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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Henry Miller

 

né en 1891, anglo-américain

 

La Crucifixion en rose

Sexus

Première partie

Chapitre II

L'argent! Il faut toujours le dégotter en moins de deux et le rembourser à dates fixes et dûment stipulées, soit en liquide, soit en promesses. Je crois que j'arriverais à récolter un million de dollars si l'on m'en donnait le temps; et par là je n'entends pas le temps sidéral, mais le temps en bonnes heures d'horloge, jour, mois, année. Mais dégotter du fric au pied levé - ne serait-ce que de quoi prendre le bus - c'est la tâche la plus difficile qu'on puisse m'assigner. Depuis l'époque où j'ai quitté l'école, j'ai mendié et emprunté presque continuellement. J'ai souvent passé une journée entière à essayer de trouver quelques piécettes; d'autres fois, on m'a fourré dans la main de gros billets, sans même que j'aie eu besoin d'ouvrir la bouche. Je ne suis pas plus avancé aujourd'hui, dans l'art d'emprunter, que je ne l'étais à mes débuts. Je sais qu'il est des gens à qui l'on ne doit jamais, en aucune circonstance, demander aide. Il en est d'autres encore qui refuseront quatre-vingt-dix-neuf fois et lâcheront à la centième - pour ne jamais plus refuser, peut-être. D'autres encore, que l'on réserve pour les vrais cas d'extrême urgence, sachant qu'on peut avoir confiance en eux... et quand survient l'état d'urgence et qu'on va les trouver, on est cruellement déçu. Il n'y a pas un être sur terre en qui on peut avoir absolument confiance. Si vous avez besoin d'argent rapide et généreux, le type que vous avez rencontré tout récemment, qui vous connaît à peine - c'est sur lui d'ordinaire que vous pouvez miser avec le plus de sûreté. Les vieux amis sont pires que tout: sans coeur et incorrigibles. Les femmes aussi, en règle générale, sont d'ordinaire dures et indifférentes. Il arrive que, pensant à quelqu'un dont on sait qu'il finirait par les lâcher, pour peu que l'on persévère, la seule idée d'avoir à revenir indiscrètement à l'assaut est si déplaisante qu'on passe l'éponge et qu'on efface de sa mémoire l'individu en question. Tel est souvent le cas pour les vieux amis, probablement à cause des amertumes des expériences.

Pour réussir dans l'art d'emprunter, il faut que l'idée devienne une monomanie - comme pour toute réussite. Si l'on est capable de s'y adonner entièrement, comme aux exercices du yoga, c'est-à-dire de tout coeur, sans bégueulerie ni réticence d'aucune sorte, on peut vivre toute sa vie sans gagner un sou vaillant. Naturellement, le prix est trop élevé. Quand on est coincé, la meilleure des vertus, la seule efficace, c'est le désespoir. Et la voie la meilleure, c'est la moins ordinaire. Il est plus facile, par exemple, d'emprunter à un inférieur qu'à un égal ou à un supérieur. Il est aussi très important d'être prêt à se compromettre, pour ne pas dire à s'abaisser, ce qui est une condition sine qua non. Celui qui emprunte est toujours un coupable, toujours un voleur en puissance. Personne ne rentre jamais dans l'argent prêté, même si le contrat prévoit des intérêts. celui qui exige sa livre de chair est toujours refait, ne serait-ce que pour la rancœur ou la haine qu'il s'attire. Emprunter est positif; prêter, négatif. Le métier d'emprunteur est peut-être gênant; mais il est aussi jovial, instructif, dans la droite ligne de la vie. L'emprunteur a pitié du prêteur, bien qu'il doive souvent encaisser les insultes et les injures de ce dernier.

Foncièrement, emprunteur et prêteur ne font qu'un. C'est pourquoi on peut philosopher tant qu'on voudra: le mal est inextricable. Ils sont faits l'un pour l'autre, tout comme l'homme et la femme. Si fantastique que puisse être la demande, si insensées que soient les conditions, il y aura toujours quelqu'un pour prêter l'oreille et raquer le nécessaire. Le bon emprunteur fait son boulot comme le bon criminel. Son premier principe est de ne jamais s'attendre à recevoir rien pour rien. Ce qu'il veut, ce n'est pas connaître le moyen de se procurer de l'argent aux meilleures conditions; c'est exactement le contraire. Quand des gens bien se trouvent face à face, l'échange de paroles se réduit au minimum. Ces gens-là s'acceptent mutuellement sur leur bonne mine, comme on dit. Le prêteur idéal, c'est le réaliste qui sait que, demain, la situation peut se renverser, et l'emprunteur devenir le prêteur.

La seule personne, à ma connaissance, qui fût capable de voir ce genre de choses sous son vrai jour, c'était mon père. Lui, je le gardais toujours en réserve pour le moment crucial. Et c'est le seul être au monde que je n'aie jamais manqué de rembourser. Non seulement il ne me disait jamais non, mais il m'incitait à donner aux autres, à son exemple. Chaque fois que je lui empruntais de l'argent, je devenais moi-même prêteur - ou dirais-je, donneur - parce que je n'insistais jamais pour rentrer dans mon argent. Il n'y a qu'une seule façon de payer en retour la bonté, et c'est d'être bon, de son côté, pour ceux qui viennent vous trouver dans leur détresse. Acquitter une dette est absolument superflu, au regard de la comptabilité cosmique. (Toute autre forme de comptabilité n'étant que gaspillage et anachronisme). "N'emprunte pas plus que ne prête", a dit le bon Shakespeare, et ce disant, il exprimait un vœu qui sortait en droite ligne d'une vie de rêve utopique. Pour l'homme en ce bas monde emprunter et prêter n'est pas seulement une chose essentielle; c'est une pratique que l'on devrait développer dans d'extraordinaires proportions. Le type vraiment pratique, c'est l'idiot qui ne regarde ni à droite ni à gauche, qui donne sans faire d'histoires, et qui sollicite sans rougir...

 

Le Cauchemar climatisé

L’Amérique, tout le monde le sait, est faite de gens qui ont voulu fuir des situations. L’Amérique est par excellence la terre des expatriés, des fugitifs, des renégats, pour user d’un terme énergique. Quel monde merveilleux, neuf et entreprenant nous aurions pu faire du continent américain si nous avions vraiment coupé les ponts avec nos congénères d’Europe, d’Asie et d’Afrique, si seulement nous avions eu le courage de tourner le dos au passé, de repartir de zéro, d’éliminer les poisons qu’avaient accumulés des siècles d’amère rivalité, de jalousie et de différends. On ne fait pas un monde nouveau en essayant simplement d’oublier l’ancien. Il faut pour faire un monde nouveau un esprit neuf et des valeurs neuves. Peut-être notre monde américain a-t-il commencé dans ce sens, mais ce n’est plus aujourd’hui qu’une caricature. Notre monde est un monde d’objets. Il est fait de conforts, de luxes ou sinon du désir de les posséder. Ce que nous redoutons le plus, en face de la débâcle qui nous menace, c’est de devoir renoncer à nos gris-gris, à nos appareils et à tous les petits conforts qui nous ont rendu la vie si inconfortable. Il n’y a rien de brave, de chevaleresque, d’héroïque ni de magnanime dans notre attitude. Nous ne sommes pas des êtres amis de la paix ; nous sommes timides, pleins de suffisance, nous avons perpétuellement la tremblote et le cœur sur les lèvres.

[Lu le jeudi 16 octobre 2008 sur http://www.stopusa.be/scripts/texte.php?section=BNAB&langue=1&id=25296#5]