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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Daniel de Roulet

 

Daniel de Roulet est né e 4 février 1944 à Genève. Il a travaillé dans l'architecture et dans l'informatique, notamment dans l'industrie nucléaire. En 2006 dans Dans Un Dimanche à la montagne, il a avoué avoir  été l'incendiaire le 5 février 1975 à Gstaad du chalet d'Axel Springer, magnat berlinois de la presse conservatrice.

 

Tu n'as rien vu à Fukushima (2011)

Je pense parfois à ce menuisier juif qui rabotait des planches pour les nazis et qui s'est retrouvé un jour au Struthof, enfermé dans un baraquement dont il reconnut le bois. Nous sommes pris à notre piège, nous avons collaboré à un système que nous savions porteur d'une mort atroce et nous n'avons eu qu'un courage intermittent pour nos propres idéaux. Je ne parle pas de renégats, mais de notre indifférence à la marche du monde., de notre opportunisme technologique.

[Lu la 14893e journée, le mercredi 8 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 12-13]

 

Puis il me parle du niveau de la radioactivité à Tokyo, en hausse bien sûr, mais il parie sur le fait que ce ne sera pas mortel pour les siens et pour lui. Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté, aurait noté Gramsci.

[Lu la 14893e journée, le mercredi 8 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 13]

 

Je vous parle trop de mes angoisses, de mes remords atomiques. En cela, je suis contaminé, tiraillé dans un débat ridicule. Le nucléocrate a toujours raison face au catastrophiste qui lui dit : « Je vous avais prévenu, la fin du monde est proche, voyez ce que vous avez fait. » Et le nucléocrate qui a pour lui l'urgence a beau jeu de répondre : « Avez-vous une autre solution pour éteindre le réacteur, avez-vous des hélicoptères, des volontaires, des gens prêts à se sacrifier pour sauver les trente-cinq millions d'habitants de Tokyo ? Non ? Alors taisez-vous. » Et le catastrophiste retient sa colère, souhaitant malgré lui une prochaine fois pire encore pour qu'enfin le nucléocrate cesse de mentir. Voilà quarante ans qu'on aurait pu développer d'autres énergies.

[Lu la 14893e journée, le mercredi 8 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 14-15]

 

Vous m'avez fait manger du thon malgré mes convictions, vous mangez volontiers de la baleine, m'avez vous dit. C'est une erreur, vous savez bien, comme l'est chaque centrale atomique où qu'elle soit.

[Lu la 14893e journée, le mercredi 8 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 18]

 

Quand j'en suis arrivé au passage sur les liquidateurs exposés à une mort certaine pour avoir trop approché la tranche Lénine, tous les bruits de d'emballage et mastication ont cessé dans la salle. Deux cent cinquante auditeurs attentifs, émus au souvenir de cette folie, ces hommes transformés en sous-hommes dont la vie ne sert plus à rien d'autre qu'au sacrifice. Contre la fusion du cœur,  on a donc prévu d'immoler des ilotes ? Et que peut un texte contre mal si sournois ?

[Lu la 14893e journée, le mercredi 8 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 18-19]

 

 

Kayoko, je pense à ce temps-là, nous nous voulions héroïques, ceux qui avaient des enfants disaient faire ça pour eux, pour qu'ils puissent un jour les regarder dans les yeux. Mais nous avons perdu et, pendant quarante ans, avons dû assister à la| construction de ces dômes le long des fleuves et des océans, ces camps retranchés protégés par des batteries de missiles sol-air, comme à La Hague.

La défaite des antinucléaires a permis l'arrogance de la technoscience. Le Commissariat à l'énergie atomique nous a promis sans rire la construction de cinquante surgénérateurs jusqu'à la fin du XXe siècle. On nous montrait dans un même geste le Concorde, et Malville, et les tours jumelles de Manhattan, réjouissez-vous! Les uns se sont ralliés à cette folie, d'autres sont partis vivre de leurs moutons, d'autres encore se sont mis à tourner des films, inventer des musiques, écrire des romans, pour essayer d'y voir clair, comprendre comment on peut être à la fois à l'intérieur d'un système totalitaire et complètement étranger à lui, dissident, il va sans dire. Vous en savez quelque chose, Kayoko, c'est une position difficile à tenir.

[Lu la 14912e journée, le vendredi 17 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 19-20]

 

D'habitude, la littérature est de l'ordre du plaisir et des idées, et la science atomique de l'ordre du risque et du gigantisme. Ceux qui lisent Stendhal ou Claudel connaissent peu les dangers des cinq mille tonnes de sodium toujours stockés à cent quatre-vingt degrés dans la cuve du réacteur. Et ceux qui chaque jour traversent l'entrée, dite le hachoir, om ils doivent laisser leurs habits, se munir d'un dosimètre et d'un « code mental », se soucient peu des états d'âme littéraires d'un séminariste amoureux.

Le romanesque d'un côté, la technoscience de l'autre. Rien à échanger? Me promenant le long des babelés électrifiés de Malville pris dans les herbes folles, j'ai soudain eu le même sentiment que ce jour-là, au fond de la Pologne, quand j'ai ramassé un isolateur de porcelaine noircie, tombé du camp d'Auschwitz, pour le rapporter à un ami. J'ai pensé à la démesure humaine - l'hybris des Grecs - nous guettera longtemps encore. Il s'agit de déconstruire davantage que le cœur de nos centrales, et pour cette tâche la littérature ne sera pas de trop.

[Lu la 14912e journée, le vendredi 17 juin 2011, dans l'édition Buchet-Chastel, p. 22]