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L'anthologiste

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Cesare Pavese

 

 

Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 près de Turin. Il s'est suicidé le 27 août 1950 à Turin.

 

Voyage de noces

Chapitre I

Maintenant que, à force de meurtrissures et de remords, j'ai compris combien il est stupide de refuser la réalité pour les rêveries et de prétendre recevoir quand on n'a rien à offrir; maintenant Cilia est morte. Je pense parfois que, résigné au labeur et à l'humilité comme je vis maintenant, je saurais avec joie m'adapter à ce temps, s'il revenait. Ou peut-être est-ce encore là une de mes rêveries : j'ai maltraité Cilia quand j'étais jeune et que rien n'aurait dû m'aigrir, je la maltraiterais maintenant à cause de l'amertume et du malaise de ma mauvaise conscience. Par exemple, je n'ai pas encore éclairci au cours de toutes ces années si je l'aimais vraiment. Maintenant, sans aucun doute, je la regrette et je la retrouve au fond de mes pensées les plus profondes ; il ne se passe pas une journée sans que je fouille douloureusement dans mes souvenirs de ces deux années; et je me méprise pour l'avoir laissée mourir, en souffrant plus du fait de ma solitude que du fait de sa jeunesse; mais - c'est ce qui compte -je l'ai vraiment aimée, alors? Certainement pas de cette façon sereine et consciente dont on doit aimer sa femme.

À la vérité, je lui devais trop et je ne savais lui donner en échange que des soupçons aveugles sur ses motivations. Et c'est une chance que ma légèreté innée n'ait pas su s'enfoncer non plus dans cette eau sale puisque je me suis alors contenté d'une défiance instinctive et que je n'ai donné ni consistance ni poids à certaines pensées sordides qui, si je les avais accueillies au fond de mon âme, me l'auraient totalement empoisonnée. De toute façon, je me demandais quelquefois « Et pourquoi Cilia m'a-t-elle épousé? » Je ne sais pas si c'était la conscience de ma valeur cachée, on d'une profonde incapacité, qui proposait cette question : toujours est-il que je tournais et retournais la question.

Que ce soit Cilia qui m'a épousé et non pas le contraire, il n'y avait pas de doute là-dessus. Ces soirées d'abattement passées en sa compagnie à arpenter sans répit chaque rue, en lui serrant le bras, en feignant la désinvolture, en proposant pour plaisanter de sauter ensemble dans le fleuve - moi je n'accordais pas beaucoup de poids à ces idées, parce que j'y étais habitué - la bouleversèrent et l'attendrirent, à tel point qu'elle voulut m'offrir une petite somme, prise sur son salaire de vendeuse, pour m'aider dans ma recherche d'un meilleur travail. Je ne voulus pas de l'argent, mais je lui dis que de me trouver avec elle le soir, même si on n'allait nulle part, cela me suffisait. C'est ainsi que nous nous mîmes sur la pente. Elle commença à me dire avec beaucoup de douceur qu'il me manquait quelqu'un de sérieux avec qui je pourrais vivre. Et que je traînais trop par les rues et qu'une épouse amoureuse saurait m'arranger une si jolie maison que, rien que d'y entrer, je redeviendrais gai quels que soient la lassitude ou l'écœurement que m'aurait causés la journée. J'essayai de répondre que même tout seul je n'arrivais pas très bien à joindre les deux bouts; mais je sentais moi-même que ce n'était pas là un bon argument. « À deux, on s'aide, dit Cilia, et on fait des économies. Il suffit de s'aimer un peu, Giorgio. » J'étais las et humilié, ces soirs-là, Cilia était gentille et sérieuse, avec son beau manteau qu'elle avait fait elle-même et son sac à main tout craquelé : pourquoi ne pas lui donner cette joie? Quelle femme me conviendrait mieux? Elle savait ce que c'était que le travail, elle savait ce que c'était que les privations, elle était orpheline, d'une famille d'ouvriers; elle ne manquait pas d'un certain esprit vif et réfléchi - plus que moi, j'en étais certain.

[Lu la 13978e journée, vendredi 5 décembre 2008, dans Terre d'exil et autres nouvelles, édition Folio, p. 35-37]

 

Chapitre II

Cilia, elle, devint différente. J'avais craint, mon compte, qu'une fois mariée, apparaisse en elle un laisser-aller vulgaire comme j'imaginais qu'avait dû le faire sa mère, et au contraire je la trouvai plus attentive et plus fine que moi-même. Toujours coiffée, toujours bien mise; même la pauvre table qu'elle me préparait à la cuisine avait la cordialité et le soin de ces mains et de ce sourire. Son sourire, justement, s'était transfiguré. Ce n'était plus celui, mi-timide mi-malicieux, de la vendeuse qui fait une escapade, mais l'affleurement frémissant d'un contentement intime calme et vif à la fois, sérieux sur la maigre jeunesse du visage. Moi, j'éprouvais une ombre de rancune devant cette manifestation d'une joie que je ne partageais pas toujours. « Elle m'a épousé et elle est heureuse », pensais-je.

Ce n'est que le matin en m'éveillant, que mon cœur était serein. Je tournais la tête près de la sienne, dans la tiédeur et je m'approchais d'elle, étendue, qui dormait ou faisait semblant, et je lui soufflais dans les cheveux. Cilia, riant tout ensommeillée, me prenait dans ses bras. Auparavant au contraire, mes réveils solitaires me glaçaient et me laissaient humilié, regardant fixement la lueur de l'aube.

Cilia m'aimait. Une fois debout, commençait pour elle une autre joie : bouger, mettre en ordre, ouvrir les fenêtres, me regarder du coin de l'œil. Si je me mettais au bureau, elle tournait autour de moi, attentive à ne pas me déranger; si je me préparais à sortir, elle me suivait du regard jusqu'à la porte. Quand je revenais, elle se levait d'un bond, preste.

Il y avait des jours où je ne rentrais pas de bon tueur à la maison. Cela me choquait de penser que je la trouverais inévitablement en train de m'attendre - bien qu'elle sût éventuellement feindre le désintérêt - que je m'assoirais à côté d'elle, que je lui dirais à peu près les mêmes choses, ou peut-être rien, et que nous nous regarderions, mal à l'aise, et que nous nous souririons, et ainsi le lendemain, et ainsi toujours. Il suffisait d'un peu de brouillard ou d'un soleil gris pour m'amener à ces pensées. Ou au contraire c'était une limpide journée d'air clair ou un incendie de soleil sur les toits ou un parfum dans le vent, qui m'enveloppait et me ravissait, et je m'attardais dans les rues, réticent à l'idée de n'être plus seul et de ne pouvoir flâner jusqu'à la nuit et grignoter au bistrot au bout d'une avenue. Solitaire comme je l'avais toujours été, il me semblait que c'était déjà beaucoup si je ne la trompais pas.

[Lu la 13978e journée, vendredi 5 décembre 2008, dans Terre d'exil et autres nouvelles, édition Folio, p. 38-40]

 

Chapitre III
Ce maigre bagage d'études qui, chez moi, a mal remplacé la pratique d'un métier et qui est à la racine de nombre de mes errements et mauvaises actions, pouvait devenir un bon moyen de communion avec Cilia, si seulement il n'y avait pas eu mon inconsistance. Cilia était très vive d'esprit et désirait savoir tout ce que je savais parce que, comme elle m'aimait, elle se reprochait de ne pas être digne de moi et elle ne se résignait à ignorer rien de ce que je pensais. Et peut-être, si j'avais réussi à lui donner cette pauvre joie, aurais-je dans la tranquille intimité de notre occupation commune compris alors combien elle était digne, et notre vie belle et réelle, et peut-être Cilia vivrait-elle encore à mon côté avec ce sourire qu'en deux ans j'ai glacé sur ses lèvres.

[Lu la 13978e journée, vendredi 5 décembre 2008, dans Terre d'exil et autres nouvelles, édition Folio, p. 41-42]

 

Vivre toujours replié sur soi est une chose déprimante parce que le cerveau habitué au secret n'hésite pas à se lancer dans des sottises inavouables qui mortifient celui qui les pense. Mon aptitude aux soupçons ombrageux n'avait pas d'autre origine.

[Lu la 13979e journée, samedi 6 décembre 2008, dans Terre d'exil et autres nouvelles, édition Folio, p. 46]

 

Chapitre VII

Et cette fois encore ce fût la même chose. Tout le mal que j'ai fait à Cilia et dont le remords désolé me prend encore maintenant, au lit, vers l'aube, quand je ne peux rien y faire ni fuir; tout ce mal, je ne savais plus l'éviter.

J'ai toujours tout fait comme un imbécile, comme un rêveur, et je ne me suis rendu compte de moi-même qu'à la fin, quand le remords même était inutile. Maintenant j'entrevois la vérité : je me suis tellement complu dans la solitude que s'est atrophié en moi tout sens de la relation humaine et que je suis devenu incapable de tolérer et de communiquer une quelconque tendresse. Cilia pour moi n'était pas un obstacle ; simplement elle n'existait pas. Si j'avais seulement compris cela et soupçonné combien de mal je me faisais à moi-même en me mutilant ainsi, j'aurais pu lui donner en compensation une immense gratitude, en retenant sa présence comme mon seul salut.

Mais le spectacle de l'angoisse d'autrui a-t-il jamais suffi pour ouvrir les yeux d'un homme? Ou ne faut-il pas au contraire des sueurs d'agonie et la peine vivace qui se lève avec nous, nous accompagne dans la rue, se couche à côté de nous et nous éveille la nuit toujours impitoyable, toujours fraîche et honteuse.

[Lu la 13979e journée, samedi 6 décembre 2008, dans Terre d'exil et autres nouvelles, édition Folio, p. 54-55]