Chapitre VII

 

 

Mardi 19 mars 2002.

Réveil à l'aube. Je bande. Longtemps. Sur le ventre. Sur le dos j'étire ma colonne vertébrale.

Un message d'Yves sur le répondeur, laissé juste avant que je n'allume le mobile. Il est étonné que je l'ai appelé là, je ne sais pas pourquoi. Il dormait. ce week-end il était disponible et je dis que j'aurais aimé qu'il m'appelle, car j'étais déprimé, après avoir vu ma tante et ma cousine, avec l'impression qu'on ne veut pas être conscient des mêmes choses. J'aurais aimé qu'il enregistre les messages suivants sur mon répondeur.

Je suis un peu angoissé par la journée en perspective, et la suivante. Il vaut mieux que je me lève maintenant.

Les deux premiers dessins que j'ai scannés sur mon ordinateur pour son histoire de "monstre chéri": la dernière date de modification est du 10/03/02 à 15h25 pour le fichier "1oeil", à 17h58 pour "2bouches", trois jours avant sa mort; elle était folle de joie de les voir scannés puis imprimés.

Espèce de grosse gibouille! Elle me disait: "Tu es une grosse rouzoune.",ou "C'est un gros lapin, ça?".

Je m'habille avec une jolie chemise grise, un costume noir sans col, des chaussettes grises, et les deux seules vieilles chaussures (godillots) noires trouées que j'ai trouvées, avec un parka noir que j'ai très peu porté.

Je pars avec des appareils photo préparés dans l'improbable éventualité de photographier quelque chose. Depuis hier, il pleut abondamment. A la morgue, le certificat vient d'arriver, entends-je, mais il n'y a pas de date fixée. L'employée accepte exceptionnellement les habits. Je suis obligé de les aligner tous les quatre sur le guichet et elle les liste. Leurs télé-procédures m'agacent. Ce que j'avais dans le doute nommé "caraco", elle le nomme "cache-corps". Je pars sans n'avoir rien à signer et appelle la mère de Ghislaine.

Je fais chez Ghislaine 17 photographies toutes lumières allumées, sur pied, exceptionnellement au format 24 x 36 mm avec un film couleur négatif ISO 100, toutes au très grand-angle 14 mm sauf deux gros plans dans son placard au 24 mm, toutes au diaphragme f/11, 4 s de pose.

Son père téléphone. Ils ont dû pousser, avec la police et le brigadier Vivien, pour que les procédures s'effectuent à temps. La mise en bière se fera demain entre 10h et 10h30 et le corps partira aussitôt. Après avoir hésité, il décide de ne pas venir, car il préfère ne pas être en retard à Pont-Hébert. il me dit de porter une rose sur son cercueil, Plutôt blanche. Il sanglote. Il veut qu'il y ait au moins quelqu'un à la mise en bière. après je viens directement à l'église. J'avais oublié cela. avec mon père j'avais pensé que nous irions directement au petit cimetière après le rendez-vous à midi sur la place du village près de la rivière. En fait c'est là que se trouve l'église. Je l'avais oublié. Je serai avec ma tante que j'appelle. Je lui demande à quelle vitesse maximale va sa voiture. Ça l'inquiète, car c'est une voiture légère (Citroën AX) déportée par les camions. Peut-être 150 km/h, finit-elle par dire après que je m'agace à lui expliquer qu'il faut de la marge même en roulant à 130 km/h. Mon van atteint la vitesse maximale de 130 km/h et il a une tenue de route déplorable. avec Ghislaine, nous avons mis 4 heures au minimum pour faire les 300 km. Là, nous n'aurons que 3 heures. Nous devrons de toute façon prendre l'autoroute payante, comme le funèbre camion.

Je vais avoir le temps d'aller à mon rendez-vous "professionnel" prévu un mois auparavant, à 14h15.

Je n'ai pas le temps de nourrir les deux pigeons qui viennent.

Ça me fait de la peine pour tes parents. T'aurais pas dû partir, grosse rouzoune.

Vivant ma vie comme une expérience, une suite d'expérimentations satisfaisant quoi qu'il advienne au moins ma curiosité, je vis les drames un peu mieux.

Je passe chez moi avec tout le matériel photo dans le projet de tout amener chez ma tante, d'où nous partirions demain matin. Je rappelle le père pour qu'il me précise les horaires et les arrêts de train en cas de problème sur la route. Il me dit qu'il y aura cinq collègues à elle qui viendront par le train de 10h30. Le suivant n'arrive qu'à 14h47 (Paris 10h30, Lisieux 12h07, Caen 12h28, Lison 12h59, et Paris 12h25, Caen 14h17, Lison 14h47). Je lui demande si ma tante et moi pouvons voyager dans le camion des pompes funèbres, s'il y a au moins une place. Il ne pense pas, ils doivent être quatre ou cinq dedans, pour le transport du corps. Je dis que ça m'étonnerait, qu'il y a des employés pour cela dans une ville comme dans l'autre, il est inutile qu'ils soient plus de un ou eux. Il va les appeler et je le rappellerai.

J'appelle ma tante et lui demande conseil sur ce que je peux raisonnablement prendre, comme matériel photo. Elle me dit que ce n'est pas le moment d'en prendre trop. J'approuve. J'imagine la désapprobation, surtout de ses collègues. Déjà que la haine planera sur ma tête. De toute façon, je ne me voyais pas partir aussi chargé chez ma tante, sous la pluie avec ma douleur vertébrale.

Chez ma tante, où je mange avec appétit (tomates et concombre à la vinaigrette, saucisse de canard et nouilles) après l'unique avocat matinal, ma mère m'appelle. Elle hésite à venir depuis la Gascogne, en passant nécessairement par Paris, et me demande conseil. Je lui dis qu'elle fait ce qu'elle veut.

Dans la salle d'attente de Soutien Insertion Santé, où je viens voir une psychologue pour discuter tous les mois et signer un contrat pour gagner un revenu minimal d'insertion ça pue le tabac à plein nez. Je parle à l'Antillais de l'accueil, qui a exceptionnellement fermé la fenêtre de son guichet, sans doute pour se protéger des fumées. J'invoque la loi Évin, qui depuis dix ans interdit dans un espace public de fumer. Il faudrait une seconde salle d'attente. En France, on estime 1600 décès annuels causés par le tabagisme passif. Il me dit qu'il n'y est pour rien, il faut que je parle à un responsable Mme Touzeau. Je dis que je veux lui parler. Il dit qu'elle n'est pas là. En colère, dans la salle d'attente, je shoote dans le cendrier sur pied qui valdingue. J'ai une douleur au pied. Celle que je prends pour une dame de ménage le prend et l'amène dans une pièce, en disant que c'est pas possible, des choses pareilles. Je marche de long en large en buvant un gobelet d'eau. Les employés, peut-être des psychologues, me regardent. Je me calme et m'assois pour écrire sur le Psion. Lorsque je crois entendre venir madame Dervaux, je le range avant qu'elle n'apparaisse. Assis à son bureau, elle me demande comme d'habitude comment ça va. je lui que Ghislaine est morte et lui raconte. Elle me demande comment je dors, si je suis entouré. J'ai le sommeil relativement solide et je préfère voir peu de personnes. Je ne connais personne qui puisse m'accompagner plus.

Je lui parle de l'hypothèse de l'envoûtement, que je considère comme une hypothèse parmi d'autres, rationnellement. La physique quantique envisage des phénomènes étonnants, et la théorie des cordes pour unifier les quatre forces fondamentales réduit les phénomènes à des vibrations. La résonance agit entre diverses vibrations, que cela soit pour l'imitation, pour rendre malade ou pour soigner (comme avec Priore).

Elle me demande si je crois en Dieu. Je lui dis que je suis un athée polythéiste. Je crois qu'il y a eu des dieux, mais je ne crois pas en eux. Ce sont des victimes sacrificielles. Il y a Jésus-Christ: "il faut que l'un meure pour que la nation vive", il y a Dionysos, plus prêt de nous James Cook chez les Mélanésiens ou les Polynésiens. Elle ne réagit pas.

Comme je l'avais envisagé des semaines auparavant, je prends le dossier sur mon cas qu'elle a devant elle, elle s'y agrippe. Elle a la même horrible expression de colère rentrée d'Isabelle T.. Au bout de quelques secondes, je cède. Je dis que j'ai droit d'accès, que SFR depuis des mois nous empêche d'accéder au nôtre. Elle dit qu'il y a des documents sans rien de spécial. La seule information subjective, que j'en retire, c'est ma tendance à l'abstraction. Elle fait attention à me soustraire cette feuille manuscrite qui lui sert juste d'aide mémoire, au milieu des 150 personnes qu'elle reçoit. Je lui demande ce qu'elle en fait, si elle meurt, quelqu'un d'autre y aura accès.

Elle a aussi noté mes nombreuses manifestations contre le tabagisme dans la salle d'attente. Elle s'est renseignée sur la loi. Effectivement, elle impose ce que je dis, mais elle minimise en comparant avec des restaurants qui n'ont qu'une salle. Ils doivent avoir un coin non fumeur, mais de toute façon, ici on n'est pas dans un commerce, mais dans un lieu public. Elle me dit qu'elle-même ne laisse pas fumer dans son bureau, qu'elle a les bronches fragiles (comme Isabelle T.), qu'il y a même un cendrier dans son bureau, mais qu'ici on accueille des personnes malades. Je dis que ce n'est pas une raison pour que les non-fumeurs pâtissent de la pollution des fumeurs.

On parle de ma façon d'envisager le RMI. Avec mon diplôme de troisième cycle, comme j'ai constaté comment cela se passait à l'université, je pense que c'est rentable pour l'État: on est étudiant jusqu'à 25 ans, temps durant lequel on n'est pas chômeur et on espère, puis après on devient un chercheur ou un artiste payé qu'au RMI, 2500 F au lieu du quadruple au moins à l'université, au CNRS ou ailleurs, et on a la paix sociale à bon compte. (Je ne suis pas dans les statistiques du chômage.) Elle dit qu'il est possible que ce soit une politique délibérée, mais ce n'est pas elle qui valide mes contrats d'insertion. Je marque ce que je projette de faire et tant pis si ce n'est pas accepté. Je préfère coucher sous les ponts et traîner toutes les journées dans les bibliothèques que d'aller travailler chez MacDonald.

Elle me dit qu'elle a conclu qu'elle ne pouvait pas me proposer de CES (contrat emploi solidarité), qu'elle ne me voyait même pas bibliothécaire, contrairement à moi qui envisageait ce métier. Elle dit que ce n'est pas la même chose de travailler à Beaubourg que d'aller à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je dis que je ne vais même pas dans cette dernière bibliothèque, ses procédures me rebutent.

D'ailleurs, on parle aussi du RMI que je ne reçois plus depuis septembre. Pourtant, j'ai bien rempli les papiers. Elle téléphone à monsieur Irbeck qui a envoyé deux fax à la Caisse d'Allocations Familiales. Ils n'ont pas reçu le contrat d'insertion signé le 9 octobre, le jour-même du retour de notre périple. On ne s'explique pas que ce ne soit pas traité. Je dis en aparté que c'est l'envoûtement. Elle sourit. Pour moi, ce n'est pas qu'une plaisanterie mais aussi une hypothèse qu'il faut que j'étudie. De la même façon, je n'ai pas accepté le traitement à l'amiable entre SFR et nous sans savoir ce qui s'est passé entre la Poste alors qu'ils s'accusent réciproquement. Elle me demande comment je m'en sors. Avec l'argent de Ghislaine, de ma mère. Je suis des semaines durant à découvert et une aide exceptionnelle m'a été refusée.

Nous parlons aussi de thérapie hebdomadaire pour parler plus souvent. J'ai déjà fait cela, mais pour m'exprimer, j'écris. Je suis plus intéressé par l'hypnose. Elle me dit que la plupart, même s'ils y sont obligés, n'acceptent pas la Couverture Maladie Universelle, et donc il faudrait payer. Avec ce que j'ai, c'est impossible. Elle me demande quelle école d'hypnose je préférerais: Charcot ou Erikson. Je dis Erikson sans hésiter et dis mon étonnement: je ne savais pas qu'il existait encore une école Charcot. Elle dit Chertok. J'avais mal compris. Je maintiens/confirme Erikson.

Elle me donne rendez-vous dans 15 jours.

Je demande à voir la responsable de SIS, madame Trozeau. Assise à son bureau, elle dit qu'elle est occupée, je ne la vois pas. Elle vient quand même à la porte de son bureau. Je découvre qu'il s'agit de celle que je prenais pour la dame de ménage. Elle a des paroles apaisantes; il s'agit de personnes malades. je dis qu'elles peuvent fumer dehors. Les fumeurs prennent le cendrier comme caution pour fumer lorsque je leur dis que c'est interdit. Elle dit qu'elle va s'arranger pour faire attention, qu'il n'y ait pas de cendrier lorsque je viendrai.

Ca m'a stressé de me mettre en colère.

Ma tante m'a préparé un thé qu'elle trouve trop fruité. J'ajoute du miel, sucre naturel; il est bon. Nous envisageons d'ajouter de l'huile dans le moteur de l'AX puis je pense à rappeler le père de Ghi. Il a essayé de me téléphoner. Les pompes peuvent nous amener dans leur corbillard. Il me rappelle de ne pas oublier la rose blanche. Ma tante me montre sur son dictionnaire des médicaments le produit qu'on a conseillé à ma mère pour me calmer. Le médecin a dit que c'est sans risque, c'est des plantes. Il se moque de ses clients. Comme si aucune plante n'était toxique. Je dis à ma tante que la dernière chose que j'ai dit à Ghislaine, c'est peut-être qu'il y avait beaucoup de circulation aujourd'hui. Je lui avais fait signe de se mettre à ma hauteur au feu rouge pour parler.

Avec ma tante, nous allons chez un fleuriste maghrébin "mille et une fleurs" où nous ne trouvons pas ce que nous cherchons, puis chez un asiatique "Fleur de lotus" où je choisis un magnolia. Après avoir discuté avec ma tante, j'écris sur la carte "A la meilleure des personnes que j'ai connues. Je n'oublierai jamais sa gentillesse et sa générosité. Luca." Je me suis trompé. Déjà, ma tante et moi avons oublié la formule que nous avions imaginée. J'aurais dû écrire: "A la meilleure personne que j'ai connue. Je n'oublierai jamais ta gentillesse et ta générosité. Luca." Ma tante achète un autre pot pour le reste de la famille et une rose blanche. Elle dit que Ghislaine ne pourra pas voir ces belles fleurs de ses yeux. Elle prend mon pot et l'amène en métro chez moi. Retardé par de nombreux feux, j'arrive juste après elle. Chez moi, je lui montre les deux dessins d'un oeil et de deux bouches sur l'ordinateur et lui lis l'histoire. Puis je lui fais lire Igor. Elle a les larmes aux yeux. C'est beau. Elle part.

La loi, c'est la force des faibles. Sauf les lois scélérates. C'est à ça qu'on reconnaît ces dernières: elles défendent les forts et oppriment les faibles.

Je me souviens, quelques jours avant l'éclipse solaire lorsque nous avons dîné à Fécamp avec ma mère, dans l'étage d'un restaurant sur la mer, et le Soleil couchant. Après, ne pouvant pas trouver d'hôtel pour ma mère, nous avons dormi tous les trois au bord de la plage havraise, ma mère près de la rue et moi de l'autre côté, près de la porte coulissante. Au milieu, l'absente. Toi.

J'imagine que je fais une crise de folie lors de la cérémonie, comme ça, pour pousser l'opinion négative qu'on peut avoir sur moi. il vaut mieux que j'envisage une telle idée pour ne pas la réaliser, ce qui est déjà hautement improbable. Et cela me permet d'être plus curieux de ce lendemain.

Je vais lire à la psychologue de SIS ce que j'ai écrit sur notre entretien, afin de savoir si elle en a la même version.

Je me demande si ce journal ne va pas me faire rencontrer moins de personnes. Au moins, je souffrirai moins de la solitude.

Aux Guignols de l'Info, il y a la marionnette de l'abbé Pierre. Sa marionnette nous avait beaucoup amusés ces dernières semaines, je répétais souvent l'imitation du vieux petit curé nasillard: "Mais c'est pas possible.".

J'écoute uniquement ce soir à 20h15 des messages laissés par le père de Ghi, qui me confirmait le voyage en corbillard, puis le message d'Yves, qui parle de la possibilité de venir avec nous dans son Audi. je ne pensais pas qu'il aurait le temps pour cela, alors qu'en deux ans et demi, il n'a pas eu de temps pour mon site internet. C'est un vautour d'enterrement, comme beaucoup de déistes, de monothéistes. Il ferait mieux de s'occuper de ses engagements envers les vivants.

Yves appelle à ce moment sur le mobile.

Pas de pensée profonde, c'est au diariste...

Pas le temps distorsion du temps LSD aiguille voyage vitesse de la lumière, même chose, c'est pour ça que c'est du "speed"...

Ma mère appelle. Elle me dit qu'elle m'avait appelé cette après-midi pour venir. Maintenant c'est trop tard. Tant mieux, je pense au fond. Elle me dit que Ghislaine lui disait récemment qu'elle voulait des fleurs pour chez elle.