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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Jean-Jacques Rousseau

 

 

La mère de Jean-Jacques Rousseau mourut à la suite de sa naissance, le 28 juin 1712 à Genève. Il est mort en 1778.

 

Observations de  à son discours [novembre 1751]

il n'y a plus de remède  impossible de prévoir

[Lu l'automne 2003 dan l'édition de La Pléiade, p. 1436, https://rousseau.slatkine.com/viewer.php?mag=JROC_L04#474]

 

Lettre à Melchior Grimm du 26 octobre 1757

Personne ne sait se mettre à ma place, et ne veut voir que je suis un être à part, qui n'a point de caractère, les maximes, les ressources des autres, et qu'il ne faut point juger sur leurs règles. 1507 https://rousseau.slatkine.com/viewer.php?mag=JROC_L18#455

 

Lettre du 2 novembre 1757 à Mme d'Houdetot

Qu'on me montre un homme meilleur que Moi ! qu'on me montre une âme plus aimante, plus sensible, plus éprise des charmes de l'amitié, plus touchée de l'honnête et du beau, qu'on me la montre, et je me tais.

[Lu l'automne 2003 dan l'édition de La Pléiade, p. 1508 ;

 http://classiques.uqac.ca/classiques/Rousseau_jj/lettres_1728_1778/lettres.html]

 

 

Les Confessions [1765-1770] [La Pléiade / https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/rousseau_les_confessions.pdf]

Première partie  [écrite en 1765-1767 sur les années 1712-1740]

Livre premier

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature; et cet homme, ce sera moi.

 

[Goût depuis l'enfance à l'âge de huit ans d'être fessé]

15/14-16 Il est embarrassant de s’expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu’on changerait de méthode avec la jeunesse, si l’on voyait mieux les effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrètement ! La grande leçon qu’on peut tirer d’un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.

Comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions méritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace d’un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ; mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été, et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à craindre, et si je m’abstenais de mériter la correction, c’était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi l’empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire de ma volonté, et j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s’étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara qu’elle y renonçait et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois tantes n’étaient pas seulement des personnes d’une sagesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir, et jamais on n’a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu’on doit aux enfants ; je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur le même article, et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée : je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même, car mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par – 16 – un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre, où l’on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer.

Non seulement donc c’est ainsi qu’avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre, que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens, et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée.

17/16-17 Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances, et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour n’amène pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d’effronterie, m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés.

 

21/20 L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides ; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs : nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d’être accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur : elle nous semblait déserte et sombre ; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie ; on se dégoûta de nous ; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter.

 

34/34-35 Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais : « Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être. »

 

41/41 Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m’en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m’entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine et la première cause d’un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.

 

Livre II

55/55-56 Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant notre éloignement. Cette idée ne s’offrait pas à lui directement, et ne l’empêchait pas de faire son devoir ; mais elle agissait sourdement sans qu’il s’en aperçût lui-même, et ralentissait quelquefois son zèle qu’il eût poussé plus loin sans cela.

 

56/56 Cette conduite d’un père dont j’ai si bien connu la tendresse et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en apercevoir, et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On ma imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité, je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là.

 

77/78-79 Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes, jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimais ; sa réputation m’était plus chère que ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.

 

82/83-84 Elle me jugea moins sur ce que j’étais que sur ce qu’elle m’avait fait, et à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paraître autre chose.

 

Livre III

91/92-93 J’allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attirait chez lui : il n’avait pas assez de crédit pour me placer ; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts et de mes idées, j’avais toujours été trop haut ou trop bas ; Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place et de me montrer à moi-même, sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de mon naturel et de mes talents ; mais il ajouta qu’il en voyait naître les obstacles qui m’empêcheraient d’en tirer parti ; de sorte qu’ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n’avais que de fausses idées ; il me montra comment, dans un destin contraire, l’homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir ; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire, c’est que si chaque homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n’a rien d’outré, m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société, qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes que quelquefois leur admiration.

 

Livre IV

133/136 Je le retrouvai brillant et fêté dans tout Annecy ; les dames se l’arrachaient. Ce succès acheva de me tourner la tête. Je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier Mme de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte ; il y consentit.

 

Livre V

178/182 Je n’appris pourtant pas sans peine que quelqu’un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n’avais pas songé même à désirer pour moi cette place, mais il m’était dur de la voir remplir par un autre ; cela était fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l’avait soufflée, je sentis réellement s’étendre à lui l’attachement que j’avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu’elle fût heureuse et, puisqu’elle avait besoin de lui pour l’être, j’étais content qu’il fût heureux aussi. De son côté, il entrait parfaitement dans les vues de sa maîtresse, et prit en sincère amitié l’ami qu’elle s’était choisi. Sans affecter avec moi l’autorité que son poste le mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n’osais rien faire qu’il parût désapprouver, et il ne désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l’excellence du caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui l’aimaient s’aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédait au sentiment dominant qu’elle inspirait, et je n’ai vu jamais aucun de ceux qui l’entouraient se vouloir du mal l’un à l’autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge, et s’ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu’ils s’attachent à elle pour le repos de leur vie, fût-elle au reste la dernière des catins.

 

184/188 J’étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J’allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l’arrivée des courriers, et, plus bête que l’âne de la fable, je m’inquiétais beaucoup pour savoir de quel maître j’aurais l’honneur de porter le bât ; car on prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l’on faisait de la Savoie un échange pour le Milanais.

 

186/190-191 Les autres moines, jaloux ou plutôt furieux de lui voir un mérite et une élégance de mœurs qui n’avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine, parce qu’il n’était pas aussi haïssable qu’eux. Les chefs se liguèrent contre lui, et ameutèrent les moinillons envieux de sa place, et qui n’osaient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ôta sa chambre, qu’il avait meublée avec goût, quoique avec simplicité, on le relégua je ne sais où ; enfin ces misérables l’accablèrent de tant d’outrages, que son âme honnête et fière avec justice n’y put résister, et après avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d’autre défaut que d’être moine.

 

Livre VI

237/242-243 Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d’après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans le secours d’autrui.

 

258/264 Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ?

 

266/271 La privation que je m’étais imposée et qu’elle avait fait semblant d’approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu’elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l’indifférence qu’elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens ; le crime le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de n’en rien faire.

 

Seconde partie [écrit en 1769-1770 sur les années 1740-1767]

Livre VII

284/287 Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont.

 

288/291 Je ne doutais pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous, et c’en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais : « Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi ; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. » Cet enfantillage n’était pas le sophisme de ma raison, c’était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu’il aurait fallu faire pour m’évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m’en voilais la honte par des arguments dignes d’elle.

 

319 Par l’indifférence avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le nôtre, on voyait qu’il n’était d’aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c’était par vanité plus que par avarice. Elle s’applaudissait du prix qu’on mettait à ses faveurs.

 

325/328-329 Tout le monde convint avec moi que j’étais offensé, lésé, malheureux ; que l’ambassadeur était un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi ! il était l’ambassadeur ; je n’étais moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu’on appelle ainsi, voulait que je n’obtinsse aucune justice, et je n’en obtins aucune.

 

327/330 La justice et l’inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du faible et à l’iniquité du fort.

 

Livre VIII

351/355 Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu, et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme.

 

362/366 Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l’époque, qui m’attira leur jalousie : ils m’auraient pardonné peut-être de briller dans l’art d’écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner par ma conduite un exemple qui semblait les importuner.

 

368/372-373 Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissait dans mon âme, y prenait l’intrépidité de la vertu, et c’est, je l’ose dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux et plus longtemps qu’on aurait dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel.

 

384/389 C’était le temps de la grande querelle du Parlement et du Clergé. Le Parlement venait d’être exilé ; la fermentation était au comble ; tout menaçait d’un prochain soulèvement. La brochure parut ; à l’instant toutes les autres querelles furent oubliées ; on ne songea qu’au péril de la musique française, et il n’y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel que la nation n’en est jamais bien revenue. À la cour on ne balançait qu’entre la Bastille et l’exil, et la lettre de cachet allait être expédiée si M. de Voyer n’en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l’État, on croira rêver.

 

387/391 Pour moi, je crois que mes dits amis m’auraient pardonné de faire des livres, et d’excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas étrangère, mais qu’ils ne purent me pardonner d’avoir fait un opéra, ni les succès brillants qu’eut cet ouvrage, parce qu’aucun d’eux n’était en état de courir la même carrière, ni d’aspirer aux mêmes honneurs.

 

Livre IX

440/445 Elle vint ; je la vis ; j’étais ivre d’amour sans objet ; cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en Mme d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d’Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner l’idole de mon cœur. Pour m’achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ; en l’écoutant en me sentant auprès d’elle, j’étais saisi d’un frémissement délicieux, que je n’avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m’intéresser à ses sentiments, quand j’en prenais de semblables ; j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans qu’elle s’en aperçut, elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse pour une femme dont le cœur était plein d’un autre amour.

 

462/468 Enfin, de quelque violente passion que j’aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d’être le confident que l’objet de ses amours, et je n’ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n’était pas encore là de l’amour : soit, mais c’était donc plus.

 

462/468 S’il y avait de ma faute dans tout ce qui s’était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais recherché sa maîtresse ? N’était-ce pas lui qui me l’avait envoyée ? N’était-ce pas elle qui m’avait cherché ? Pouvais-je éviter de la recevoir ? Que pouvais-je faire ? Eux seuls avaient fait le mal, et c’était moi qui l’avais souffert.

 

Livre X

492/499 Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l’Europe, j’avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. La mortelle aversion pour tout ce qui s’appelait parti, faction, cabale, m’avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu’à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité.

 

Livre XI

596? folie

 

 

Où?

Qui croit devoir fermer les yeux sur quelque chose se voit bientôt forcé de les fermer sur tout.

 

 

Voltaire 1512

 

 

Rousseau juge de Jean-Jacques [1772-1776]

Premier Dialogue. Du systême de conduite envers J. J. adopté par l’administration avec l’approbation du Public.

Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et douces par leur essence : mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses, et voilà comment l’ amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre ; c’est-à- dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui.

[Entendu le ? lu par Jean-Pierre Dupuy dans Reépliques, Penser le mal, France Culture, réentendu le 22 août 2019]