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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Delphine de Vigan

 

Née le 1er mars 1966.

 

No et moi (2007)

Depuis toute la vie je me suis toujours sentie en dehors, où que je sois, en dehors de l'image, de la conversation, en décalage, comme si j'étais seule à entendre des bruits ou des paroles que les autres ne perçoivent pas, et sourde aux mots qu'ils semblent entendre, comme si j'étais hors du cadre, de l'autre côté d'une vitre immense et invisible.

Pourtant hier j'étais là, avec elle, on aurait pu j'en suis sûre dessiner un cercle autour de nous, un cercle dont je n'étais pas exclue, un cercle qui nous enveloppait, et qui, pour quelques minutes, nous protégeait du monde.

[Lu la 15823e journée, mardi 24 décembre 2013, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 19]

 

Je vois souvent ce qui se passe dans la tête des gens, c'est comme un jeu de pistes, un fil noir qu'il suffit de faire glisser entre ses doigts, fragile, un fil qui conduit à la vérité du Monde, celle qui ne sera jamais révélée. Mon père un jour il m'a dit que ça lui faisait peur, qu'il ne fallait pas jouer à ça, qu'il fallait savoir baisser les yeux pour préserver son regard d'enfant. Mais moi les yeux je n'arrive pas à les fermer, ils sont grands ouverts et parfois je mets mes mains devant pour ne pas voir.

[Lu la 15825e journée, jeudi 26 décembre 2013, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 26]

 

Il y a eu les faire-part, les conversations à voix basse, les innombrables coups de téléphone, les lettres, l'enterrement. Et puis un grand vide comme un trou noir. On n'a pas tellement pleuré, je veux dire, tous ensemble, peut-être qu'on aurait dû, peut-être qu'aujourd'hui ce serait plus facile. La vie a repris, comme avant, avec le même rythme, les mêmes horaires, les mêmes habitudes. Ma mère était là, avec nous, elle préparait les repas, faisait les machines, étendait le linge, mais c'était comme si une part d'elle s'était absentée pour rejoindre Thaïs dans un endroit qu'elle seule connaissait. Elle a prolongé son premier arrêt maladie par un second et puis un autre encore, elle ne pouvait plus travailler.

[Lu la 15826e journée, vendredi 27 décembre 2013, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 48]

 

L'automne est venu et nous essayons de reprendre le cours de notre vie. Mon père a changé de travail, il a fait repeindre les murs de la cuisine et ceux du salon. Ma mère va mieux. C'est ce qu'il répond au téléphone. Oui, oui, Anouk va mieux. Beaucoup mieux. Elle récupère. Petit à petit. Parfois j'ai envie de lui arracher le téléphone des mains et de hurler à toute force non Anouk ne va pas mieux, Anouk est si loin de nous que nous ne pouvons pas lui parler, Anouk nous reconnaît à peine, elle vit depuis quatre ans dans un monde parallèle, inaccessible, un genre de quatrième dimension, et se fout pas mal de savoir si nous sommes vivants.

Quand je rentre chez moi je la trouve assise *sur son fauteuil, au milieu du salon. Elle n'allume pas la lumière, du matin jusqu'au soir elle reste là, je le sais, sans bouger, elle déplie une couverture sur ses genoux, elle attend que le temps passe. Quand j'arrive elle se lève, accomplit une succession de gestes et de déplacements, par habitude ou par automatisme, sort du placard les paquets de biscuits, pose les verres sur la table, s'assoit près de moi sans rien dire, ramasse la vaisselle, range ce qui reste, passe un coup d'éponge. Les questions sont toujours les mêmes, tu as passé une bonne journée, tu as beaucoup de travail aujourd'hui, tu n'as pas eu froid avec ton blouson, elle écoute les réponses d'une oreille distraite, nous sommes dans un jeu de rôle, elle est la mère et moi la fille, chacune respecte son texte et suit les indications.

 

Plus jamais elle ne pose la main sur moi, plus jamais elle ne touche mes cheveux, ne caresse ma joue, plus jamais elle ne me prend par le cou ou par la taille, plus jamais elle ne me serre contre elle.

[Lu la 15827e journée, samedi 28 décembre 2013, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 54-55]

 

La trêve de Noël ça veut dire qu'il faut faire semblant d'être content, d'être heureux, de bien s'entendre avec tout le monde. À Noël par| exemple on invite ma tante (qui est la soeur de mon père) qui fait toujours des réflexions sur ma mère devant elle, comme si elle n'était pas là, comme si elle faisait partie du décor, Anouk devrait se secouer un peu, il y a quand même un moment où il faut se reprendre en main, tu ne crois pas, Bernard, c'est pas bon pour la petite qui est déjà assez perturbée comme ça, et toi, tu as l'air épuisé, tu ne peux pas être tout le temps au four et au moulin, il va bien falloir qu'elle s'en sorte. Mon père ne répond pas, ma mère fait mine de ne pas avoir entendu, on fait passer le plat, on se ressert de gigot, de dinde ou de je ne sais quoi, on enchaîne sur leurs dernières vacances à l'île Maurice, le buffet était gi-gan-tesque, les animations for-mi-da-bles, on a rencontré un couple très sympathique, les garçons ont fait de la plongée. Moi je n'aime pas qu'on s'attaque à des gens sans défense, ça me met hors de moi, encore plus quand il s'agit de ma mère, alors un jour je lui ai dit : et toi, Sylvie, comment tu serais si tu avais tenu ton enfant mort dans tes bras ? Ça a jeté un froid polaire d'un seul coup, j'ai bien cru qu'elle allait s'étouffer avec son huître, il y a eu un long silence, c'était un moment magnifique, à cause du sourire qui s'est dessiné sur les lèvres de ma mère, tout petit, ma grand-mère a passé sa main sur ma joue et puis la conversation a repris.

Noël est un mensonge qui réunit les familles autour d'un arbre mort recouvert de lumières, un mensonge tissé de conversations insipides, enfoui sous|s des kilos de crème au beurre, un mensonge auquel personne ne croit.

[Lu la 15831e journée, mercredi 1er janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 83-85]

 

Elle se tait, pendant quelques minutes, le regard dans le vague. Je donnerais tout, mes livres, mes| encyclopédies, mes vêtements, mon ordinateur, pour qu'elle ait une vraie vie, avec un lit, une maison et des parents pour l'attendre. Je pense à l'égalité, à la fraternité, à tous ces trucs qu'on apprend à l'école et qui n'existent pas. On ne devrait pas faire croire aux gens qu'ils peuvent être égaux ni ici ni ailleurs. Ma mère a raison. C'est la vie qui est injuste et il n'y a rien à ajouter. Ma mère elle sait quelque chose qu'on ne devrait pas savoir. C'est pour ça qu'elle est inapte pour son travail, c'est marqué sur ses papiers de sécurité sociale, elle sait quelque chose qui l'empêche de vivre, quelque chose qu'on devrait savoir seulement quand on est très vieux. On apprend à trouver dés inconnues dans les équations, tracer des droites équidistantes et démontrer des théorèmes, mais dans la vraie vie, il n'y a rien à poser, à calculer, à deviner. C'est comme la mort des bébés. C'est du chagrin et puis c'est tout. Un grand chagrin qui ne se dissout pas dans l'eau, ni dans l'air, un genre de composant solide qui résiste à tout.

[Lu la 15833e journée, vendredi 3 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 101-102]

 

Elle a dit merci, elle regardait par terre.

Moi je sais que parfois il vaut mieux rester comme ça, à l'intérieur de soi, refermé. Car il suffit d'un regard pour vaciller, il suffit que quelqu'un tende sa main pour qu'on sente soudain combien on est fragile, vulnérable, et que tout s'écroule, comme une pyramide d'allumettes.

[Lu la 15834e journée, samedi 4 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 117]

 

— On est ensemble, hein, Lou, on est ensemble ?

Il y a une autre question qui revient souvent, et comme à la première je réponds oui, elle veut savoir si je lui fais confiance, si j'ai confiance en elle.

Je ne peux pas m'empêcher de penser à cette phrase que j'ai lue quelque part, je ne sais plus où : celui qui s'assure sans cesse de ta confiance sera le premier à la trahir. Alors je chasse les mots loin de moi.

[Lu la 15837e journée, mardi 7 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 134]

 

Quand elle parle avec ma mère, elle fait attention, elle dit moins de gros mots. Je vois bien comment ma mère lui répond. À dix-huit ans on est adulte, ça se sent à la manière dont les gens s'adressent à vous, avec une forme d'égard, de distance, pas comme on s'adresse à un enfant, ce n'est pas seulement une question de contenu mais aussi de forme, une façon de se mettre à égalité, c'est comme ça que ma mère parle à No, sur un ton particulier, et j'avoue que ça me pique à l'intérieur, comme des petites aiguilles qu'on enfoncerait dans mon coeur.

[Lu la 15838e journée, mercredi 8 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 150]

 

Quand ma mère a parlé de Thaïs, j'ai failli tomber de ma chaise, parce qu'alors No m'a regardée d'un air réprobateur, ça signifiait pourquoi tu me l'as jamais dit, et moi j'avais le nez dans mon assiette, parce que des raisons il n'y en a pas. Certains secrets sont comme des fossiles et la pierre est devenue trop lourde pour la retourner. Voilà tout.

[Lu la 15838e journée, mercredi 8 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 157]

 

Quand je suis très en colère je parle toute seule et c'est ce que j'ai fait dans mon lit, pendant au moins| une heure, l'inventaire de mes griefs et doléances, c'est un truc qui soulage beaucoup, c'est encore mieux quand on se place devant un miroir et qu'on en rajoute un peu, comme si on engueulait quelqu'un, mais là j'étais trop fatiguée.

[Lu la 15838e journée, mercredi 8 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 157-158]

 

Depuis quelques jours, elle est de mauvaise humeur, elle s'enferme dans sa chambre et elle s'énerve pour un oui ou pour un non quand nous sommes toutes les deux. Ça me fait de la peine mais je me souviens qu'un jour mon père m'a dit que c'est avec les gens qu'on aime le plus, en qui on a le plus confiance, qu'on peut se permettre d'être désagréable (parce qu'on sait que cela ne les empêchera pas de nous aimer). j'ai découvert que No piquait des médicaments à ma mère, des Xanax et des trucs comme ça, je l'ai surprise dans la salle de bains en train de refermer la boîte.

[Lu la 15839e journée, jeudi 9 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 161]

 

Sous la table j'enfonce mes ongles dans mes paumes, au plus profond, pour détourner la douleur, pour qu'elle se concentre et afflue là où elle laissera une trace, visible, une trace qui pourra guérir.

[Lu la 15840e journée, vendredi 10 janvier 2014, dans l'édition Le Live de Poche, 2009, p. 188]

 

Rien ne s'oppose à la nuit (2011)

Lucile, partout où elle se trouvait, suscitait le regard, l'admiration. On louait ses traits réguliers, la longueur de ses cils, ses yeux dont la couleur variait du vert au bleu en passant par toutes les nuances de métal, son sourire timide ou désinvolte, ses cheveux si clairs. Longtemps l'attention qui lui était portée avait mis Lucile mal à l'aise, avec ce sentiment que quelque chose de poisseux lui collait au corps,| mais à l'âge de sept ans, Lucile avait édifié les murs d'un territoire retiré qui n'appartenait qu'à elle, un territoire où le bruit et le regard des autres n'existaient pas.

[Lu la 15849e journée, dimanche 19 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 27-28]

 

En classe, depuis la distribution du buvard, Lucile| n'avait plus aucune chance de se fondre dans le nombre. Elle avait découvert l'admiration, l'envie, la jalousie, convergeant à son endroit sous une forme compacte qui l'encombrait. Lucile percevait le désir qu'avaient certaines filles de s'approcher d'elle, de s'attribuer la place à ses côtés, mais aussi leur acharnement à rechercher en elle quelque faille honteuse ou défaut risible qui eût entaché son image et permis de l'anéantir. Malgré tout, Lucile était fière. Fière de gagner de l'argent, fière d'être choisie parmi les autres, fière parce que Georges l'était d'elle et se félicitait de son succès.

[Lu la 15851e journée, mardi 21 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 57-58]

 

Estelle Ramaud fit sa communion solennelle reçut à cette occasion une montre et des soutiens-gorge de dentelle. Je fus frappée par une crise mystique et exigeai de faire la mienne sur-le-champ, ce à quoi il me fut répondu que, d'une part, je n'allais pas au catéchisme et, d'autre part, n'avais pas encore de poitrine.

[Lu la 15857e journée, lundi 27 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 198]

 

Plus tard, Manon m'a reproché ces séances de terreur, la place que j'occupais, et la domination d'aînée|que j'exerçais sur elle. Peut-être avais-je besoin qu'elle ait peur aussi, qu'elle sorte de cet état d'inconscience qui me semblait alors être le sien, qu'elle partage mon désarroi. Peut-être étais-je tout simplement jalouse d'elle, qui entretenait avec Lucile une relation que j'avais perdue depuis longtemps.

[Lu la 15857e journée, lundi 27 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 214-215]

 

À trente-deux ans, Lucile écrit que son père l'a violée. Elle envoie le texte à ses parents et à ses frère et soeurs, nous le donne à lire. Pendant quelques semaines, j'imagine qu'il va se passer quelque chose de très grave et de tout à fait retentissant, une implosion familiale qui ne manquera pas de provoquer de terribles dégâts. Je suis dans l'attente du drame.

Pourtant, il ne se passe rien. Nous continuons d'aller de temps en temps en week-end à Pierremont, personne ne chasse mon grand-père avec un balai, personne ne lui défonce la gueule sur les marches de l'escalier, ma mère elle-même parle avec son père et ne lui crache pas au visage. J'ai douze ans et la logique des choses m'échappe. Comment est-il possible qu'une telle révélation ne soit pas suivie d'effets ? Au collège, la grammaire est la seule matière qui m'intéresse. Pourtant à Pierremont, en l'absence de conjonction de subordination — si bien que, par conséquent, à la suite de quoi — il ne se passe rien, ni larmes, ni cri, ma mère va chez ses parents qui s'inquiètent pour elle qui a l'air si fatiguée, elle a maigri, ses traits sont tirés, elle ne dort pas, la vie est si dure pour leur fille qui élève seule ses enfants.

Quelques mois plus tard, Lucile s'est rétractée. Elle parlait alors d'une relation incestuelle plutôt qu'incestueuse, réfutait le récit du passage à l'acte.

Comme des milliers de familles, la mienne s'est accommodée du doute ou s'en est affranchie. À la| rigueur pouvait-on admettre une certaine ambivalence, un climat qui prêtait à confusion, mais de là à imaginer le pire... Un viol fantasmé par Lucile, voilà tout. Cela rendait les choses respirables, or il y avait si peu d'air.

La preuve qu'elle ne tournait pas rond, on ne tarderait pas à l'avoir.

Des années plus tard, alors que Manon et moi étions devenues adultes, à une époque où Lucile allait bien, ma soeur lui a reposé la question. Lucile lui a répondu que oui, cela était arrivé. Et que personne n'avait réagi à la lecture du texte qu'elle avait envoyé.

Le texte est resté lettre morte et Lucile n'a reçu en retour qu'un silence pétrifié.

[Passage clé du récit, choisi la 15859e journée, mercredi 29 janvier 2014, lu la 15857e journée, lundi 27 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 240-241]

 

Lucile s'était retirée, loin de nous, loin de tout. Elle n'était plus qu'une figurante dans un film dont le scénario semblait lui échapper chaque jour davantage, stationnait au milieu du plateau, n'entendait pas qu'on lui demandait de revenir au centre, ou au contraire de s'écarter, ne captait plus la lumière, s'en moquait, cherchait un endroit où elle pourrait passer totalement inaperçue et somnoler les yeux ouverts, sans pour autant être considérée comme absente ni démissionnaire.

[Lu la 15858e journée, mardi 28 janvier 2014, dans l'édition JC Lattès, 2011, p. 304-305]