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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Franz Werfel

 

Franz Werfel est né à Prague le 10 septembre 1890 d'une famille riche. Poète vite célèbre, il part vivre à Vienne où il rencontre Alma Malher qui le fait passer de la vie de bohème à une conversion chrétienne. Bien qu'ayant signé un serment de fidélité au nazisme, il doit le fuir avec Alma. Il meurt à Beverly Hills le 26 août 1945.

 

Une Écriture bleu pâle (1938)

Chapitre 3: La Haute Cour

À vingt-trois ans, au sein de ma misère, je n'étais qu'une larve pas encore complètement évoluée; tandis que Véra, une enfant, paraissait jouir d'une maturité, d'une fermeté bien au-dessus de son âge. À table, chaque fois que son regard croisait le mien, les effluves de son indifférence glaciale me paralysaient. Je ressentais alors le désir de disparaître sous terre afin que Véra n'ait plus devant ses beaux yeux le spectacle de l'être au monde le plus repoussant, le plus antipathique.

En plus de la naissance et de la mort, l'homme connaît sur son chemin terrestre une troisième étape catastrophique. J'aimerais l'appeler, sans être entièrement satisfait de cette formule trop recherchée, l'«accouchement social». Je veux parler de ces crispations douloureuses qui accompagnent le passage de l'état de non-valeur du jeune homme à sa première affirmation dans le cadre de la société existante. Combien périssent au cours de cet accouchement ou en gardent, tout au moins, des séquelles leur vie durant! C'est déjà une belle performance d'atteindre la cinquantaine en jouissant de la considération générale. À vingt-trois ans, en vrai garçon attardé, je me souhaitais continuellement la mort, surtout quand j'étais attablé avec la famille du Dr Wormser. Je guettais chaque fois, le cœur battant, l'entrée aérienne de Véra. Son apparition à la porte me plongeait dans un ravissement qui me nouait la gorge. Elle embrassait son père sur le front, donnait une tape amicale à son frère, puis me tendait la main, le visage absent. De temps en temps, il lui arrivait de m'adresser la parole. Il s'agissait, le plus souvent, de questions sur un des sujets dont on avait traité ce jour-là à l’école. Je m'efforçais alors, d'une voix précipitée, de déballer tout mon savoir et de briller autant que possible. Je n'y parvenais jamais. Elle avait l'art de questionner, sans paraître en avoir besoin le moins du monde, le puits de science infaillible que je m'imaginais être, comme si elle eut été l'examinatrice et moi le candidat. Elle n'acceptait rien sans discussion, en digne fille de son père. Le regard ailleurs, elle interrompait soudain mon sermon prétentieux par un impitoyable: «Pourquoi est-ce ainsi?» Une exigence de vérité qui me troublait à me rendre muet. Moi-même je n'avais jamais demandé: «Pourquoi?», ne mettant à aucun moment en doute l'exactitude de tout ce qu'on m'enseignait. Je n'étais pas pour rien le fils d'un maître d'école chez lequel apprendre par cœur était la meilleure méthode. Parfois Véra me tendait des pièges. Dans mon ardeur, je m 'y précipitais. On voyait alors sourire le Dr Wormser, un pâle sourire où il était malaisé de distinguer la part de la fatigue et celle de l'ironie. L'intelligence de Véra, son esprit critique incorruptible, n'étaient surpassés que par sa beauté si distante, une beauté qui me coupait le souffle. Chaque défaite subie rendait mon amour pour elle encore plus violent, plus désespéré. Pendant quelques semaines, je fus en proie à la plus effroyable sentimentalité. La nuit, je baignais mon oreiller de mes pleurs. Moi qui devais, des années plus tard, appeler mienne la beauté la plus courtisée de Vienne, je me croyais pendant ces tristes semaines à jamais indigne de Véra, cette froide écolière. Je me grisais de désespoir.

[Le Livre de Poche, Biblio, p 39-40]

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Avant son «accouchement social», le jeune bourgeois surestime les difficultés du plongeon dans le monde. Pour prendre mon exemple, je ne devais pas mon étonnante carrière à des qualités exceptionnelle mais à trois talents, pour ainsi dire musicaux: une oreille fine, attentive aux vanités humaines, un sens du rythme et - c'est le plus important des trois - un esprit d'imitation d'une rare souplesse dont la racine repose, il faut le dire, dans la faiblesse de mon caractère. Sans cela, serais-je devenu dans ma jeunesse, moi qui n'avais pas la moindre idée du changement de pas, un des valseurs les plus appréciés? L'ancien précepteur ridicule se présentait devant son idole d'autrefois en grand seigneur. Je crois savoir que Véra, après un premier mouvement de réprobation, m'observa de ses grands yeux bleus avec un étonnement grandissant. Que mon ancienne passion ne se soit pas réveillée tout d'un coup, cela je ne crois pas le savoir, je le sais. Le jeu auquel se livrent l'homme la femme, je l'avais appris entretemps. Ce n'était pas seulement un jeu condamnable, mais une contrainte insensée l'avance pas à pas vers une faute admise dès le commencement. Je crois savoir que je me suis dominé parfaitement, et je n'ai rien montré de mon ravissement, non comme jadis par fierté lamentable, mais en vue de poursuivre avec délices le but précis. Je cherchais soigneusement les moyens de mettre chaque jour ma personne plus en valeur, autant par les raffinements de mon aspect extérieur que par mon esprit. Plus que par les petites attentions bien calculées que je lui témoignai je conquis Véra en lui donnant à penser que je partageais: au fond du cœur ses opinions radicales, son refus de toute concession, et que seuls mon poste élevé et la raison d'État me forçaient à garder une «ligne moyenne». [p. 43-44]

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Chapitre 6: Véra apparaît et disparaît

Rien ne l'effrayait davantage que la perte de la richesse dont il disposait en grand seigneur. Lui, le noble cœur «qui dédaignait l'argent», lui, le haut fonctionnaire, l'éducateur de la jeunesse, savait maintenant qu'il ne pourrait plus supporter la vie médiocre de ses collègues, le combat journalier que vous imposent des besoins et des souhaits toujours croissants. L'argent l'avait corrompu ainsi que l'habitude prise de ne pas écarter la moindre suggestion de quelque désir. Comme il comprenait maintenant pourquoi tant de ses collègues succombaient à la tentation et acceptaient des pots-de-vin pour pouvoir, de temps en temps, offrir un plaisir à leur épouse. Sa tête tomba sur son sous-main. Un désir ardent le saisit d'être un moine, d'appartenir à un ordre sévère...

[p.95]

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Chapitre 7: En plein sommeil

Léonidas ne parvient pas à rassembler ses idées. Dans sa tête gronde un train. Et ce train emporte Véra hors d'un pays où elle ne peut respirer vers un autre où elle le pourra. Qui aurait pu penser que, dans les pays où ces gens prétentieux ne peuvent respirer, des êtres hautement cultivés comme le père d'Emmanuel soient torturés à mort comme si de rien n'était? C'est certainement de la propagande odieuse, mensongère. Je ne le crois pas. Même si Véra est l'honnêteté même, je ne peux pas le croire.

[p. 122]

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Je ne dois plus à l'avenir me laisser aller à des déclarations intempestives, par exemple sur la grande révision. Que la révision aille au diable! Je ne suis ni le sombre Héraclite ni un intellectuel israélite, mais un fonctionnaire public non qualifié pour prononcer des aphorismes. Quand apprendrai-je enfin à me comporter tout bêtement comme les autres? Il faut bien se tenir pour satisfait. Il faut toujours se remémorer les résultats obtenus.

[p. 125-126]