[Index]

Chapitre IV

 

 

Samedi 16 mars 2002.

6h50. Je me réveille doucement, s'en m'en rendre compte, comme si les pensées éveillées prolongeaient identiquement mes rêves. Le matin au réveil est comme hier le moment le plus pénible de la journée, le plus angoissant. Déjà, j'ai horreur de me réveiller (trop) tôt, lorsque l'obscurité persiste. Ça me rappelle les mauvais souvenirs d'obligation d'aller à l'école tôt le matin, surtout avant l'aube en hiver, dans le froid; attendre le bus, ou le train dans la nuit, pouvoir encore voir les étoiles. Je ne veux pas d'une vie réglée par des horaires. Ça m'angoisse, me stresse. Depuis des années j'ai choisi une vie ou je peux me réveiller spontanément, sans sonnerie. Déjà, à l'université j'évitais autant que possible les cours commençant avant le milieu de matinée, avant 10 h.

Je me souviens de cette longue plage de la côte adriatique italienne, où nous sommes allés deux fois. D'après mes archives, c'était à Termoli ou Vasto, il y a 3 ans au début d'un printemps et deux ans et demi au début d'un automne. Nous nous sommes baignés dans l'eau froide, mais je ne me souviens plus si c'était les deux fois et nous deux. Ghislaine était plus frileuse que moi, avec son syndrome de Reno qui lui refroidissait les extrémités.

Je me souviens de cet été, dans la baie de Githio en Grèce, où pour la première fois de sa vie, grâce à mes conseils et ma patience d'alors, elle n'a pas eu peur en nageant et a pu s'éloigner seule du bord, là où elle ne touchait plus le fond. Nous venions de changer la batterie en panne qui nous empêchait depuis deux jours de démarrer sur terrain plat. J'étais très stressé par une telle situation. Ce que j'apprécie le plus dans mon van pour faire de longs voyages, c'est sa fiabilité.

Hier déjà, je me remémorais l'accident le plus grave que nous ayons eu en voyage. Nous venions de traverser de nuit le détroit de Gibraltar et je n'avais guère dormi, stressé par la traversée, pis le passage de la frontière, puis le stress des Marocains qui se précipitaient sur nous lorsque nous voulions nous gare à Tanger: nous y avons tourné en rond puis sommes partis sans que j'aie pris de photos. C'était ma seconde visite au Maroc, mais ma première venue en Afrique avec mon véhicule. J'étais ensommeillé, désirais tenir jusqu'au soir. A un moment, alors que la circulation était dense et assez lente, je me suis endormi. Le coté droit a roulé sur le bas coté une main plus bas que le bitume, j'ai voulu redresser à gauche et ai perdu le contrôle. Le véhicule a traversé la route, chanceusement sans percuter ni les véhicules en face ni d'arbre. Nous sommes tombés dans le champ un mètre plus bas et avons roulé une cinquantaine de mètres au milieu de moutons qui s'échappaient avec leur(s) berger(s). J'ai défait ma ceinture et suis sorti le corps plié, suffocant, incapable de retrouver une respiration normale. Je craignais d'être paralysé. Ghislaine m'a rejoint. Elle s'était fait un gros hématome aux fesses; je crois qu'elle n'avait pas attaché sa ceinture et que c'est ce qui a causé chez elle une blessure plus superficielle: contrairement à elle, j'étais collé au siège quand le véhicule a percuté le sol. Un bidon plein d'eau avait éclaté à l'arrière (je l'ai toujours), l'écran de mon Psion 5 était cassé et le train avant était tordu. Nous avons dû rouler doucement jusqu'à trouver de l'aide.

La mère me téléphone et me passe aussitôt le père qui me demande de chercher le contrat d'assurance de Ghislaine. Il est au bord des sanglots.

Tu ne souffriras plus. Si mes créations se faisaient sans moi, j'aurais préféré mourir à ta place. Mais n'est-ce pas égoïste? c'est toi qui aurais souffert.

"L'as-tu lu mon petit loup?" à la radio, l'émission des livres pour enfants qui la concernait tant.

Après avoir fait quelques photos sur le chemin, j'arrive essoufflé par les six étages, chargé de matériel photo. Il fait encore soleil chez elle, chez toi, mais il décline.

J'entends des messages sur mon répondeur, car j'étais injoignable sur mon mobile hier, en ligne avec Yves, et je n'ai allumé mon mobile qu'à 8h20: ma tante Lisette de Bordeaux, ma mère plusieurs fois inquiète, les parents de Ghislaine ce matin, et la voix de Louis, de Valérie, qui ne savent utiliser le mobile de Ghislaine, puis le père, ma mère.

Je rappelle ma mère, qui prend le train pour sa cure à Dax.

J'appelle ma tante Aline, qui m'invite à déjeuner. Je pleure lorsqu'elle m'annonce que ma cousine doit venir vers 13h-13h30.

Je téléphone chez Lisette et tombe sur son mari Bernard, handicapé par sa jambe, il ne peut me passer Lisette qui est à l'étage supérieur, et me dit les banalités d'usage, de façon assez inarticulée.

Je téléphone chez Luc-Laurent Salvador et commence à parler sur son répondeur avant qu'il ne décroche. Il faisait son yoga et va mettre un vêtement. On a une discussion métaphysique. Je parviens à savoir qu'il croit que comme les cellules font partie d'un organisme, nous faisons partie d'une totalité avec laquelle nous sommes en interaction. Il mentionne l'hypothèse Gaïa. Je lui dis que c'est la base de l'écologie. Car je trouve cela trivial. Il me laisse lorsque sa concubine Florence revient, car elle n'a pas l'air bien.

Dans la poubelle sous l'évier, des coques des noix et un filtre à café.

Dans une poubelle, sa mère a mis une étiquette "Rh 0 négatif". On t'a fait un prélèvement sanguin pour savoir si tu avais absorbé des substances psychotropes.

Je jette quelques miettes par la fenêtre. Un pigeon atterrit aussitôt.

Je récupère des papiers et souvenirs que ta mère avait jeté dans un sac.

Le Psion Revo sonne: le premier 30 millions d'amis sans toi: un zèbre, des singes mago, et un rat et surtout un chat noir et blanc qui ressemble au chat qu'elle a acheté il y a trois ans, un jour de déprime, félin que j'ai nommé Léo (j'aurais pu Félix).

Elle avait l'intention de venir avec moi déjeuner chez ma mère. Échec, et mat sur le damier de croisement peint sur le bitume: le fou a renversé le pion, la dame, la reine, la cavalière.

Déjeuner avec ma tante et ma cousine: impression d'incommunication de ce qui est affectivement important, fondamental, comme toujours avec ma cousine. Rester superficiel. C'est là ou je suis le plus malheureux, ou tu me manques le plus, car tu me comprenais mieux et que tu étais présente, avec tous nos souvenirs communs.

À la brocante avec ma tante et ma cousine, je me sens pas bien, trop étranger à cet environnement, à leurs conversations. Je n'aurais pas réussi à photographier des gens.

Il vaut mieux que je sois seul et étudie les dossiers de la noirceur du monde actuel. Ça me fera moins regretter l'absence.

En allant et en revenant de chez ma cousine, nous passons près d'un attroupement de véhicules urgentistes. J'entends une dame dire à un enfant que c'est une voiture qui a percuté un piéton. Attiré-je la poisse?

Parfois, souvent, j'ai désiré sa mort, afin de ne plus étouffer.

Alors que je me prépare à repartir de chez ma tante (je refuse de dîner chez elle, de dormir chez elle, de revenir déjeuner chez elle demain), Mme Perrissin, amie de ma mère et institutrice à l'école où j'étais de 7 à 10 ans, me téléphone.

J'ai hâte de me retrouver seul; ma misanthropie est à ce point.

La plupart des personnes, comme ma cousine ne désirent pas être conscientes des mêmes choses que moi, d'où l'incommunicabilité.

Là, je suis vraiment déprimé. j'ai envie de tout abandonner, de ne communiquer avec personne.

Ghislaine, que tous imaginaient plus jeune que son âge. (Tous ses efforts pour être belle, me plaire.) Cassée d'un coup.

Je corrige les histoires imaginées par Ghislaine et que nous avons écrites sur mon Psion.

J'ai hâte de mourir mais j'espère ne jamais être amené à le faire. Trop pénibles derniers moments.

Dans le bazar de mon studio, je ne retrouve pas une sandale et une épine s'enfonce dans ma chair. Afin de l'extraire, je dois ouvrir le set manucure que j'ai acheté à Carrefour juste avant d'apprendre la mort de Ghislaine.

Celui qui a tué le chien devant nos yeux en Bulgarie y pense-t-il parfois?

Dans les médias, ils ignorent l'accident, tandis que ceux qui savent m'agacent de leurs réactions.

Ma tante en partant m'a demandé si je n'avais pas de... je ne connaissais pas ce nom. C'est un somnifère. Ça m'a mis en colère. Ne croit-elle pas qu'ils en prennent trop? Je dors quand je dors, et si je ne dors pas je fais autre chose. J'évite d'être obligé de me réveiller artificiellement, contrairement à beaucoup de personnes dans notre civilisation. Civilisation.

Ma mère me téléphone plusieurs heures. Disputes. Ça a coupé lorsque ça commençait à être intéressant. Elle a dû croire que j'avais raccroché. Je parlais de tous les problèmes que nous avons eus à notre retour. Elle m'a demandé si elle s'était suicidée. J'ai dit non.

Insupportable de voir certains gros abrutis à la télévision.

C'est certain: je ne peux guère attendre quelque chose pour m'en sortir des personnes que je connais. mon seul espoir est dans la rencontre d'au moins une personne nouvelle. D'une qualité équivalente à Ghislaine, plus en adéquation sur certains points, un certain point. Serait-ce nécessairement une femme? pourrait-ce être un ami?

Je ne vais pas m'en remettre, car Ghislaine était trop bonne. Quelle probabilité ai-je de rencontrer qui me sauvera? Et même, la souffrance de la disparition précoce d'une personne généreuse et sensible comme Ghislaine me pèsera toujours, aussi peu ou longtemps que je survive.

Je me déplace en vélo comme avant, coûte que coûte: soit ça passe, soit ça casse. Je ne supporterais pas d'aller dans les couloirs souterrains du métro, d'attendre dans cette termitière, être dans une foule où personne ne se parle. Nous avons pris plusieurs fois le métro (souvent bondé) le lendemain de la mort de Ghislaine; je suis incapable de supporter cela quotidiennement comme je l'ai fait il y a dix ans. Nous savions les risques que nous prenions, mis on a voulu adapter la ville à la voiture.

Je ne suis bien que lorsque j'écris.

C'est dans les moments que je vis que je comprends tout le profit qu'il y a à croire dans des survivances du psychisme par delà la mort. Mais la faiblesse des arguments fait comprendre la tristesse de ceux qui disent y croire.

J'imagine qu'une collègue de Ghislaine me dise: "tu l'as tuée". "C'est vrai.", répliqué-je.

J'ai l'impression là d'être moins peiné de la mort de Ghislaine que de percevoir qui lui survit. Y compris moi-même. Elle était déjà comme morte. La mort rodait tant. Nous étions trop fragiles. Sans carrosserie.

Ne plus l'avoir à côté, sur le lit. J'imagine avoir au moins son cadavre à côté de moi.

Peut-être l'aurais-je assassinée. Peut-être m'aurait-elle assassiné.

(Je n'ai pas lu Les trois mousquetaires, sur le siège de La Rochelle.) Les livres m'apporteront plus que les gens que j'ai autour de moi.

(Anti-portrait chinois:) Si j'étais une torture, je serais la solitude.

Une idée pour dépenser la monnaie que je gagnerais avec mes photos (hypothèse déjà peu probable): aller dans les lieux pauvres dépenser mon argent avec les plus pauvres, faire des photos et éventuellement me faire voler jusqu'à mon matériel photo.

Est-elle morte? Ma mère m'en a parlé ce soir.

Je suis fatigué, ensommeillé.

J'ai hâte que les funérailles soient finies, que je puisse retourner à ma solitude seul. Je désire ne pas y aller.

Dans cette télésociété, avec la télé-éducation que j'ai perçu, je suis devenu lointain.

J'aurais aimé que tu sois là pour choisir les photos de mon site et les agrandissements.