Et si je suis
désespéré, que voulez-vous que j'y fasse? (1977)
de Günther Anders
Entretien avec Mathias Greffrath
(Allia, 2007)
[2 janvier 2010]
Nazisme et
antisémitisme, capitalisme et boucs émissaires
« L'un des principes de la politique du Führer
national-socialiste était de faire disparaître toute trace de conscience de
classe. Ils y sont arrivés, avec un succès effrayant, parce qu'aux
millions de malheureux, victimes du "système", prolétaires au chômage et petits-bourgeois prolétarisés, ils ont offert un groupe d'hommes par rapport
auxquels ils – je veux dire les prolétaires – pouvaient, non, devaient se
sentir supérieurs, un groupe que, pour se défouler de la haine accumulée, ils
pouvaient, non: devaient détester, un groupe qu'à leur tour, ils
pouvaient, non: devaient traiter comme des victimes. Dans la langue de la
politique, "pouvoir" signifie toujours "devoir" ou "être obligé de". Dans mon
livre Die motussische Katakombe [La Catacombe de Molussic], le principe
de la dictature s'énonce ainsi : "si tu veux un esclave fidèle, offre lui un
sous-esclave !" Plus encore: du fait que l'on accordait aux malheureux
l'étiquette d'"aryens" refusée aux Juifs, ils s'en trouvaient carrément
anoblis.
Comme leur prétendue appartenance à la "race des seigneurs" leur donnait l'air
d'être des seigneurs, ils oubliaient qu'ils n'étaient toujours que des esclaves.
Pour leur procurer le sentiment d'être nobles, on avait besoin d'un
repoussoir, de sous-hommes, c'est-à-dire de nous. Si nous n'avions pas existé,
Hitler nous aurait inventés. C'est pourquoi son antisémitisme n'était pas un
attribut du national-socialisme parmi d'autres, mais le moyen de gagner
le combat contre la conscience de classe et la lutte des classes. » (p.
7-9, lu le 2 janvier 2010)
Spécialisation
« j'ai donné des cours de philosophie de l'art d'un
type sans doute inédit en Amérique, car j'apportais aussi bien des disques –
j'analysais des lieder de Schubert avec les étudiants – que des reproductions de
tableaux – j'ai fait avec eux l'analyse de La Bénédiction de Jacob de
Rembrandt. L'un et l'autre dans la même série de cours – ce qui au pays par
excellence de la division du travail faisait sensation, naturellement, mais
passait aussi pour suspect. Là-bas, on n'était reconnu comme quelqu'un de
sérieux que si, en dehors d'une seule spécialité très pointue, on ne savait
rien. Le manque de culture générale était un critère de sérieux. Nos idiots de
spécialistes européens [europaïsche Fachidioten] font vraiment figure
d'esprits universels, à côté. En outre, l'ampleur du sujet irritait certains
étudiants, ils auraient voulu savoir exactement à quoi s'en tenir quant à ce
qu'ils devaient préparer pour leurs examens, qui étaient très fréquents. Et la
raison pour laquelle d'autres étaient mécontents de moi, c'est qu'ils
potassaient le sexe, je veux dire qu'ils s'étaient inscrits en psychanalyse, le
vocabulaire freudien leur était familier avant même qu'ils aient murmuré un seul
mot d'amour. La première étudiante qui prit la parole après mon interprétation
de Rembrandt – elle dut à cet effet retirer son chewing-gum de la bouche et le
coller sous son pupitre – me demanda d'un ton plein de reproches pourquoi je
n'avais pas parlé du complexe d'Œdipe de Rembrandt. Et lorsque j'abordai
Schubert, la même question revint. Je perdis alors patience et déclarai que si,
quel que soit l'artiste, qu'il s'appelle Rembrandt ou Schubert, la nature de sa
production pouvait être expliquée par ce complexe d'Œdipe qu'ils avaient
prétendument en commun, je n'avais plus qu'à quitter la salle de cours,
puisqu'il existait un passe-partout valable dans tous les cas. » (p.
57-58, lu le 18 janvier 2010)
Prédiction de la seconde guerre mondiale
« La deuxième coupure [dans ma vie] fut l'arrivée
d'Hitler au pouvoir: avant qu'elle ne commence, je savais qu'Hitler allait
signifier guerre mondiale (je m'étais ridiculisé, en France, avant 1933, en
risquant ce pronostic). Sur le plan de la subjectivité, cette coupure s'exprima
par le fait que je devins un type bizarre, sombre et difficile à supporter pour
ceux qui vivaient à mes côtés, notamment pour celle qui était alors ma femme
[Hannah Arendt], je
devins quelqu'un qui non seulement s'appliquait jour après jour – et il lui
avait d'abord fallu apprendre à le faire – à haïr continuellement et de toutes
ses forces, mais aussi quelqu'un qui (comme si cela avait jamais, un jour, d'une
manière ou d'une autre, apporté quelque chose à quelqu'un) se faisait de cette
haine un devoir. » (p.
63, lu le 18 janvier 2010)
L'industrie des armes à consommer par la
guerre, l'apocalypse
« dans mon livre
sur le Viêt-nam, Visit beautiful Vietnam, [...] j'ai clairement montré
que l'industrie ne produit pas des armes pour les guerres, mais provoque des
guerres pour les armes. Qu'elle a besoin de la guerre pour s'assurer que l'on
utilise ses produits, qu'elle ne peut pas "vivre sans tuer", que l'usure des
armes est nécessaire pour que la production continue. Les armes sont des
marchandises idéales – le marxisme a peu parlé de cela, jusqu'à présent –, car
ce sont des produits qui, tout comme les biens de consommation, ne servent
qu'une seule fois. Vus sous cet angle, les munitions et les petits pains sont
des produits de même nature. Une fois lancé, un missile à tête nucléaire n'est
pas réutilisable. C'est pour cette raison que l'industrie aime tellement les
armes. » (p.
69-70, lu le 23 janvier 2010)
« Le monde entier parle aujourd'hui de l'"apocalypse"
[...]. Lorsque j'entends ce mot dans leur bouche, je n'y crois déjà plus
moi-même. Ce mot, je ne peux plus l'entendre. Dès que l'on met en évidence que
les armes sont les produits idéaux, parce qu'il faut les remplacer sitôt
qu'elles ont été utilisées, ça commence à sentir le roussi. Les journaux
n'aiment pas ça... » (p. 70-71, lu le 23 janvier 2010)
Supraliminarité et inconscience
« le mot de
«supraliminarité» n'a pas encore été
adopté comme les autres par les médias ni donc par la langue. J'appelle
«supraliminaires" les événements et les actions qui sont trop grands pour être
encore conçus par l'homme : si c'était le cas, ils pourraient être perçus et
mémorisés.
Jusqu'à présent, on ne connaissait en psychologie que
l'«infraliminaire» [Unterschwellige]. Weber et Fechner ont appelé
«infraliminaires» les excitations qui sont trop petites pour que les hommes
puissent encore les enregistrer. Aujourd'hui les "excitations" (s'il est
possible de ranger des événements immenses sous ce terme académique) sont
devenues trop grandes pour "accéder" encore à nous. C'est au point que lorsque
j'ai cherché à parler de la déflagration atomique avec les victimes d'Hiroshima,
elles restaient tout simplement muettes. Non parce que leur anglais aurait été
insuffisant (ils se taisaient en japonais et l'interprète, lui aussi, restait
muet). L'événement était trop grand pour qu'ils aient pu s'en rappeler et même
pour qu'ils aient pu le percevoir. Ce qui vaut pour ceux qui l'ont provoqué et
pour ceux qui l'ont subi. Que les premiers n'aient pas eu idée de l'ampleur des
effets qu'ils ont produits, cela vaut aussi bien pour les victimes qui les ont
subis; tout comme les auteurs ne pouvaient pas prévoir le mal qu'ils faisaient,
les victimes ne pouvaient plus se rappeler ce qu'on leur avait fait. Vous voyez
: je retombe toujours sur mes pieds, je reviens toujours à mon idée fixe,
à savoir que quand nous réfléchissons, nous sommes plus petits que nous-mêmes,
nous ne pouvons pas nous représenter qui nous sommes (et nous ne voulons pas non
plus pouvoir le faire); c'est pourquoi nous ne savons pas ce que nous faisons ni
ce qu'on nous fait. C'est seulement parce qu'il en va ainsi qu'on peut accomplir
des actes aussi incroyables, aussi incroyablement inconscients que l'exportation
d'usines de retraitement nucléaire de l'Allemagne fédérale vers le Brésil. » (p.
71-73, lu le 23 janvier 2010)
Conservation du monde et révolution
« C'en est arrivé à un tel point que je voudrais
déclarer que je suis un "conservateur" en matière d'ontologie, car ce qui
importe aujourd'hui, pour la première fois, c'est de conserver le monde
absolument comme il est. D'abord, nous pouvons regarder s'il est possible de
l'améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx :
«
Les philosophes n'ont fait
qu'interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c'est de le
transformer. » Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd'hui, il ne suffit plus
de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous
pourrons le transformer, beaucoup, et même d'une façon révolutionnaire. Mais
avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs
dans un sens qu'aucun homme qui s'affiche comme conservateur n'accepterait. »
(p. 76, lu le 23 janvier 2010)
Albert Camus a dit la même chose lors de son discours de
Suède le 10 décembre 1957: «
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne
sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les
révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les
idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire
mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se
faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en
elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de
ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de
désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les
royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle
contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de
la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les
hommes une arche d’alliance.
»
[lu le mercredi 27 et le samedi 30 avril 2011]