

Grant, Stephanie. 1995. The Passion of Alice. Boston: Houghton-Migglin.

Kafka, Franz. 1979. "A Hunger Artist." In The Basic Kafka. New York: Washington Square Pen Books.

Rodrigue, Valérie. 1989. La peau à l'envers: le roman vrai d'une boulimique. Paris: Robert Laffont.

Russell, G.M.F. 1979. "Bulimia Nervosa: An Ominous Variant of Anorexia Nervosa." Psychological Medicine 9: 429-48.

Schütze, Gerd. 1980. Anorexia Nervosa. Bem, Stuttgart and Vienna.

Vandereycken, Walter and Roll van Deth. 1994. From Fasting Saints to Anorexic Girls. New York: New York University Press.

Veblen, Thorstein. 1899. Theory of the Leisure Class. New York: McMillan.

Vigée, Claude. 1960. Les artistes de la faim. Paris: Calmann-Lévy.