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Chapitre IX

 

 

Jeudi 21 mars 2002.

6h22. J'ai eu plusieurs micro-réveils. Premier souvenir de rêve depuis l'accident: un employé me parle des chaussures de Ghislaine. Elle est pieds nus dans son cercueil.

Le spot de la chambre m'a ébloui, et j'ai allumé la douce lumière blafarde d'une mappemonde. J'aimerais avoir cela chez moi, le partager avec toi.

Ma libido est grande. Je touche mes couilles, ma bite. Je désire fortement copuler.

Ma tante: t'es arrivé à dormir?

On me propose les chaussons que "t'as mis tant de fois".

Ma tante: elle était comme une communiante.

Elle était habillée couleur Parme. Je ne connaissais pas ce nom de couleur. Nous sommes allés deux fois à Parme. Après vérification, je vois que nous n'y sommes allés qu'une fois, il y a trois ans et demi, lors de notre premier voyage ensemble en Italie. J'avais été étonné par la proportion de cyclistes, beaucoup d'étudiants.

Pas eu de pluie hier on a eu cette chance là.

Maison de retraite je pense à Patra.

La mère me demande si je dors bien. Ça va. le père est tout rouge, pleure il lui faudrait quelque chose elle dit, déjà il dort peu. C'est pas bon de penser comme ça.

J'ai l'impression de basculer dans un autre monde. Déjà que les personnes qui m'intéressent le plus étaient souvent morts, ou m'ignorent s'ils sont vivants. En plus, ce que je fais intéressera plus après qu'avant ma mort.

Ils vont voir le camping-car de mon père, sauf ma tante qui l'a déjà vu. Je les rejoins à la fin.

Mon père part peu après.

Thérèse: y avait beaucoup de monde. Je voyais pas bien; mes yeux arrivaient pas à se détacher de ce cercueil à penser que ma pauvre gamine était dedans. Elle pleure.

Nous lisons les nombreuses cartes de condoléances. Une seule parle de sa gentillesse. Elle me fait pleurer. Il y a aussi celle de ma famille qui parle de sa douceur.

Je demande si Dominique sait. Ils ont téléphoné et son mari a répondu vendredi soir, elle a rappelé samedi après-midi.

Ma tante demande comment les parents ont appris. on veut pas y croire, mais quand on voit arriver le maire et son adjoint...

Ils ont imposé une cérémonie chrétienne à Ghi, comme à Jo. Je dois rédiger mes volonté et les remettre à Yves.

Le gros nounours que Louis adore et sur lequel il est couché maintenant, c'est celui que Ghi lui avait acheté pour son premier anniversaire. Je me rappelle maintenant que Ghislaine l'avait envoyé par la poste. Louis regarde Oui-Oui. Je ne pourrai plus partager avec Ghi la vision de films d'animation: Wallace et Gromit un samedi après-midi au Forum des Images, Toy's Story à la FNAC de Montpellier un jour de giboulées. Nous nous répétions des scènes. Le dinosaure aux petits yeux rapprochés qui montre la bande dessinée qu'il lit devant le conducteur, entraînant l'accident; Buzz l'Éclair qui retrouve son père comme dans Star Wars et ils rattrapent le temps perdu en jouant avec son pistolet à boulettes. Le chien Gromit qui se voit évincé de sa chambre par le pingouin imposteur, le papier peint à os remplacé par un papier peint à poissons.

Michael n'a pas pu ouvrir sa boulangerie. Il ne parvenait pas à dormir puis s'est réveillé trop tard. En revenant sur la quatre voies, il a eu très peur, un conducteur débutant lui ayant coupé la route alors qu'il roulait raisonnablement.

On parle de Bernard, l'oncle de Ghi au canada. Elle ne l'a jamais vu. Je questionne Valérie qui me dit l'avoir vu une fois qu'il était monté à Cherbourg. La mère de Daniel avait sept fils qu'elle abandonnait. Bernard n'a retrouvé ses frères (sauf celui qui n'a toujours pas été retrouvé et le plus jeune qui était mort d'un cancer, à 33 ans comme Ghi) que lorsque veuf, il a essayé de retrouver sa famille, pas longtemps après que j'ai rencontré Ghi.

Photos de mariage de Val. Photos de Ghi, témoin, jolie en veste mauve, les cheveux encore courts. Trop pénible pour Val de faire un mariage religieux maintenant. Je pleure à grosses larmes.

Derrière la vitre de la bibliothèque, il y a deux photos de Ghi. Une récente que je regarde beaucoup, près du feu, jolie, souriante, en pull mauve, avec Louis sur ses cuisses, on voit bien ses jambes sous sa jupe; l'autre, très ancienne, assise contre une voiture, mélancolique, frisée court avec des lunettes, pas jolie et l'air bien triste.

Ils parlent de Finette, la chienne de 13 ans morte récemment; je n'y avais pas pensé depuis une semaine. Ghislaine demandait souvent après sa mort: "Elle est où ma Fifine?". On l'a vue dépérir peu à peu jusqu'à ce qu'elle soit euthanasiée. Daniel n'a pas eu la force de ramener son corps, pour l'enterrer dans le jardin avec les autres animaux morts. Trop triste, il ne voulait plus d'autre chien et manifestait de l'hostilité envers Buggy. Il y a une autre photo dans l'album, qui est aussi sur le téléviseur au bord de la mer avec sa sœur et Louis. Elles ont toutes les deux des lunettes noires. Ghi et moi étions séparés. C'était je crois il y a deux ans. Aurait-il mieux valu que nous ne soyons plus ensemble, que nous ne nous voyions plus?

L'amputation de la grand-mère était une semaine avant l'accouchement de Valérie, il y a deux ans et demi.

Je regarde mon reflet déformé sur le poids octogonal cabossé du pendule. Ashes to ashes, dust to dust. Je pense à Escher dont elle aimait beaucoup les dessins. J'ai revu un agenda avec ses illustrations en fouillant ses affaires.

On voit sur les photos des fêtes qu'ils faisaient entre eux en Normandie, loin de nous, et pas uniquement géographiquement. La mort de Ghi va plus bouleverser ma vie. Notre relation était tellement intense.

Ils parlent d'aller au Canada voir le frère. Ils n'ont jamais pris l'avion, comme Ghi.

Les parents de Ghi reçoivent une lettre (de condoléances) de ma tante de Bordeaux, où nous étions passés deux fois, la dernière pour l'enterrement de mon oncle, depuis chez son amie Dominique en Bretagne. Je pleure. Elles lisent les autres lettres, que Daniel avait déjà lues seul.

Ma tante regarde une photo d'enfant. C'est moi jeune, dit le père en souriant. On a tous des bonnes joues, dans la famille que ce soit Ghislaine, moi, des bonnes joues Bosquet. Elle ne les avait plus hier à la morgue, ses bonnes joues.

Faire chez moi un petit temple dédié à Ghislaine, comme font les extrême-orientaux.

Dans la cuisine avant le déjeuner, Val dit qu'ils pensaient s'installer dans les Pyrénées, car ils aiment la montagne, ou à Paris. Maintenant, avec ce qui est arrivé, c'est important d'être ensemble. Je pleure.

C'est pas pareil. Tu te rends pas compte, maman, disait Ghi les gens se parlent pas. je pleure.

Ghislaine s'ennuyait à la campagne. elle voulait bien venir pour nous. Daniel la poussait à travailler ici. Elle aimait Paris. Elle aimait la grande ville mais aurait aimé être pas loin. Elle aurait aimé faire comme Valérie, me dire au téléphone le samedi après-midi qu'est-ce que tu fais maman? Rien. Eh ben viens me voir.

Louis me regarde mais ne me dit rien lorsque j'ai les larmes aux yeux.

Le téléphone sonne. Daniel répond. Il pleure tout de suite après avoir répondu: "A Paris". Les autres parlent d'accidents domestiques. Au téléphone, c'était une Yvette.

Repas. je pense que je ne suis même pas monté dans notre chambre.

Ma tante: vous faites du canevas? C'est Ghislaine. Elle est patiente. Elle avait pris une année de disponibilité. Elle en a fini un en un an puis l'autre Thérèse l'a fini. Elle allait plus vite que moi. Elle a choisi le motif. Val aime mieux le crochet.

Tu as été gâchée, Ghi. Tu t'es gâché aussi à faire des bêtises pareilles, si peu créatives. Il reste si peu de ton imagination.

Ils parlent du point de croix avec le "L" de "Louis" fait pour sa naissance par Val. On me le montre. Je le connais. En colère, j'ai méchamment déchiré celui de Ghi chez elle, je ne me souviens pas dans quelle circonstance.

Un peu de vin Luca, demande Daniel? J'accepte, ça me fera du bien d'être saoul comme hier.

A la fin du repas, je me décide à parler des problèmes d'envoûtement qu'elle soupçonnait, ce que m'a raconté sa cousine hier sur cette chambre. Ghislaine avait l'impression d'être touchée; c'était un orphelinat à l'origine. Une collègue lui a dit: mets une chaise derrière ta porte. Françoise ne comprenait pas que Ghislaine ne veuille pas rester en banlieue. Ghislaine a fait de l'écriture automatique avant d'être dans le coma. Ghislaine avait une perception, était sensible à ça. Elle a appelé Valérie, une personne communiquait avec elle, peut-être Victor Hugo ou sa femme, qui écrivait par sa main. Le fameux voyant qu'elle avait vu, qui était tombé amoureux d'elle? Elle a été surprise qu'il lui ait touché la main, normalement un voyant le fait pas. Elle l'a vu pour retrouver du travail sans aller a Paris. Elle ne voulait plus y retourner, mais plutôt à Rennes. Elle l'a vu ici mais il vivait a Paris. C'était quelqu'un dans les âges à Ghislaine, tout jeune. Est-ce lui ou quelqu'un qui communiquait à travers elle? Il l'appelait. Il fallait absolument qu'elle le rejoigne. Elle est allée dans un commissariat, s'est réfugiée après en train dans un commissariat à Cherbourg où on l'a recherchée.

Une nuit on l'a laissée dormir seule. Le matin elle était raide comme la table, pas un coma normal. Ils l'ont mise dans un hôpital psychiatrique sans notre autorisation. Ça s'est débloqué rapidement.

On a tout arrêté, tout brûlé, le prêtre est venu, a dit que sa chambre était, froide, triste, avec des affiches foncées que choisissait Ghislaine. On a changé les meubles, arraché la tapisserie. Thérèse me demande si Ghi me disait quelque chose sur la chambre. Je dis que non.

Valérie a parlé à une amie, pour aider Ghislaine à monter au ciel. Mais on a peur de tout ça.

Elle était là, Régine, la tante voyante hier.

Ghislaine a mis longtemps à m'en parler, deux ans.

Elle voulait pas que je sache pour son envoûtement.

Mme Ménard, qu'elle a vue aussi; Elle écrivait à Paris, on déchiré un courrier arrivé ici. C'est elle qui avait conseillé M. Trufard. Il était avec sa femme. elle était gentille aussi. ils ont perdu un enfant aussi. Val était pas là.

Régine est discrète. Elle restait dans son coin hier. C'est elle qui s'est chargée de prévenir les jeunes frères et sœur à Thérèse.

Une pluie diluvienne. Moi-même je n'arrête pas de pleurer depuis le repas.

Daniel et moi raccompagnons ma tante à la gare.

J'aime bien regarder la campagne sous la pluie, avec la brillance de la route qui reflète les poteaux.

A la gare où j'ai fait quelques photos, j'ai regretté de ne pas en avoir fait sur le trajet. Au retour je n'ai pas réussi à en faire.

Thérèse regarde les cartes avec sa fille.

Louis, qui vient de se réveiller, dit qu'il a peur de Luca, qu'il aime pas Luca. Thérèse et Louis disent: Si, tu as pas peur de Luca, tu aimes Luca, d'habitude. A-t-il fait un cauchemar sur moi, à propos de Ghislaine?

Je n'accepte pas la mort de Ghislaine comme une mort ordinaire. Elle (Ghislaine, sa mort?) me parle trop.

Je m'ennuie. Je regrette de ne pas être parti avec ma tante.

Je pense à la sortie de Stockholm, lorsque nous nous perdions pour suivre la cote vers le sud.

Valérie pense qu'on pourrait appeler Régine sans tarder. Thérèse le fait. Après une longue conversation, elle me la passe. Elle me tutoie. Elle ne sait pas si elle pourra m'être utile. Je prends rendez-vous le plus tôt possible, demain matin à 9h.

On trie un peu les affaires de Ghislaine. L'avant-veille, elle avait, outre l'achat chez Kookaï, fait quatre chèques, dont le premier rayé, de 119,67 €, pour des "fringues". Elle aurait utilisé une sorte de crédit pour ce montant. Où étais-je ce jour-là? Je l'ignore. Je revisse la fermeture de son gros portefeuilles. Son sac était étonnamment rangé. L'avait-elle trié en passant chez elle ce matin? On me donne sa carte Fnac avec un bon d'achat de 10 €. on me donne l'oreillette du Walkphone; je constate qu'il manque la grille d'une oreillette et que le fil est très éraflé. Écoutait-elle la radio lors de l'accident? Je n'ai pas le souvenir.

Avant de partir raccompagner Valérie et Louis à la boulangerie de Cherbourg, Thérèse me propose de dormir en haut ce soir. Je vais accepter d'aller dans cette chambre où nous dormions.

je somnole sur la route, devant.

Ce que Ghislaine avait de différent de ses parents, de sa famille, c'est ce qui la rapprochait de moi.

Je me souviens de la soirée au Crotoy, après être passé à St Valéry de Caux. Le restaurant (moules, frites?), la nuit près de la mer, et le reste...

Lorsque Louis allume la lampe à bulles où s'animent des poissons, que Ghi lui avait offert après avoir renoncé à la garder chez elle, il dit " Ghislaine". Je me détourne pour pleurer.

Je gamberge. Je pense à la chanson mélancolique de Jean Yanne que nous écoutions cette automne: "La gamberge".

Je joue avec Louis.

J'éteins la lampe. Les poissons tombent.

Cela va être très difficile de se remettre de la fin brutale d'une relation aussi fusionnelle.

Je profite d'un moment seul pour pleurer à fond mais brièvement: "Tu tenais pas tant à la vie; Tu étais trop fragile Ghislaine.".

En pissant, dans les toilettes, je resanglote. Tu ne trouveras pas une aussi gentille fille, me disait ma mère.

Jusqu'ici, je préférerais ne pas avoir existé. La chatte Vanille vient se frotter sur moi et se mettre sur mes cuisses.

Née à Saint-Lô, morte à Paris, inhumée à Pont-Hébert.

Ce qui nous rapprochait entre autres choses, c'était d'être chacun le vilain petit canard de notre famille.

A l'arrière de la voiture je me mets à gauche, puis à droite, comme si Ghislaine était à coté de moi. Je désire rêver d'elle, qu'elle me semble plus réelle.

Je pleure mais ça me fait du bien d'être trimballé par deux grands qui discutent.

Lorsqu'on sait que la planche sur laquelle on marche est au-dessus du vide, on en tombe.

Je pleure puis somnole dans la voiture. Arrivés à Pont-Hébert, un contrôle de gendarmerie, à cause d'une ampoule défaillante. Alcootest. Daniel n'a pas d'ampoule de rechange dans la voiture. On vient de perdre notre fille. D'un accident de la route? Oui.

Comme moi, Ghislaine n'a jamais été très heureuse depuis son adolescence.