Luis Sepúlveda
Luis Sepúlveda est né le 4 octobre 1949 à Ovalle, dans le
nord du Chili. Communiste emprisonné suite au putsch
militaire du 11 septembre 1973, il est exilé, fait du théâtre à Quito, soutient la rébellion sandiniste du Nicaragua avant de s'en éloigner, déçu de son dogmatisme,
puis passe un an en Amazonie chez les Amérindiens Shuars dans le cadre d'un programme de
recherche, puis vit à Hambourg à partir de 1982 et à Gijón à partir de 1996.
Le
Vieux qui lisait des romans d'amour
(1987-1988)
Chapitre
3
Quand il
ne chassait pas en compagnie de son ami Nushiño, il
traquait les serpents venimeux.
Il savait
s'en approcher en sifflant sur un ton aigu qui les désorientait, pour se retrouver finalement face à eux. Alors son bras répétait les mouvements du reptile jusqu'à ce que celui-ci, désorienté puis hypnotisé, finisse
par répéter à son tour ces mouvements qui imitaient les siens...
[Lu le
lundi 26 septembre 2005, collection Points, p. 45]
Sa
connaissance de la forêt valait
celle d'un Shuar. Il nageait aussi bien qu'un Shuar. Il savait suivre une piste
comme un Shuar. Il était comme
un Shuar, mais il n'était pas
un Shuar.
C'est
pourquoi il devait s'absenter régulièrement: ils lui avaient expliqué qu'il était bon
qu'il ne soit pas vraiment l'un des leurs. Ils aimaient le voir, ils aimaient sa
compagnie, mais ils voulaient aussi sentir son absence, la tristesse de ne
pouvoir lui parler, et les battements joyeux de leur cœur quand ils le voyaient revenir.
[Lu le
lundi 26 septembre 2005, collection Points, p. 46]
Il n'était pas des leurs et, pour cette raison, il ne pouvait
prendre d'épouse.
Mais il était comme eux, et c'est pourquoi le Shuar qui l'hébergeait pendant la saison des pluies le priait d'accepter l'une
de ses femmes, pour le plus grand honneur de sa caste et de sa maison.
La femme
offerte l'emmenait sur la berge du fleuve. Là, tout en
entonnant des anents, elle le lavait, le parait et le parfumait, puis ils
revenaient à la cabane
s'ébattre sur une natte, les pieds en l'air, doucement chauffés par le foyer, sans cesser un instant de chanter les anents, poèmes nasillards qui décrivaient
la beauté de leurs corps et la joie du plaisir que la magie de la
description augmentait à l'infini.
C'était l'amour pur, sans autre finalité que l'amour pour l'amour. Sans possession et sans jalousie.
- Nul ne
peut s'emparer de la foudre dans le ciel, et nul ne peut s'approprier le bonheur
de l'autre au moment de l'abandon.
C'est ce
que lui avait expliqué son ami
Nushiño.
[Lu le
lundi 26 septembre 2005, collection Points, p. 47]
Chapitre
4
Il passa
toute la saison des pluies à ruminer
sa triste condition de lecteur sans livre, se sentant pour la première fois de sa vie assiégé par la bête nommée solitude. Une bête rusée. Guettant le moindre moment d'inattention pour
s'approprier sa voix et le condamner à
d'interminables conférences sans auditoire.
[Lu le
lundi 26 septembre 2005, collection Points, p. 58-59]
Chapitre
8
Ton ami
Nushiño te dira que les seuls animaux qui tuent pour tuer sont les
paresseux.
- Et
pourquoi, frère? Les paresseux passent leur temps à dormir accrochés aux
arbres.
Avant de
te répondre, ton ami Nushiño lâchera un pet sonore pour être sûr qu'aucun
paresseux ne l'écoute et
il te dira que, il y a de cela bien longtemps, un chef shuar est devenu méchant et sanguinaire. Il tuait les bons Shuars sans raison,
et les anciens ont décidé sa mort. Quand il s'est vu menacé, Tñaupi le
chef sanguinaire a pris la fuite en se transformant en paresseux et ceux-ci,
comme les singes, se ressemblant tous, on ne peut pas savoir dans lequel se
cache le Shuar condamné. C'est
pourquoi il faut tuer tous les paresseux. [Lu le mardi 27 septembre 2005, collection Points, p. 110] |