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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Joseph Roth

 

Joseph Roth est né le 26 septembre 1894 à Brody en Galicie. Il interrompit ses études en 1916 pour s'engager dans l'armée en guerre, puis devint journaliste, à Vienne puis à Berlin, d'abord socialiste jusqu'à un voyage désillusionnant en URSS, puis monarchiste, enfin catholique. Il se maria en 1922 avec Friederike Reichler qui, diagnostiquée schizophrène, fut internée dans un asile mental autrichien où elle fut euthanasiée en 1940 par les nazis. En 1933, il fuit l'Allemagne nazie et mourut dans la misère et l'alcoolisme à l'hôpital Necker de Paris le 27 mai 1939, puis enterré au cimetière parisien de Thiais.

 

Hôtel Savoy (1924)

Chapitre II

Sous-chapitre VII

Les ouvriers, qui peignaient les soies et les passaient au tamis toute la journée, avalaient la poussière, souffraient d'hémorragies pulmonaires et mouraient dans leur cinquantième année.
Il y avait toutes sortes de mesures d'hygiène et de règlements, les ouvriers devaient porter des masques, les locaux devaient avoir tant de mètres de haut et de large, les fenêtres devaient être ouvertes. Mais la remise à neuf de l'usine aurait coûté beaucoup plus à Neuner qu'une double indemnité par enfant. C'est pourquoi on appelait le médecin militaire auprès de tous les ouvriers mourants. Et il certifiait noir sur blanc qu'ils n'étaient pas morts de tuberculose ni même d'un empoisonnement du sang, mais d'une maladie de cœur. C'était une population de cardiaques, tous les ouvriers de Neuner mouraient d'«insuffisance cardiaque».

[Lu la 14104e journée, vendredi 10 avril 2009, dans l'édition Gallimard L'Imaginaire, p. 122]

 

Chapitre III

Sous-chapitre XXI

On m'accueille, à l'Hôtel Savoy, avec plus de respect que jamais. Ignace baisse ses yeux jaunes couleur de bière, au regard inquisiteur, quand il me rencontre, dans l'ascenseur ou au bar. Le portier me salue profondément. Les triplés retirent, d'un même geste, leur chapeau à mon passage.

Gabriel, me dis-je : tu arrives à l'Hôtel Savoy avec une seule chemise et tu en repars en possession de vingt malles.

Des portes secrètes s'ouvrent selon mes désirs, des gens s'abandonnent à moi. Des choses surprenantes me sont révélées. Et je suis là, prêt à accueillir tout ce qui afflue vers moi. Les gens s'offrent à moi, leur vie s'étale devant moi dans sa nudité. Je ne peux les aider ni leur nuire, mais eux, contents d'avoir trouvé une oreille forcée de les écouter, déballent devant moi leurs peines et leurs secrets.

Douloureux est le sort des hommes, et leur souffrance élève devant eux un grand, un gigantesque mur. Pris dans la toile gris poussière de leurs soucis, ils se débattent comme des mouches prisonnières. Celui-ci manque de pain et celui-là le mange avec amertume. Celui-ci veut être rassasié et celui-là être libre. Là, un autre agite ses bras et croit que ce sont des ailes, croit qu'il va s'élever l'instant ou le mois, ou l'année d'après, au-dessus des bas-fonds de ce monde.

Douloureux était le sort des hommes. Leur destin, ils le préparaient eux-mêmes et croyaient qu'il venait de Dieu. Ils étaient prisonniers des traditions, leur cœur était retenu par des milliers de fils et leurs mains tissaient elles-mêmes ces fils. Sur toutes les voies de leur vie se dressaient les tables de la loi de leur Dieu, de leur police, de leurs rois, de leur classe. Ici, il était défendu d'aller plus loin et là de s'attarder. Et, après s'être ainsi débattus durant quelques décennies, après avoir erré, être restés désemparés, ils mouraient dans leur lit et léguaient leur misère à leurs descendants.

J'étais assis dans le vestibule du bon Dieu Henri Bloomfield, et j'enregistrais les prières de ses pauvres créatures.

[Lu la 14106e journée, dimanche 12 avril 2009, dans l'édition Gallimard L'Imaginaire, p. 147-148]

 

Il a besoin d'une forte somme pour faire valoir ses droits. Il s'obstinait à dire qu'il était dans son droit.

L'amertume le rongeait. Aujourd'hui, il demandait encore timidement, demain il passerait aux injures, et dans un an la folie se serait emparée de lui.

Je connais Taddeus Montag, l'ami de Zwonimir, le peintre d'enseignes, qui est en réalité caricaturiste. C'est mon voisin, chambre 715. Cela fait maintenant quelques semaines que je suis ici et, près de moi, Taddeus Montag mourait de faim, et pourtant, jamais il ne se plaignait. Les hommes sont muets, plus muets que les poissons; autrefois, ils appelaient encore quand quelque chose les faisait souffrir, mais, au cours des années, ils ont perdu l'habitude d'appeler.

Taddeus Montag est un candidat à la mort; frêle, blême et de grande taille, il va et vient doucement, on n'entend même pas le bruit de ses pas sur les dalles nues du sixième étage. Il marche sur des semelles déchirées, il est vrai, mais on entend pourtant les souples pantoufles de Hirsch Fisch sur ces dalles. C'est que Taddeus Montag a déjà les silencieuses semelles d'ombre d'un défunt. Il arrive sans parler, il reste dans la porte, comme muet, et son mutisme vous déchire le cœur.

[Lu la 14106e journée, dimanche 12 avril 2009, dans l'édition Gallimard L'Imaginaire, p. 150-151]

 

Sous-chapitre XXII

Il me semblait que Neuner, vis-à-vis de Bloomfield, cherchait à s'en tirer avec de belles paroles et que les usines ne l'intéressaient plus en rien. C'était une époque difficile, l'argent avait perdu sa valeur. Abel Glanz disait que Neuner préférait spéculer à la Bourse de Zurich, il faisait le trafic des devises. Il recevait chaque jour des télégrammes — ils venaient de Vienne, Berlin, Londres. On lui câblait des cours, il câblait des ordres, que lui importait l'usine!

Il était vain d'expliquer ces choses complexes à Zwonimir, il ne voulait pas les comprendre, parce qu'il sentait que cela lui donnerait du mal et parce que c'était en fait un paysan qui se rendait chaque jour aux baraquements, non seulement à cause des arrivants, mais aussi parce que les baraquements étaient à proximité de la plaine et que, de toute son âme, Zwonimir avait la nostalgie des gerbes, des faux et des épouvantails du pays natal.

Chaque jour, il me donne des nouvelles du blé et il cache des bleuets dans sa poche. Il peste parce qu'ici les paysans n'ont aucune idée de la façon dont on doit traiter la terre : ils aiment laisser courir les vaches à leur guise. Elles vont aussi dans les blés, et ne peut les en faire sortir qu'à grand-peine.

Et il ne peut oublier les épouvantails et bornes.

Il rentre le soir, Zwonimir Pansin, le paysan, avec une profonde nostalgie et le mal du pays, qu'il cultive. Il réveille en moi une nostalgie et, bien qu'il regrette les champs et moi les rues, il me contamine. Il en va comme des chants du pays : si l'un entonne une chanson populaire de chez lui, un autre chante la sienne et les mélodies différentes deviennent semblables, toutes ne sont plus que les différents instruments d'un orchestre.

La nostalgie des hommes s'éveille dehors, et elle grandit, grandit, lorsqu'il n'y a pas de murs pour l'arrêter.

[Lu la 14106e journée, dimanche 12 avril 2009, dans l'édition Gallimard L'Imaginaire, p. 158-159]

 

Chapitre III

Sous-chapitre XXIII

Une fois, il vint au bar avec Stasie.

Deux semaines ont passé depuis la dernière fois que je l'ai vue. Elle est bronzée, fraîche et souriante et a de grands yeux gris.

Vous êtes toujours là? dit Stasie, et elle rougit car elle a caché son jeu, elle sait bien que je ne suis pas parti.

— Êtes-vous déçue?

— Vous négligez notre amitié!

Je ne néglige pas notre amitié. Ce reproche lui revient de droit.

Deux semaines nous séparent, elle et moi, deux cents ans ne peuvent causer plus de dégâts. Je l'ai attendue en tremblant devant le Variété, enfoncé dans l'ombre d'un mur. Nous avons bu du thé ensemble et une douce chaleur nous enveloppait tous deux. Elle était ma première rencontre agréable à l'Hôtel Savoy et Alex nous était antipathique à tous deux.

Je l'ai vue, par le trou de la serrure, aller et venir en peignoir de bain et apprendre des mots français. Elle veut en effet aller à Paris.

Je serais bien parti avec elle à Paris. Je serais bien resté avec elle un an ou deux ou dix.

La solitude s'est amoncelée et accumulée dans mon cœur, six ans de grande solitude.

Je cherche les raisons pour lesquelles je me sens si loin d'elle, et je n'en trouve aucune. Je cherche des reproches — que pouvais-je lui reprocher? Elle acceptait les fleurs d'Alexandre et ne les renvoyait pas. C'est bête de renvoyer des fleurs. Je suis peut-être jaloux. Si je me compare à Alexandre Böhlaug, tout parle, certes, en ma faveur.

Et pourtant, je suis jaloux.

Je ne suis pas un conquérant ni un adorateur. Quand quelque chose s'offre à moi, je le prends avec reconnaissance. Mais Stasie ne se donnait pas à moi. Elle voulait être assiégée.

Je ne comprenais pas, à ce moment-là — j'avais longtemps été solitaire et sans femmes — pourquoi les jeunes filles font ainsi des mystères, ont tant de patience et sont si fières. Mais Stasie ne pouvait pas savoir que je ne l'aurais pas prise en triomphant, mais humblement avec reconnaissance. Aujourd'hui, je comprends que l'hésitation est propre à la nature féminine et que ses mensonges sont pardonnés avant même d'avoir eu lieu.

Je me souciais trop de l'Hôtel Savoy et des gens, des destinées étrangères, et trop peu de la mienne. Il y avait là une jolie femme qui attendait un mot tendre et je ne le disais pas, comme un écolier buté.

J'étais buté. Il me semblait que Stasie était cause de ma longue solitude, et elle ne pouvait pourtant pas le savoir. Je lui reprochais de ne pas être voyante.

Maintenant, je sais que les femmes devinent tout ce qui se passe en nous, mais attendent malgré tout des paroles.

Dieu mit l'hésitation dans l'âme de la femme.

Sa présence m'irritait. Pourquoi ne venait-elle pas à moi? Pourquoi se faisait-elle accompagner de l'officier de police? Pourquoi demande-t-elle si je suis toujours là? Pourquoi ne dit-elle pas : Dieu soit loué, tu es là!

Mais quand on est une jeune fille pauvre, on ne dit peut-être pas à un homme pauvre : Dieu soit loué, tu es là! Ce n'est peut-être plus l'époque où l'on aime un pauvre Gabriel Dan, qui n'a même pas une malle, à plus forte raison une maison. C'est peut-être, maintenant, l'époque où les jeunes filles aiment un Alexandre Böhlaug.

Je sais aujourd'hui que l'officier de police l'avait accompagnée par hasard, que sa question était en fait un aveu. Mais, à ce moment-là, j'étais seul et aigri, et je me comportais comme si j'étais, moi, la jeune fille, et Stasie l'homme.

Elle est de plus en plus fière et froide, et je sens que la distance s'élargit entre nous et que nous devenons toujours plus étrangers l'un à l'autre.

— Je pars à coup sûr dans dix jours, dis-je.

— Si vous allez à Paris, envoyez-moi une carte postale!

— Bien volontiers!

Stasie aurait pu dire : « Je voudrais partir avec vous à Paris! » Au lieu de cela, elle me demande une carte postale.

— Je vous enverrai la tour Eiffel.

— Comme vous voulez! dit Stasie, et cela ne se rapporte nullement à la carte postale, mais à nous-mêmes.

C'est là notre dernière conversation. Je sais que c'est notre dernière conversation. Gabriel Dan, tu n'as rien à attendre des jeunes filles. Tu es pauvre, Gabriel Dan!

Le lendemain matin, je vois Stasie descendre l'escalier au bras d'Alex. Tous deux me sourient, — je prends mon petit déjeuner en bas. Je sais que Stasie a fait une grosse bêtise.

Je la comprends.

Les femmes ne font pas des bêtises comme nous, par insouciance ou légèreté, mais parce qu'elles sont très malheureuses.

[Lu la 14121e journée, mercredi 27 avril 2009, dans l'édition Gallimard L'Imaginaire, p. 166-169]