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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Edith Wharton

 

Les Lettres

 

Chapitre I

« Vous me faites du bien à moi en tout cas - grâce à vous la maison ressemble moins à un désert », l'entendit-elle murmurer puis, au même moment, elle se sentit attirée contre lui et ils échangèrent un baiser à travers ses pleurs.

Ils avaient échangé un baiser, voilà le fait nouveau. On ne peut guère, si l'on est une pauvre petite institutrice vivant à la pension suisse de Mme Clopin à Passy et si l'on possède de jolis cheveux bruns assortis d'yeux qui se lèvent avec confiance vers d'autres yeux, on ne peut guère, dans des circonstances aussi banales que désarmées, atteindre l'âge de vingt-cinq ans sans avoir été embrassée de temps à autre ; capturée une fois entre deux portes par un étudiant tapageur ; surprise, une autre, par un professeur à la barbe grisonnante alors qu'elle se penchait sur le thème qu'il était occupé à corriger - pourtant ces épisodes, s'ils troublaient la surface, n'atteignaient pas le cœur : ce n'est pas le baiser reçu qui importe, mais le baiser rendu. Et le premier baiser de Lizzie West avait été pour Vincent Deering.

[Lu la 13960e journée, jeudi 20 décembre 2008, dans l'édition Folio, p. 15-16]

 

 

Chapitre III

Lui écrire, elle le ferait, bien sûr. Mais il serait occupé, préoccupé, perpétuellement en mouvement : c'était à lui de lui faire comprendre lorsqu'il désirerait un signe, afin de lui épargner l'embarras d'intrusions inopportunes.

« Intrusions ? » Il avait balayé le mot d'un sourire. « Vous ne pouvez guère importuner un cœur que vous occupez déjà à l'exclusion de tout autre locataire, ma chérie. » Puis, détachant son regard des mains qu'il avait saisies pour le plonger dans ses yeux éperdus de bonheur : « Vous ne savez pas très bien ce que c'est que tomber amoureuse, n'est-ce pas, Lizzie ? » conclut-il en riant.

Il fut assez aisé de nier cette allégation d'un baiser, mais plus tard elle se demanda si elle ne l'avait pas méritée. Se pouvait-il qu'elle fût réellement froide, conventionnelle et que les autres femmes fussent plus généreuses, plus hardies ? Elle découvrit qu'il était possible de retourner chacun de ses cas de conscience et de ses délicatesses pour n'y voir que scrupules égoïstes et mesquines pruderies, et elle en vint bientôt à épuiser ainsi toutes les ressources de la casuistique.

Peu à peu, les premiers jours qui suivirent le départ de Deering se teintèrent d'une lueur diffuse semblable à celle subsistant après le coucher du soleil. En tout cas, on ne pouvait

l'accuser, lui, de la moindre réserve, du moindre calcul et ses lettres d'adieu, expédiées depuis le train et le bateau, la remplirent du long écho de sa présence. Comme il l'aimait, oui, comme il l'aimait - et comme il savait le lui dire !

Elle n'était pas certaine de posséder le même don. Peu rompue à l'expression des émotions personnelles, elle oscillait entre le désir de déverser tout ce qui la tourmentait et la crainte que son extravagance pût le faire sourire ou même le lasser.

Elle ne pouvait jamais se défaire du sentiment que cette expérience cruciale de sa vie n'était sans doute, pour Deering, qu'un épisode banal dans une vie puissamment prédestinée aux aventures romantiques.

Tout ce qu'elle pourrait faire ou dire serait forcément soumis à l'épreuve de la comparaison avec ce que les autres lui avaient déjà offert : elle voyait, des quatre coins du monde, des missives passionnées prendre leur essor à tire-d'aile vers celui pour lequel sa dévotion, pauvre petit volettement d'hirondelle, ne durerait certes pas plus longtemps qu'un printemps. Mais de tels moments le cédaient à d'autres durant lesquels elle redressait le front et osait affirmer qu'aucune femme ne l'avait jamais aimé comme elle et qu'aucune, par conséquent, n'avait trouvé de telles confidences à lui faire.

Et cette conviction renforçait l'autre, moins solidement établie, que pour la même raison il avait trouvé, lui aussi, des accents neufs afin de traduire sa tendresse et que les trois lettres qu'elle gardait tout le jour sous sa blouse défraîchie avant de les dissimuler, le soir, sous son oreiller, non seulement surpassaient en beauté toutes celles qu'il avait jamais écrites pour d'autres, mais qu'elles s'en distinguaient par leur qualité.

Ces lettres lui procurèrent, en tout cas, durant les semaines où elle les porta sur son coeur, des sensations plus subtiles et plus complexes que la présence même de Deering. Être en sa présence, c'était à chaque fois comme affronter une mer tumultueuse qui la soulevait en l'aveuglant ; mais ses lettres composaient un lac tranquille où plonger son regard, se mirer, capter le reflet du ciel et le fourmillement de la vie qui frémissaient et scintillaient sous la surface de ses eaux.

[Lu la 13961e journée, vendredi 21 décembre 2008, dans l'édition Folio, p. 32-35]

 

 

Chapitre VII

 

Elle promena son regard sur le désordre du petit salon qui offrait une désolante réplique au chaos de sa vie. Voici une heure ou deux, tout ce qui concernait son existence cachée ou visible était exquisement ordonné : ses pensées, ses émotions déployées devant elle tels des bijoux symétriquement rangés dans le meuble d'un collectionneur. Maintenant ces joyaux se trouvaient mêlés au fatras épars sur le sol où ils s'étaient métamorphosés en déchets, tout comme le reste. Oui, sa vie gisait à ses pieds, parmi cet amoncellement de débris souillés.

Elle ramassa ses lettres, au nombre de dix, examinant leurs enveloppes : aucune n'avait été ouverte - aucune. Tandis qu'elle les contemplait, chacun des mots qu'elle avait tracés reprenait vie et chacune des émotions qui les avaient dictés la parcourut comme des frissons. Elle revécut toute cette période à une allure vertigineuse, avec la vision implacable qu'offre un microscope - et la ruine que trois années heureuses avaient dissimulée se révéla dans toute sa nudité.

L'idée qu'Andora avait eue d'une conspiration où ses lettres auraient été subtilisées la fit rire. Guère n'était besoin d'aller chercher une interprétation pareille pour déchiffrer le mystère : ses trois années de vie commune avec Deering dispensaient toute la lumière voulue. Et pourtant, un instant plus tôt, elle s'était crue parfaitement heureuse! C'était bien là, aujourd'hui, l'aspect le plus cruel de son chagrin : qu'il ne la surprît pas vraiment.

Elle imaginait si aisément comment cela avait pu se produire. Sans doute les lettres lui étaient-elles parvenues alors qu'il était occupé, absorbé par autre chose ; elles avaient été mises de côté pour être lues plus tard - à un moment qui n'était jamais venu. Il avait peut-être même, sur le bateau, rencontré « une autre » - cette autre qui rôde toujours, menaçante et masquée, à l'arrière-plan des |pensées de chaque femme préoccupée de son amant. Ou peut-être avait-il été tout simplement négligent ? Elle savait maintenant que les sentiments qu'il semblait ressentir avec le plus d'intensité ne laissaient aucune trace dans sa mémoire - qu'il ne revivait jamais ni ses plaisirs ni ses peines. Quelle meilleure preuve pouvait-elle en avoir que la conduite de Deering envers sa propre fille ? Il paraissait trouver tout naturel que Juliette restât indéfiniment chez les amis qui l'avaient accueillie à la mort de sa mère. C'était à la suggestion de sa belle-mère que la petite fille était enfin revenue auprès d'eux, qu'ils s'étaient établis à Neuilly pour être à proximité de son école. Mais, une fois Juliette sous leur toit, Deering s'était transformé en un modèle de tendresse paternelle et Lizzie s'étonna qu'il n'eût pas souffert de l'absence de la fillette tant il semblait affectueusement attentif à sa présence.

Tout cela, elle l'avait bien remarqué dans le cas de Juliette, considérant comme acquis que le sien fût différent, et pensant qu'elle représentait pour Deering l'exception que secrètement chaque femme croit représenter pour l'homme qu'elle aime. Elle avait fini par comprendre qu'elle ne pourrait en rien changer ses habitudes, mais elle avait toujours cru rendre sa sensibilité plus aiguë et le confronter à un idéal « angélique ». Maintenant, il lui fallait accepter que ces lettres - ces lettres auxquelles il n'avait jamais répondu mais dont il lui avait assuré combien elles avaient compté pour lui - composaient le socle sur lequel tout ce bel édifice s'était érigé.

Ces lettres étaient là, aujourd'hui, toutes pareilles à ce qu'elles étaient au moment de quitter ses mains. Il n'avait pas pris le temps de les lire ; à une certaine époque de sa vie cette découverte lui eût infligé la pire des douleurs imaginables. Elle avait dépassé ce stade, désormais. Et même si, maintenant, elle pourrait lui pardonner de l'avoir oubliée, elle ne pourrait jamais excuser sa duperie.

[Lu la 13975e journée, mardi 2 décembre 2008, dans l'édition Folio, p. 78-81]

 

Tandis que son mari remontait l'allée, elle eut une brusque vision de leurs trois années ensemble. Ces années représentaient toute sa vie. Tout ce qui les avait précédées avait été incolore et machinal, comme l'existence aveugle d'une plante avant qu'elle ne perce la croûte de la terre. Elles n'avaient pas été conformes, exactement, à ce qu'elle avait souhaité. Mais, si elles avaient emporté certaines illusions, elles leur avaient substitué d'enrichissantes réalités. Lizzie comprenait à présent combien s'était imposée à elle une nouvelle image de son mari, tel qu'il était - tel qu'il serait toujours. Il n'était pas le héros de ses rêves mais il était l'homme qu'elle aimait, celui qui l'avait aimée. Ce que ce fulgurant éclair de compassion et de connaissance lui révélait, c'était que, tout comme le marbre est souvent composé d'un mélange banal de mortier, de verre et de galets, ainsi un amour capable de supporter la pesanteur de la vie pouvait être tissé de substances médiocres et mêlées.

[Lu la 13975e journée, mardi 2 décembre 2008, dans l'édition Folio, p. 91-92]