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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Marie Nimier

 

Née en 1962

 

L'Hypnotisme à la portée de tous

Chapitre VIII

Mon oncle avait profité de moi, comme il profitait de Josette. Il gaspillait nos désirs sans rien nous donner en retour. Il nous trompait.

Je l'aimais.

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Chapitre XIV

Je ne m'ennuyais pas, j'avais la foi - car il s'agit bien de croire - mais une chose me gênait: la facilité avec laquelle je réussissais à fourguer la marchandise. J'avais l'impression que mes paroles s'enfonçaient dans des mottes de beurre mou. Mon orgueil en souffrait. Ma technique était simple: je regardais mon interlocuteur droit dans les yeux, ce que jamais mes concurrents n'osaient faire, et je lui parlais au présent. J'adoptais ses mots, ses tournures de phrase. Les commerçants se reconnaissaient, je leur donnais confiance en eux-mêmes, ils s'imaginaient répétant mon discours à leurs propres clients. Je leur communiquais l'envie, le besoin même de me ressembler. A ce jeu de miroir les deux parties sortaient gagnantes. Tu vois, il ne s'agit pas de forcer, ni de convaincre d'ailleurs, mais d'impressionner.

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Chapitre XV

Dans la salle du fond trônait une table couverte de victuailles autour desquelles bourdonnaient déjà une centaine de convives arborant de splendides gobelets de plastique bleu pétrole. Ça sentait le parfum français et les souvenirs de guerre. Ils dépensaient une énergie considérable à s'approcher le plus près possible de la nourriture tout en donnant l'impression de n'y porter qu'un intérêt modéré. Des siècles de savoir-vivre pour en arriver là, cet équilibre fragile où chacun sans se l'avouer poursuivait le même but que son voisin de devant: prendre sa place, harmonieusement, l'évincer. "C'est ce qu'on appelle la cohésion sociale, commenta Katz. Admirable, regarde bien, il n'y a pas d'autre mot, admirable. Comment dit-on déjà? Entre amis, à la bonne franquette - et nous on peut crever, personne ne nous préparerait une assiette."

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"On croit les posséder, mais c'est eux qui vous happent", murmura Katz. Je me retournai. Il était soudain perdu dans un univers qui m'excluait totalement. "Comment garderais-je en mémoire, poursuivit-il, les visages de tous les gens qui ont succombé à mon pouvoir? Eux se souviendront longtemps de moi, ah ça oui, ils ne s'en priveront pas. Ils me retiendront, s'approprieront mon corps, mes mots, mes intonations, au besoin ils me réinventeront. Le Roi de l'Hypnose? Une heure, certes, deux heures au plus, après je deviens leur proie."

Katz se rengorgea, assez content de ses formules. Je baissai les yeux. Je n'aimais pas l'entendre parler tout seul.

"Tel est le destin de celui qui s'expose, conclut-il, devenir autre, une multitude d'autres. Ils vous avalent comme des canapés au saumon et vous régurgitent lors de conversations où ils ne pensent qu'à se faire mousser eux-mêmes."

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Un retardataire essayait de se frayer un chemin dans la masse des ventres mous. Quel toupet! Le voilà qui s'infiltrait vers le plateau à fromages, son assiette tendue vers l'avant, simple, confiant, il avançait en prenant soin de ne pas bousculer les autres. Telles des huîtres au contact d'une goutte de citron, les convives se rétractèrent, battant des cils, on se regardait, on se serrait les coudes. Comment pouvait-on ignorer à ce point les règles les plus élémentaires de l'hypocrisie? L'agressivité collective plana un instant avant de s'abattre sur l'homme de passage. Invectives, dilatations, un gobelet se renverse, l'étranger se tapit. Il lance à la cantonade un paquet d'excuses.

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Chapitre XVI

Katz me renversait sur les accoudoirs, prononçant chaque jour les mêmes compliments, et si, lasse de rejouer sans cesse des scènes identiques, je lui opposais la moindre résistance, son besoin de se lier à moi se faisait plus urgent encore. Le seul moyen, je le compris bientôt, de me débarrasser de ce désir sans surprise était de précéder Katz dans ses gestes. Comme un animal qui cherche l'affection de son maître, je me vautrais contre lui. Je pensais à Chouquette, elle se frottait contre mes jambes, un filet de bave se formait au coin de ses jolies babines. Katz reculait. Je lui murmurais que je l'aimais, alors il prenait peur, qu'est-ce qui t'arrive, s'inquiétait-il, il me dévisageait d'un air embarrassé, son sexe petit, tout petit se nichait au plus loin, dans la masse des poils noirs. J'insistais, émue de le voir si démuni devant les simples caresses d'une jeune fille.