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Chapitre II

 

 

Jeudi 14 mars 2002.

7h20: je me réveille épuisé et le dos en sueur. Je vais chercher les parents et la sœur à la gare Saint-Lazare.

Le camion était sur la file de bus, il avait raté l'entrée précédente du périphérique. Le chauffeur dit n'avoir rien vu, ne pas avoir senti les secousses du camion qui roulait sur le corps.

Il y a eu comme un conflit entre eux deux. Elle est morte sur le coup.

Thérèse dit qu'elle voulait pas comprendre institut médico-légal. Elle demandait quel hôpital? Le maire a dit qu'il savait pas, mais il a fait une drôle de tète. Il nous connaissait bien, ça rendait les choses difficiles

J'imagine ma mère vouloir annuler ses vacances, moi l'en dissuadant. Je l'imagine raconter que la copine de son fils depuis 4 ans est morte.

C'est pas le mauvais bougre, mais il a mal réagi. Il savait qu'il n'avait rien à faire ici; il allait voir un ami. On l'a envoyé en examen psychiatrique; c'est vrai qu'il a l'air simple d'esprit entre guillemets.

Le brigadier dit que ça l'étonnerait qu'on accepte de mettre une stèle sur le lieu de l'accident à Paris. Il y en aurait trop. Je trouve cela scandaleux.

Il y aura un examen externe de corps avec examen sanguin pour trace d'alcool ou de?

Le permis d'inhumer sera délivré à la mairie du 17e.

Le corps sera rapatrié en Normandie, elle n'a pas de famille ici, que Luca.

Elle sera inhumée, pas incinérée.

Il faudra qu'on voit le prêtre pour l'inhumation.

Je suppose qu'il y aura des soins de conservation de corps.

Il faut prendre contact avec les pompes funèbres, ici ou là-bas, c'est la même chose

Les pompes funèbres pourront prendre contact avec moi.

Cet après midi, on ne pourra la voir qu'à travers une vitre tant qu'on n'a pas le permis d'inhumer.

À l'hôpital, il y a des chambres funéraires, pas à l'ILM.

Petite commune, il n'y a pas de funérarium il doit y en avoir un à l'église Saint-Pierre, Sainte-Croix? ou Saint-Lô.

Il y a deux cimetières, un tout près dans le village, un plus grand près de l'église.

Un des témoins arrivés tout de suite est médecin, chirurgien. Elle n'a pas souffert. Le décès est déclaré lorsqu'il n'y a plus aucun espoir.

Les pompes funèbres vont s'occuper des formalités administratives pour l'inhumation.

Il n'a pas l'air de réaliser, contrairement à l'homme dans le reportage télévisé que j'ai vu, où c'était plus calculé. Lui habite encore chez ses parents à 50 ans, plus de 50 ans. Le véhicule est immatriculé dans le 33 (Gironde). Il habite en Charente.

Avec la policière et le père, la mère appelle les pompes funèbres de Saint-Lô. Je me retrouve seul dans le bureau à 2 mètres de sa sœur. On ne se parle pas. On ne se dit rien.

La policière: Me concernant, c'est bon.

Ma première crise de sanglots. ma mère nous a rejoint chez Ghi. Elle me dit que je ne trouverais pas une autre petite aussi gentille. Ma tante en est folle. Elle la défendait quand je lui faisais du mal.

Soir, seul chez moi. 18h.

Il y a sur la table les pelures des dernières oranges que Ghislaine a mangées, et que je ne veux pas (encore) jeter.

A cause de l'interdiction officielle et de l'absence d'autorisation de la famille (la mère disait préférer avoir des photos d'elle vivante, je n'ai pas insisté), je n'ai pas réussi à photographier le visage de Ghislaine dans la morgue, à travers la vitre. Pourtant, j'aurais pu, les instants où j'étais seul et le dernier des proches à la voir. Elle paraissait jaunâtre, la bouche ouverte sur des dents qui paraissaient disjointes, la lèvre coupée. la "préparatrice" disait que ses yeux étaient aussi ouverts, je ne m'en rappelle plus. J'aurais dû photographier! Tant pis. Avoir un petit appareil, avoir préparé le mien sous le blouson. Son visage paraissait maigre. La préparatrice que j'ai interrogée en catimini, dit faire une expérimentation dans l'accompagnement. Elle me dit faire de la criminologie et avoir fait 3000 présentations. Je la trouve froide malgré ses mots apaisants; elle se défend: lorsque je lui demande si elle a changé en faisant ce travail, elle me dit oui mais ne peut pas ou ne préfère pas me dire comment. Elle répète souvent "d'accord", elle est soignée et jeune. Elle a surtout dû consoler la sœur de Ghislaine, enceinte de 7 mois, rouge comme une pivoine. Elle lui a dit de penser au petit bout dans son ventre, et l'a affectueusement comparée à une poule, ce qui m'a étonné.

19h07.

Je pleure comme elle maintenant.

J'ai froid, je suis ensommeillé.

Si elle avait évité ce camion, nous aurions mangé ensemble chez ma mère, nous serions allés au van pour y faire un peu d'entretien, nous serions peut-être allés au centre commercial Carrefour de Gennevilliers (là où en sortant j'ai appris ta mort). Puis nous serions passés à la bibliothèque municipale Edmond Rostand, près du lieu de sa fin. Nous aurions vu là des magazines de consommation, d'autres revues. D'ailleurs, à Carrefour, j'ai regardé les prix des sèche-cheveux, pour remplacer le sien récemment tombé en panne.

Dans les affaires d'envoûtement, les malheurs s'abattent en cercles centripètes, de plus en plus proches de soi. Il y a deux ans, la mort de ta grand-mère adoptive (l'autre avait été précédemment amputée des deux jambes), puis celle de mon oncle. La mort de Ghislaine. A moi le tour. Prométhée qui défit les dieux jaloux.

Hier, exceptionnellement, j'avais gardé mon appareil photo autour du cou, prêt à déclencher. Aurais-je osé la photographier. J'aurais aimé la voir réellement telle qu'elle était, sans l'irréalité des maquillages officiels. On nous cache beaucoup, on nous dit peu.

Je retourne dans une solitude un peu plus complète. Mon seul espoir (crédible), c'est la publication de mon site internet.

Le plus traumatisant, c'est ce silence (de mort), ne pas pouvoir lui parler, enfin, plutôt, qu'elle ne parle pas. Je reste à imaginer ses paroles, ses réactions.

J'ai l'impression de devenir fou: comme un ballon ballotté entre le déterminisme hasardeux qui mène à une mort cérébrale définitivement sans conscience d'un côté, et de l'autre des forces, des intentions occultes, un destin fatal, maléfique, démoniaque, qui s'acharne contre les meilleurs.

J'ai très froid, mais je sue dans mon parka. je ne parviens pas à me lever du lit.

Sur mon site: "A la mémoire de Ghi, cycliste (parisienne) tuée/écrasée par un camion".

Je vais me lever voir, modifier ma liste, et pisser.

9 juillet 1968-13 mars 2002.

... par un camionneur trop pressé.

On donne à n'importe qui le permis de conduire à la mort.

Est-ce que la nuit de sommeil perturbé par ma connexion à internet jusqu'à 5h (lorsque le matin elle m'a dit plus de 3h, je lui ai menti tu exagères) ne l'a pas tuée? Saurais-je un jour ce qui passait dans sa conscience les instants qui précédaient le choc (mortel).

Je me souviens d'une plage herbeuse du nord de la Grande Bretagne, en Irlande ou plutôt en Écosse, avec des mobil-homes et des petites dunes. Il y a presque 3 ans, avec Ghislaine.

Ma mère vient de m'appeler, Elle a beaucoup pleuré. Physiquement, c'était la plus marquée. Peut-être parce que c'est la plus âgée, qu'elle l'a appris dans la rue ce matin, avant un rendez-vous, qu'elle a dû chambouler sa journée au dernier moment: c'était la dernière avertie parmi ceux qui sont venus à la morgue.. Elle me dit qu'aujourd'hui, cela fait deux ans exactement que mon oncle est mort. Le sort s'acharne, dit-elle. Petite crise de pleurs quand elle raccroche lorsque ma tante bordelaise lui téléphone.

J'aurais dû photographier Ghislaine.

Elle est morte le jour où j'ai publié sur internet. Fallait-il qu'elle meure ce jour? La fin d'un cycle. "Commencement et fin coïncident sur le pourtour du cercle. (Héraclite).

Morte le 12301e jour de sa vie, le 11519e jour de ma vie.

Ma mère me rappelle: tata s'est trompée, tati de Bordeaux a dit que tonton Jojo est mort le 13 mars 2000, exactement deux ans avant Ghislaine. C'était le dernier enterrement où a été Ghislaine, le seul où nous sommes allés ensemble.

Danse avec le diable.

Elle ne saura jamais qu'elle est morte, n'aura jamais cette considération rétrospective en se disant: cela a été bien inutile, vu que je suis morte (si) jeune, ou que j'allais mourir aussi peu de temps après.

Ghislaine: pimpante le dernier jour.

Mourir, c'est devenir irréel, n'exister plus qu'en représentation; alors je comprends que ce que j'imaginais devient réel, c'est une réalité, Ghislaine, qui ne devient qu'imaginée, ou remémorée.