Chapitre VI

Lundi 18 mars 2002.

Je me suis réveillé plusieurs fois cette nuit. Il fait encore nuit. Je vais aller chez Ghi. Je commence à mettre ma chaussure en oubliant de mettre un pantalon à la place de mon pyjama.

Ces derniers mois étaient comme une lente agonie.

Je nourris quelques pigeons avec des lentilles.

Je trouve un indice sur l'assurance et téléphone à Daniel à 7h56, durant 8 mn.

9h44. Ça va mieux depuis que je trie les affaires de Ghi, surtout que je trouve des dessins, des manuscrits, l'histoire d'Igor le lapin, Georges le crocodile.

10h45. Valérie m'appelle avec le mobile de Ghi. Elle essayait de m'appeler avec un ancien numéro. C'est la bonne assurance. Ils trouvent que c'est long. Pour l'avocat, je demande si on peut le choisir, car je pense à l'avocat de Beljanski dont j'ai pris les coordonnées.

Ma tante m'appelle. J'écourte la conversation.

J'appelle ma mère pour le remboursement d'un bon d'achat: Ghislaine avait acheté il y a deux mois acheté deux paires de bottes en soldes: une noire aux bouts tronqués, l'autre beige aux bouts pointus. Aucune ne me plaisait et elle a été rendre la paire beige mais sans utiliser l'avoir que les vendeurs lui ont fait sur la collection hiver.

Je pense à Ülm, la ville allemande dont elle avait tant aimé les canaux aux vieilles maisons peintes.

Je vais faire un ensemble de photos au 14 mm avec un négatif couleur; comme cela, on pourra même faire une visite virtuelle de son appartement par internet.

En rentrant chez moi, j'ai croisé dans le hall le petit fox-terrier que tu aimais tant, que tu as caressé et se mettait debout vers nous. Il part en voyage.

J'ouvre ton dernier relevé de compte à la Poste. L'avant-veille veille de ta mort, tu as acheté des habits chez Kookaï.

J'ai appelé l'avocat Maître Philippe Autrive, dont nous avions appréciés la défense de Beljanski. Il me conseille de demander si l'assurance couvre le coût de l'assurance sans dire que nous en avons choisi un. Lorsque nous avons la réponse écrite, nous pouvons dire lequel, sinon nous risquons de perdre le bénéfice de l'assurance. Pour le dossier SFR, il ne s'occupe pas de droit de la consommation. Il propose un rendez-vous avec les parents.

Valérie me téléphone: ça devrait se faire en fin d'après-midi; en tout cas on espère. Je suis moins pressé que sa famille, car j'ai tellement de choses à faire. En tout cas, je me tiens prêt à aller à la morgue à tout moment porter ses derniers habits, et si possible faire une photo (c'est cela qui me stresse).

Je scanne une première photo de Ghi et moi enlacés chez ma mère, qui a écrit au dos: "Pour Ghislaine souvenir 25/12/98". J'agrandis son visage épanoui au maximum: que pensait-elle?

Je viens de téléphoner à Noos afin de m'abonner à l'internet par le câble.

Je suis étonné d'être autant serein, voire par moment joyeux, me frottant les mains selon ma manie (mon oncle avait la même): j'ai l'impression de faire ce que je dois.

J'ai récupéré chez elle deux manuels identiques de son type de vélo. le vélo de la mort. Je préfère que ses parents ne les voient pas.

Je regarde mon haut plafond de crépis blanc. Plus les immeubles ont eu des étages empilés, plus il a été difficile de croire que Dieu voyait tout... pensé-je en déchirant une reconnaissance de dettes de 140.000 F datant du 30 janvier.

Je scanne l'autre photo de nous deux ensemble: prise par mon père le 16 juin 2000, jour de son mariage.

Je dois tirer avantage de sa mort, en extraire les aspects esthétiques. Vivre comme si j'allais vivre le triple d'elle. Nous avions fait l'amour deux heures avant, un baiser quelques secondes ou deux minutes avant, alors que tu es étais jolie, pimpante, soignée.

Valérie vient de me rappeler. ils ont dû rappeler le brigadier. le permis d'inhumer va peut-être enfin arriver. Je dis qu'il me suffit d'une demi-heure pour apporter les habits de Ghi.

J'ôte des derniers habits du sac en plastique rose fuchsia marqué "ds Lingerie" en jaune et mauve (je vais le garder). Je regarde tes derniers habits. une jupe fine mauve foncé, un minuscule (on dirait un habit de poupée) caraco croisé à manches courtes mauve clair "Vegas Paris" (de la même couleur que le "s" du sac en plastique, un soutien-gorge et une culotte violet foncé en dentelle à fleur. J'hume leur bonne odeur de propreté. Je renonce à garder le sac.

J'imagine que le cercueil est scellé car il y a une action judiciaire, pour d'éventuelles autopsies.

18h56. On ne me rappelle pas pour les habits... Valérie m'appelle. J'apporterai les habits demain matin. L'inhumation est fixée à mercredi 14h. Le corps sera rapatrié demain en fin de journée ou après-demain matin tôt.

J'appelle mon père afin de le prévenir. Nous nous retrouvons à Pont-Hébert avant midi. J'ai l'impression de jouer la comédie de la tristesse.

Ça a du bon l'art. Je crois que mon amour de l'art et ma violence sont liés: j'évacue ma violence, ma haine dans la création d'une autre réalité; et je deviens violent lorsqu'on détruit ma création en m'imposant une réalité menaçante, en particulier celle de l'autre sujet, personne ou même bête. Ne puis-je vivre que parmi les objets?

Nathalie m'appelle; elle l'a su par le père d'Alban ce week-end; elle a dû mal à y croire; elle ne savait pas quoi faire, téléphoner... Elle a des sanglots vers le début de notre conversation. Nous parlons aussi de cet abruti d'Alban qui lui a fait des dettes et des dégâts comme à nous.

Ta sœur ne t'a pas appelé? Non. ma sœur est au courant, par ma cousine. Elle lui a demandé, qu'est-ce que je dois faire? ma cousine lui a dit: selon ta conscience. Ah c'est sûr, je dis, si elle lui a dit ça, elle a préféré ne rien faire. Ma mère dit qu'elle a un problème, elle est introvertie. Elle est pire qu'introvertie, la moitié des gens sont introvertis. Ghislaine était introvertie.

Ma mère a appelé mon père. Elle lui a demandé si je lui parlais aussi de politique, de Beljanski: non, car il dit que ça ne l'intéresse pas.

Ma mère a appelé les parents de Ghislaine et leur a dit qu'elle est de tout cœur avec eux. Je n'arrive pas à dire une chose pareille.

Ma mère, ce matin, pensait à Ghislaine dans un parc, triste, lorsque des petits jeunes lui ont dit: "Faites pas la tète madame.". Elle pensait à Ghislaine en voyant à la télévision un reportage sur la forêt en Pologne, les loutres, etc. Je dis qu'elle aimait beaucoup les loutres.

Tu ne dois pas être triste, elle ne peut être qu'au paradis selon toi. Et plus un chrétien est vieux, moins il doit être triste, car il rejoindra bientôt le royaume des morts. Qu'est-ce qu'ils font durant l'éternité, les morts? Ils jouent aux cartes? Ma mère croit ce qu'elle voit, sent. Je vois que les morts ne voient pas, n'entendent pas, ne disent rien.

Ma mère doit penser que son dieu a rappelé, ramené un petit agneau perdu dans ce monde trop cruel pour sa tendre peau.

J'ai l'impression que le christianisme est moins efficace que le stoïcisme, tout en étant de plus mauvaise-foi, ou plutôt plus mensonger. La mauvaise-foi, c'est plus efficace que des mensonges incroyables.

J'appelle ma tante, qui me raconte la même version que ma mère à propos de ma sœur. Elle ajoute que ma sœur est fâchée depuis l'enterrement de mon oncle, lorsqu'elle avait proposé d'aller voir mon oncle malade avec ma cousine. ma tante lui avait dit qu'il allait penser que la fin était proche, comme il n'avait pas vu ma sœur depuis des années. Depuis, elles ne se sont pas parlées. Je lui rappelle que mon père n'a pu voir sa petite-fille qu'une fois, tombant à chaque fois après sur le répondeur.

Ma tante ne comprend pas lorsque je dis qu'il est normal qu'avec ce qu'a dit Florence, ma sœur ait ainsi réagi. J'explique que Florence ne s'engage pas puis lui dit qu'on ne peut pas lui faire confiance. J'évoque quelque chose que je lui avais dit il y a plus de quinze ans en lui faisant promettre de ne pas le répéter, et elle l'a dit à ma sœur, qui elle-même l'a dit à ma mère. Ma tante dit qu'elle était jeune. Je lui dis qu'il y a autre chose advenu il y a 8-9 ans. Elle me demande quoi mais je ne préfère pas le dire. Elle me dit, des fois, moins on en dit, mieux c'est. Oui, il faut savoir à qui on peut faire confiance. Elle me dit: moi, on peut me faire confiance. Je sais. Après nous discutons du programme de demain, flou mais chargé.

Je vais dormir avec les habits de Ghislaine, les derniers qu'elle va toucher.

Ghislaine me reprochait mon désordre, mais maintenant que j'ai vu que dans l'agencement propret de ses boîtes, ses papiers sont mélangés, je constate qu'elle s'intéressait plus à l'aspect esthétique.

Ghislaine, Buggy et moi sur le bateau de deux jeunes français avec leurs deux chiens sur un bateau, dans la crique d'un port grec sur l'île de Lefkada. Le dîner (ensemble), la baignade (seul) dans la nuit.

Je me souviens de poteaux électriques photographiés sans grand enthousiasme en Ibérie, à une période où je faisais peu de photos dans cet environnement campagnard quelque peu désertique.