Marcel Proust
Né en 1871, français
À la recherche du temps perdu Du côté de chez Swann Tout ce qui n'était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d'une existence plus réelle. ** À l'ombre des jeunes filles en fleur Tous ces gens [...] faisant semblant de ne pas se voir, pour faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée, pour ne pas risquer de les heurter, les personnes marchant à leurs côtés, ou venant en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent.
* Ce n'était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir ces amies, les avait toutes choisies si belles; peut-être ces filles (dont l'attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur, incapables de subir un attrait d'ordre intellectuel ou moral, s'étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité, de la gêne, de la gaucherie, par ce qu'elle devaient appeler un "genre antipathique", et les avaient-elles tenues à l'écart. tome I * [...] la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d'esprit de camaraderie et dans lesquels se rallumaient d'instant en instant tantôt l'intérêt, tantôt l'insolente indifférence dont brillait chacune, selon qu'il s'agissait de ses amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant "bande à part", mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu'ils s'avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant un tout aussi homogène en ses parties qu'il était différent de la foule au milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège.
*** La Prisonnière Il nous arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les disputer, bien que nous souffrions jusqu'à mourir d'avoir à les leur disputer; ce contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple dans l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime, applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il faut la protéger chaque jour.
* Une sadique comme elle, est l'artiste du mal, ce qu'une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d'elle... c'est dans la peau des méchants que [ces artistes]... tâchent d'entrer... de façon à avoir eu un moment d'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhumain du plaisir.
* Mlle Vinteuil n'eût peut-être pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d'émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté. ** Soif - pareille à celle dont brûle une terre altérée!! - d'une vie que mon âme parce qu'elle n'en avait jamais reçu jusqu'ici une seule goutte, absorberait d'autant plus ardemment, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition. ** En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n'excitait en nous qu'un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense mais que nous confondons avec lui. Si nous n'avions pas de rivaux, si nous ne croyions pas en avoir... Car il n'est pas nécessaire qu'ils existent réellement. ** Et c'est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l'existence qu'approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu'elles sont sans mystère et sans beauté, c'est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n'est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie et aussi - comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur et que le meilleur n'était pas grand-chose - pour nous résigner à la mort.
[ *** Sodome et Gomorrhe [le petit salon de Mme Verdurin se moque de Saniette] Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. [Lu le jeudi 6 janvier 2010 sur http://coursais.over-blog.com/article-6-vii-possibibilites-de-dialogues-rapports-amoureux-et-humains-partie-2-42637694.html ]
Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, [Lu le samedi 4 juillet 2020 sur https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/58]
Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. [Lu le mercredi 20 mars 2024 sur https://marcel-proust.com/etude/1163] |