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Chapitre
III
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Vendredi 15 mars 2002, 6h58.
Si j'avais installé sur nos vélos les rétroviseurs que nous avions achetés cet été, en Pologne je crois, elle serait peut-être encore vivante. Et là, j'ai l'intention de me dépêcher d'en installer sur le mien. Vais-je être moins velléitaire et procrastinateur?
Hier soir ma mère m'a dit que la concierge portugaise de ma tante trouvait Ghi bien jolie, qu'il y avait dans l'immeuble un jeune couple de médecins dont la femme a été tuée comme ça dans la circulation.
Je pense souvent au cerveau de Ghi dans son corps mort, ce trésor de bonté et d'imagination devenu stérile, à la formule désormais perdue.
Cette nuit au téléphone, mon ami Yves m'a demandé qui aurait le plus souffert de la mort de l'autre. Je lui ai répondu sans hésitation: elle. Et pourtant, à chaque instant, je découvre de nouvelles variations de ma souffrance.
Seul, ma vie va être bien bancale. j'aurais du mal à faire des choses élémentaires de la vie. Je vivrai au ralenti. J'éviterai le stress de délais, d'un planning chargé.
J'aurais préféré que tant d'autres personnes meurent individuellement ou collectivement à sa place, mais pas moi. Je suis moins bon qu'elle mais mon œuvre est plus importante.
Au dernier feu rouge de circulation, j'attendais que la flèche orange clignote vers la mort, qu'elle indiquait à droite.
L'impression d'être veuf. La bizarrerie d'être le survivant d'une femme. Le mâle est tellement secondaire. Pas tant que cela, mais suffisamment pour que ce soit la femelle qui doit survivre plus longtemps, pour nourrir et élever la progéniture.
Le titre: Que nous sommes-nous dits en guise de fin? Les derniers mots. Le dernier mot. Me souviendrais-je un jour de nos derniers mots échangés? Déjà je ne me souviens plus du titre qui m'avait semblé le titre parfait pour ce que j'écris depuis deux jours.
Les parents ont choisi non de l'incinérer, mais de l'inhumer: l'humaine, trop humaine retourne à l'humus.
Depuis hier, c'est à l'éditeur Jean-Marc Roberts et lui seul que je pense donner mon texte.
Le philosophe Hans-Georg Gadamer est mort hier à 102 ans, Ghislaine à 33 ans. Et moi? Qui approcherai-je?
Sentirais-je un jour une présence de l'aimée morte?
Lundi, après plus de deux ans d'arrêt (maladie) de travail, elle devait reprendre son métier dans la puériculture. Une réunion pédagogique était prévue pour l'accueillir, disait hier à la morgue la responsable de la garderie qu'elle espérait tant retrouver.
Je me suis réveillé fatigué, ou plutôt ensommeillé.
Sa perte est moins terrible pour moi que pour sa famille, car je l'envisageais, je l'anticipais. J'ai perdu tant de gens et en rencontre si peu.
Sur la table de nuit, en fait un cube rouge, de ton côté du lit, les deux marque-pages dans "Voyage au bout de la nuit indiquent que tu étais arrivée aux pages 100-101 de l'édition Folio. Quelles traces en as-tu dans ton cerveau éteint? Je retrouve deux pages auparavant le paragraphe qui t'avait amusé, et que tu m'avais lu, sur cette femme amputée de ses ovaires et qui en avait profité pour prospérer dans la prostitution: "Une femme qui passe son temps à redouter les grossesses n'est qu'une espèce d'impotente qui n'ira jamais bien loin dans la vie.".
Pour la première fois, ta dernière nuit de sommeil, tu avais essayé un bandeau noir et des bouchons d'oreilles pour ne pas être dérangé par mes/mon activité(s) nocturnes.
Je ne sais pas si tu écoutais la radio de ton téléphone quand tu es morte. Peut-être: je n'ai pas retrouvé branchées sur le téléphone les oreillettes. Elles n'auraient pas disparu si elles avaient été enroulées autour dans ton sac. Les témoins doivent savoir.
je viens de voir le bandeau de sommeil par terre, entre le lit et la fenêtre, avec une paire de ciseaux rouges, un patch pour décoller/extraire les points noirs, un tube de crème Trofoseptime® contre les plaies cutanées, dans son emballage cartonné ouvert. des revues, et sur la table les bouchons d'oreilles dans leur carton, la boite jaune et rouge d'ampoules d'oligo-éléments manganèse-colbalt Labcatal Oligosol®, que tu m'avais demandé de sortir d'un placard. Je l'avais trouvé il y a longtemps à la poubelle; péremption: " utiliser avant: 03.01".
Sur le rebord de la baignoire, une grosse barrette à cheveux noire que j'avais étrangement retrouvé récemment dans un carton à documents.
Je vais devoir aller rendre à cinq bibliothèques municipales de Paris les derniers livres et revues que j'avais empruntées avec Ghislaine sur sa carte. Je trouve sur mon Psion Revo:
Louvre: me13mars 9docs
Baudoyer: v15mars 7docs
Italie: me20mars 6docs
Rostand: v22mars 10docs
Vivienne: s23mars 8ou9docs
Il me faudra beaucoup de temps.
Ma mère vient de m'appeler. On annoncera à ma cousine Florence le décès que demain matin, après qu'elle ait fini sa dure semaine de travail. Ghislaine m'avait demandé plusieurs fois ces derniers jours son numéro de téléphone pour l'inviter à déjeuner pour la première fois chez elle, car ma cousine travaille depuis peu près de chez Ghislaine.
Au fond de la baignoire l'emballage verdâtre, blanc et bleu vidé de ses 15 ml de "masque apaisant douceur - à l'aloe vera & bisabolol - pour une peau lisse et relaxée", dans la série "les masques visage". L'a-t-elle utilisé ce dernier matin où elle était si soignée avant d'aller chez ma mère?
Florence disait que Ghislaine aurait dû ou devrait me quitter. C'était vrai: trop de gentillesse est mauvais. Enfin, il y avait d'autres causes que la gentillesse pour rester avec moi.
J'étais dans son corps, dans son ventre le matin même de sa mort, trois heures avant; et là, dans cette société, on restreint les contacts corporels: on a vu Ghislaine qu'à travers une vitre, comme tous ses biens de consommation qu'on nous fait miroiter mais qu'on veut préserver du vol. J'ai oublié d'écrire hier que ma mère, lors de la présentation du corps de Ghislaine, me répétait de soutenir le père de Ghi, mais je n'y parvenais pas. Je suis, comme beaucoup de mes contemporains, handicapé du contact: télé-société: téléphones, télévisions, télécommunications...
Je viens d'appeler le tribunal de Puteaux pour le procès qui nous oppose à SFR. Je continue la procédure et vais essayer de faire en sorte que celle de Ghislaine continue, mais il faut la présence d'un parent ou d'un avocat.
J'entends une chanson de Christophe Miossec à la radio. On aimait tellement l'écouter ensemble.
J'imagine que son père vienne au procès. Je suis certain que sans les problèmes que nous a fait endurer SFR (et/ou la Poste), Ghislaine serait vivante, nous aurions réglé d'autres problèmes, nous serions allés au tribunal de Paris pour le report du procès Beljanski et nous serions ensuite partis de Paris avec le van, car nous ne voyagions plus dans la perspective de ces deux procès. Comme le 6 mars nous avons dû aller à Puteaux, je ne sais pas à quand le procès Beljanski a été reporté.
En stoïcien, je devrais penser que ces quatre années passées auprès de Ghislaine ont été ajoutées au néant, que je dois me préoccuper de ce qui dépend de moi, pas de ce que la vie m'apporte et me reprend, à commencer par la vie même.
Elle m'a quitté différemment des autres femmes: sans me quitter. En passant dans le royaume des ombres, des représentations.
(Trouvé) Par terre, sur le parquet: un prospectus publicitaire d'opticiens que j'avais gardé pour elle, un bulletin de jeu par tirage au sort pour gagner des "week-ends de charme en Italie pour deux personnes".
Comme toujours, lorsque je suis stressé, que je fais des conversations imaginaires dans ma tête, je marche de long en large. Là j'imaginais que j'appelais mon ami médecin roumain Valentin, dimanche matin après le grand prix d'automobiles Formule 1, pour lui annoncer la terrible nouvelle. Lui et sa famille, sa mère très fragile, seront très peinés. Cet été, à la fin de notre voyage de trois mois à travers l'Europe, ils nous ont accueillis une semaine chez eux, avec Bugy (le chien trouvé en Bulgarie). Lui et ses parents aimaient beaucoup Ghislaine. Je me demande même si on peut/doit annoncer la nouvelle à sa mère, vieille dame malade d'hypertension, très sensible comme Ghislaine (l'était). Elle accueillait et s'occupait sur son balcon d'une vieille chienne paralysée trouvée geignante dans la rue l'hiver précédent, abandonnée comme beaucoup de chiens, qu'on consomme comme n'importe quelle chose sans âme.
J'imagine que je vais à l'assemblée générale des copropriétaires de mon immeuble, dont je viens de recevoir la convocation. On me dit: "Elle n'est pas là votre amie?" et je réponds: "Elle ne pourra plus jamais être là.". C'est le même jour que le procès contre SFR.
J'imagine qu'avec son père j'échange dans les deux studios la table en bois que mon père a préparé et donné à Ghislaine, avec celle en marbre que j'ai achetée et à laquelle je ne tiens pas affectivement. J'imagine qu'avec nos deux vans, nous déménageons ses affaires chez ses parents, dans sa Normandie natale. Et que je vois son neveu et le serre dans mes bras.
J'aurais pu avoir un enfant d'elle. Elle avait avorté en juin 1999, alors que j'allais en Pologne avec un ami. Sinon, je serais officiellement un "parent isolé" et non plus un "RMIste". L'enfant vivrait chez ses grands-parents.
Venue vivre et mourir à Paris. Rester en Normandie, c'était déjà mourir pour elle, enfin ne pas vivre.
Depuis avant hier que j'écris, j'ai nommé les trois fichiers créés "ghitaime". Je t'aime.
*Je veux obtenir le prix Nobel de littérature avant mes 40 ans, ou pas du tout.
Je pense à Gdansk, au pigeon incapable de voler que nous avions tenté de secourir près de la cathédrale.
Mardi, un spécial violence conjugale à la radio R.T.L.: Ghislaine aurait pu appeler.
Je mange la nourriture, abondante à cause de son prochain départ, que ma mère m'avait donné pour nous deux alors que Ghislaine était morte sans nous. Je suis tellement conservateur et nostalgique que j'envisage parfois de conserver ses aliments en souvenir. Mais je n'aime pas gaspiller les ressources finies de notre environnement. Enfant (vers 6-7ans), je me rappelle la souffrance que j'ai éprouvé en voyant que ce qui était mis dans la poubelle de la cuisine allait disparaître pour toujours. Même un jour lointain, j'envisage de me resservir des pièces intactes du vélo de Ghislaine, par exemple pour entretenir celui de ma mère. Mais je n'envisage pas de me débarrasser quand que ce soit du cadre tordu.
Je regrette de ne pas avoir photographié Ghislaine. Si j'avais pensé à l'avance que j'aurais été seule avec elle, je me serais préparé à le faire. J'ai eu peur.
Je vide l'eau sale de la vaisselle dans l'évier: le moule du dernier gâteau au chocolat qu'elle a fait ce week-end (je me souviens qu'elle m'avait demandé de le tremper dans l'eau) et la cuillère avec laquelle je l'ai mangé, la dernière casserole de riz (avec le couvercle de la poêle alors utilisé), la louche pour récupérer les seules patates frites qu'on ait faites sur le balcon depuis notre retour dans mon studio, le saladier. Tout à l'heure j'ai mis sur la friteuse exposée à la pluie le sac en plastique qu'au magasin Carrefour les vigiles ont mis autour de la nourriture de ma mère. Lorsque hier soir il s'est mis à pleuvoir des trombes, je me suis rappelé qu'en rentrant, j'avais accroché mon vélo dehors dans la perspective d'aller chez Ghislaine, récupérer de quoi enregistrer son répondeur téléphonique et préparer les photos que je vais faire de son studio. J'y avais renoncé et suis allé rentrer mon vélo.
Il se met à faire soleil dans le studio. Je fais cuire la côte de porc de ma mère et rince le couvercle pour l'utiliser. Je ne parviens pas à laver la vaisselle: je ne trouve pas l'éponge, le bruit m'empêche d'entendre les balivernes radiophoniques qui se veulent drôles et que je n'écoute guère, et je suis stressé par la perspective d'être face au placard: claustrophobie.
12h31. Sans la lumière de la plaque chauffante, j'oubliais que je faisais cuire. J'augmente la chaleur et entrouvre la fenêtre gauche.
Sur la table, l'assiette avec le carré de papier sopalin qui a épongé les dernières frites, la tache jaune du dernier œuf dur insuffisamment cuit en le mettant dans l'eau du riz. Je n'ose encore utiliser cette assiette où repose le bout de la fourchette que j'ai utilisée. Elle n'avait mangé que du riz, et je n'en pouvais plus d'avoir à manger autant de graisseuses patates.
J'ai profité de mon forfait illimité de 12h30 à 14h00 afin d'appeler:
- Les parents d'Alban: j'ai laissé un message leur annonçant le décès que j'ai appris après avoir parlé au père d'Alban, et qu'il était inutile qu'ils mettent l'argent sur le compte de Ghislaine. Il m'avait promis de m'appeler le soir-même pour le scanner d'Alban (afin de numériser mes films pour le site internet) mais ne l'a pas fait. J'ai dit que je passais en Normandie, car ils habitent à 35 km des parents de Ghislaine, sur le chemin.
- Les parents de Ghislaine: sa sœur Valérie me répond; elle est restée chez ses parents, et Michael, son mari qui a fermé la boulangerie jusqu'à jeudi, les a rejoints avec leur fils de deux ans, Louis. Les parents de Ghislaine sont partis s'occuper des pompes funèbres. Hier ils ont veillé pour préparer le texte des cartes. ils n'ont pas encore de nouvelles du brigadier qui doit rappeler. Les parents reviennent. Valérie me passe son père. Il ne sait rien de nouveau pour le calendrier des événements. J'entends Louis. je demande s'il est au courant, s'il comprend. Oui, un peu, me répond-il.
- Une femme médecin de Rouen prescrivant les produits Beljanski à qui j'ai laissé un message pour un traitement pour la mère de Ghislaine, à cause du stress et de son cancer récent;
- Mon père, absent chez lui, qui répond sur son portable: il était pour la journée chez ma grand-mère avec son épouse Hélène, faire quelques travaux. Il était très doux. Il l'aimait beaucoup. Je lui raconte les circonstances: "Ça va pas la ramener.". ce n'est pas ce que je voulais dire. Il me dit que ça lui fait un coup. J'imagine, déjà, avec la petite chauve-souris, Ghislaine avait vu que tu étais ému par sa mort. C'est vrai, j'étais (ou) on était pas bien durant les 200 derniers kilomètres après que ce soit arrivé. Il va venir, avec Hélène; il va préparer le camping-car; il me demande de le rappeler dimanche matin. Je pleure silencieusement, mon père aussi je pense; il est pudique. Après avoir raccroché, je sanglote.
- Les parents de Ghislaine: le père m'a répondu, je lui annonce la venue de mon père et son épouse. Je lui dis avoir appeler le médecin pour Thérèse, son épouse.
- Ma mère...
- Ma tante: elle me parle du printemps qui vient quand Ghislaine part, de la fois où il y a une douzaine d'années elle a failli être écrasée par une voiture qui passait sur le trottoir. La concierge lui a dit qu'elle avait de si jolies jambes, et qu'elle allait allumer un cierge pour elle. J'ergote ensuite sur ses croyances religieuses...
Je n'ai pas eu le temps d'appeler Luc-Laurent Salvador, mon ami psychologue à Montpellier, ni la psychologue de "Soutien Insertion Santé" qui me suit pour mon RMI et avec qui j'avais rendez-vous mardi prochain.
L'éternel retour: il y aura éternellement d'autres Ghislaine. Et si le cosmos est spatialement infini, il y a une infinité d'autres Ghislaine, mais rares et lointaines.
Elle n'aura pas eu le temps de lire tous les livres que je lui ai conseillés: René Girard, etc. Plusieurs fois à sa demande, j'ai fait des listes.
- Le père d'Alban me rappelle me présenter ses condoléances. Il était à l'hôpital depuis la veille au soir après s'être rompu l'épaule.
Il y a un combat à mener: que l'on puisse avoir le droit de laisser un siècle (pas moins de 10 ans en tout cas) un petit mémorial sur tous les lieux d'accidents mortels de la circulation, pour que les gens aient conscience des dangers de leur conduite, et aussi incidemment pour se rendre compte des lieux accidentogènes, et inciter à les modifier. Il vaut mieux se consacrer à des choses qui amènent à un prix Nobel de la paix qu'à un Prix Nobel de littérature.
Je viens de reconnaître à la télévision un bâtiment semi-circulaire de Bath, en Angleterre. Nous y étions il y a presque trois ans lorsque j'utilisais sans le savoir l'appareil photo qui ne fonctionnait pas.
Si je faisais un discours de réception de Prix Nobel, ce serait sur ceux qui auraient mérité de l'obtenir: Joyce, Gombrowicz, Beljanski, Girard, Céline, Proust.
Barcelone et l'architecture de Gaudi à la télévision, que Ghislaine avait tant aimés il y a plus d'un an. Lübeck: nous y sommes passés lors de notre premier voyage, en Scandinavie, il y a bientôt quatre ans; mais je ne me rappelle pas de cette ville, même si d'après mes archives nous y avons probablement dormi; je n'y ai pris qu'une photo en couleur. Je vois la porte d'Ölstein à l'entrée de la ville et je me souviens en avoir vu des semblables avec Ghi, mais plutôt en Hollande plus récemment. Venise: il y a trois ans, nous avons dormi sur une des quelques places de parking à l'entrée de la ville. Nous nous sommes promenés le soir, où elle a dû comiquement déféquer dans un bosquet, un buisson, avec sa capuche, comme un troll; et le matin, nous avons pris le bateau au soleil, sans payer, ni le parking autorisé pour une demi-heure. Nous sommes repartis avec une contravention.
A écrire cela, si cela a une suite positive pour moi de mon vivant, j'aurais l'impression d'être un vampire, un opportuniste.
J'ai du mal à réaliser l'irréalité présente de Ghislaine. C'est une conscience qui m'apparaîtra peu à peu, au fur et à mesure des manques que je ressentirai dans diverses circonstances.
Hier, j'ai nourri à plusieurs reprises les pigeons qui étaient affamés sur le toit du sixième étage chez Ghi. Les pauvres, il n'y aura plus aussi souvent quelqu'un pour les nourrir. Heureusement que le printemps arrive. J'ai fini la boite de riz, puis je leur ai donnés des graines jaunes qu'ils ne semblaient pas aimer, puis j'ai fini par des lentilles.
Vampire, opportuniste: autant écrire, pour ne pas déprimer. J'aurais peut-être une dépression plus tard(ive), ou plus diffuse.
Me souviendrai-je un jour ses derniers mots prononcés (et aussi entendus)?
Chaque fois que je prends ou range mon vélo, je vois le sien derrière, définitivement au rancard.
Voir des gens vivants, laids, vieux, imbéciles ou abrutis, mais vivants, et toi morte. Surtout les plus vieux qui ont vécu avant toi, et verront encore (longtemps?) la couleur du ciel, le Louvre, la Seine, sentir (l'odeur de) la cire.. Voir dans la bibliothèque du Louvre les mêmes visages, presque étonné que presque rien n'est changé, n'a changé depuis deux jours.
A la sortie, Suzanne Raymond, la mère d'Alban, m'appelle brièvement. J'en sanglote. Elle me dit que c'est tellement inattendu. Pas pour moi, désirais-je lui répondre.
Je passe devant les boutiques de petits chiens face au fleuve. Nous y étions il y a à peine quelques jours. Dimanche, tu avais insisté pour y passer, comme les quais étaient fermés aux rollers et cyclistes malgré mes chaussures de rollers aux pieds. et depuis nous y étions retournés, lundi ou mardi, voir souvent les mêmes chiens jouer. Nous y sommes allés si souvent.
A la bibliothèque Baudoyer, j'ai essayé de feuilleter un magazine photographique, sans parvenir à m'y intéresser.
Je suis chez Ghislaine et je ne sais plus ce que j'ai à y faire. Un pigeon solitaire couine et ne vient pas manger les lentilles que j'ai éparpillées sur le toit, ni boire l'eau que lui ai servi. Les pigeons avaient pris l'habitude de venir vers midi. J'ai payé France Télécom au guichet automatique de la rue des Archives. Je me souviens d'une fin d'après-midi, où en partant vers quelque voyage long et lointain, nous nous sommes arrêtés au coin de la rue des Archives afin que je paye in extremis une facture. Cet été, avant notre départ pour trois mois (deux mois croyions-nous), Ghislaine n'avait pas réussi à payer l'électricité et nous nous étions retrouvés sans courant à notre retour.
Dans le temps infini, il y aura toujours des variantes de Ghislaine, des plus chanceuses, des moins chanceuses encore. Mais il y aura toujours des affreux, et on ne tuera jamais tous les affreux.
Je suis allé à la Fnac des Halles récupérer le dernier film couleur Kodachrome 200 que j'y avais déposé à développer, le 27 février, il y a 16 jours, où il m'a été dit de venir le récupérer au bout de deux semaines, trois semaines même pensais-je par expérience (mais peut-être me fiais-je aux périodes de retours de vacances). Les employés étaient en grève pour protester contre la cupidité du patron grand argentier François Pinault qui ne répercute guère sur les petits salariés les extraordinaires bénéfices de cette firme. Il a été réceptionné par la Fnac le 07/03/02 à 12:33, soit il y a huit jours. Elle aurait pu voir mes dernières photographies. Et si je l'avais cherché plus tôt, et encore plus si je l'avais déposé à la Fnac St-Lazare (qui était sur le trajet pour aller chez ma mère), d'autres événements auraient été suffisamment décalés pour que Ghislaine soit parmi nous (le (fameux) effet papillon).
Je décide de regarder ici et maintenant mes diapositives, chez elle, à travers la clarté déclinante de sa fenêtre.
Lorsqu'on est un sujet, on n'a pas d'autre façon de devenir irréel que de mourir.
C'est étonnant comme l'on garde les mêmes réactions habituelles, en souriant malgré soi. Le changement, c'est l'absente. Je dois plus sourire que les autres proches, car je regarde à la télévision des ignorants du drame, qui vivent comme si rien ne s'était passé.
Je pars; le pigeon (est (bien) le même?) se repose plus bas dans une gouttière. Le toit en zinc est tacheté d'eau. Je constate que le pigeon est à l'abri de la gouttière supérieure. Je prépare l'appareil photo pour prendre une photo que je n'aurais pas prise sans l'absence de l'absente. Le pigeon réagit et s'envole alors que j'ouvre doucement la fenêtre. Je déclenche mais comme j'ai activé le retardateur de 2 s pour éviter le flou de bougé dans l'obscurité croissante (il est 18h07 heure solaire), la photo est sans lui. J'en prends une seconde, plus cadrée.
7 mn plus tard, je l'entends revenir et le photographie alors qu'il s'envole, flou mais dans le champ (je crois...).
18h29 solaires, 19h29 civiles: je pars chez moi.
Peut-être a-t-elle eu le temps de crier "Non!".
Je suis le dernier proche à l'avoir touché, de mes lèvres sur les siennes, à son initiative, comme presque toujours; Après, des exécutants.
J'imagine que je vais changer de considération de la mort.
J'ai l'impression d'être solide. Peut-être car j'ai l'habitude de situations psychiquement pénibles, du malheur.
Quel avantage! J'ai les deux coussins du lit pour moi tout seul. Tout seul.
Je me souviens, en allant vers le monastère de Rila en Bulgarie, la veille de la découverte de Buggy, un berger allemand a traversé la route devant nous. J'ai freiné même s'il était loin. Une voiture en face l'a percuté à la tête et il a tournoyé sur le bitume jusqu'à retourner sur le bas-côté d'où il venait. A aucun moment, ni avant, ni après le choc, le conducteur n'a ralenti et il est parti sans s'arrêter. Ghislaine a fait une crise de larmes que les témoins ébahis/médusés ont vue sur son visage. J'ai préféré ne pas m'arrêter. Il était mort et surtout, il y avait de nombreux piétons. Nous seuls témoins, je me serais arrêté. Nous n'avions jamais vu une telle scène. Il y a neuf ans, en revenant seul d'Espagne, je traversais trop rapidement un village des Pyrénées (50 km/h, mais la route tournait) lorsqu'un chat beige a soudainement surgi d'entre des maisons. Je n'ai pas pu éviter le choc sourd. Je me suis arrêté. dans le rétroviseur, je voyais le chat sur le dos pris de convulsions. Le temps que je le rejoigne, il était mort, du sang collant hors de ses babines; Je l'ai reposé sur le bord de la route. Je pensais à ses éventuels propriétaires et suis parti. Au cours de nos 100.000 km de voyages en trois ans, nous n'avions assisté à aucune autre mort routière.
J'ai du mal à supporter de voir à la télévision le maire de Paris, et même son adjoint écologiste vert Contasso, que j'avais récemment croisé entre chez Ghislaine et chez moi sans oser l'aborder pour lui parler de Beljanski, défendu par les Verts en 1989 (dans Le Monde), et des aménagements de la circulation. Nous avons voté pour lui et nous avons été déçu par ces aménagements des voies de bus, avec la disparition de nombreuses pistes cyclables séparées.
Je suis sauvé par la ou les missions que j'ai à accomplir. Cela m'endurcit.
J'ai l'impression d'avoir volé leur fille, de l'avoir tuée; violée?
Avec la mort de Ghislaine, c'est le monde qui devient un tout petit plus mauvais, un petit peu moins bon. Ou plutôt la Terre.