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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Norman Mailer

 

Norman Mailer est né en 1923 à Long Branch dans le New Jersey. Sergent lors de la Seconde Guerre mondiale, il publie en 1948 Les Nus et les Morts, qui le rend célèbre. En 1955, Le Parc aux cerfs est refusé par dix éditeurs avant de faire scandale à sa publication.

 

Le Parc aux cerfs (1955)

Première partie

Chapitre 6

Je ne me rappelle pas avoir jamais parlé de l'orphelinat, du moins depuis mon entrée à l'Armée de l'Air. J'avais un désir intense de ressembler à tout le monde, du moins à tous files camarades, et pour y arriver j'avais participé à un tournoi de boxe, ce qui m'avait permis d'entrer à l'école des pilotes. J'y avais travaillé dur. Rien ne me semblait aussi important que de réussir.

Il est difficile de dire ce que cela signifie: être pilote. J'avais des amis que je croyais à toute épreuve. Au combat, machinalement, au gré des circonstances, j'avais sauvé deux ou trois fois d'autres pilotes, qui m'avaient rendu la pareille. Cela créait des liens entre nous. Nous savions que nous étions différents des autres et, pour une fois dans ma vie, il me semblait que j'avais une famille.

Cela aussi s'écroula. Je puis même dire le jour où la chose arriva. Ce ne fut pas au cours d'un combat. Se battre contre un appareil ennemi est une chose impersonnelle. Elle comporte l'agréable excitation de toute compétition impersonnelle. Je n'ai jamais eu, ensuite, d'autre sentiment que celui d'avoir gagné une partie au jeu. En période de vol, j'étais calme, comme nous l'étions tous, mais c'étaient les seuls moments de ma vie où j'étais heureux, où je ne désirais pas être ailleurs. Je ne pensais jamais à ce que je ferais après avoir quitté l'Armée de l'Air.

Parfois, il nous arrivait de lâcher des bombes incendiaires sur des villages orientaux. Je n'aimais pas particulièrement cela, mais au cours de ces missions, je songeais uniquement à manœuvrer mon appareil. Vue du ciel, une ville en flammes n'est pas un spectacle très impressionnant.

Un matin, revenant d'une mission de ce genre, j'allai déjeuner au mess, près de Tokyo. Un de nos serviteurs japonais, un garçon de quinze ans, venait de se brûler au bras en renversant une casserole de soupe. Avec le stoïcisme des Orientaux, il servait d'une seule main, tenant son bras brûlé derrière son dos. La sueur perlait à son front, et il secouait la tête parce qu'il faisait mal son service. Je ne pouvais détacher mes regards de sa brûlure. Elle allait du coude à l'épaule et la peau était couverte d'ampoules. Pour la première fois depuis des années, je pensais à mon père, au petit bossu de l'orphelinat, aux sermons de sœur Rose.

Après le déjeuner, je pris le Japonais à l'écart et réclamai un onguent pour les brûlures. Comme il n'y en avait pas, j'ordonnai de faire bouillir du thé et de faire des compresses. Et soudain je pris conscience du fait que, deux heures plus tôt, je m'étais activement employé à brûler moi-même Dieu sait combien de gens...

J'essayai ensuite de chasser l'image du jeune Japonais, de son bras, de son sourire. En vain. Il ne se passa rien de précis, mais bientôt je sentis se modifier mes rapports avec les autres pilotes. Je n'étais plus aussi certain de les trouver sympathiques. Nous n'étions pas de la même race. Ils étaient dans leur rôle, tandis que moi, je trichais. Des choses que j'avais oubliées me hantaient et me rendaient malade. Il fallait choisir. Au terme de mon temps de service, je devais décider si j'adopterais définitivement la carrière de pilote militaire. Je fis une dépression nerveuse et passai une saison à l'hôpital. Bien que peu sérieusement malade, je restai sept semaines au lit. Lorsque je me levai, j'appris que j'étais réformé, sur ordre médical. Cela n'avait plus guère d'importance. J'aurais été incapable de voler, et mes réflexes étaient devenus mauvais. On me dit que je devrais porter des lunettes, ce qui, à vingt-deux ans, me donna l'impression d'avoir beaucoup vieilli. Mais on se trompait: je me passai fort bien de verres. Durant ces semaines au lit, je m'étais souvenu des livres que je lisais quand j'arrivais à fuir l'orphelinat et, imaginant ce que serait mon existence hors de l'armée, j'éprouvai un bizarre sentiment d'espoir en pensant que je pourrais devenir un écrivain.

[Lu le mercredi 9 février 2005 dans l'édition de Denoël, 2004, p. 75-77]

 

Troisième partie

Chapitre 10

- Elena, pourquoi avoir fait cela ?

- Je sais, dit-elle en pleurant plus fort. Tu me prends pour une imbécile... Je ne suis qu'une distraction pour toi... Je sais...

- Ne dis pas de bêtises. Réponds-moi. Pourquoi ?

- Quand une femme le trompe, un homme la trouve toujours plus désirable...

- Cesse de réciter tes leçons, idiote! s'écria Eitel en l'attirant à lui.

  - C'est vrai! Je le sais bien!

Et, soudain, il comprit qu'elle souffrait réellement et qu'elle avait raison. Jamais encore elle ne lui était apparue plus désirable...

- Idiote, répéta-t-il... Ne comprends-tu pas que je t'aime?

Et, tout au fond de lui-même, il entendit une voix lui dire: «Cette fois, tu es dans le bain, mon petit père...»

- Non, tu ne m’aimes pas, dit Elena.

- Si, je t'aime...

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 170]

 

Chapitre 11

C'est ce soir-là qu'il m'exposa sa théorie qui, je crois, éclaire assez bien le personnage. Eitel, donc, se référant à des gens et à des livres célèbres, mais dont jusqu'alors je n'avais jamais entendu parler, m’expliqua que, selon lui, les êtres avaient une personnalité profonde que la vie s'employait à transformer, à modeler, à déformer jusqu'à ce qu'il n'en reste presque rien. Pourtant, si ces êtres avaient de la chance et un certain courage, ils rencontraient parfois un autre être qui, dans le secret de lui-même, leur ressemblait - et c'était là une source de bonheur et de force. Au moins jusqu'à un certain point, car beaucoup de facteurs entraient en jeu, et si chacun portait en lui cette personnalité cachée, chacun avait aussi en lui un snob, qui était généralement le plus fort et pouvait devenir un véritable tyran.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 175]

 

Chapitre 13

Lulu se mit à suggérer que nous devrions effectivement nous marier, et je crois que mon refus me rendit encore plus séduisant à ses yeux. L'idée de ce mariage m'accablait. Je me voyais déjà dans la peau de «Mr. Meyers», une espèce de navigateur au long cours terrorisé par sa femme, toujours occupé à servir à boire à Lulu et à ses invités. Mais je crois que ce qui me déprimait le plus, c'était d'être obligé de penser à moi-même et à mes propres intentions. Suivant mon humeur, il m'arrivait de penser à tout ce que je pourrais devenir, répétiteur dans un collège, psychanalyste, agent du F.B.I., voire animateur de boîte de nuit. Il m’arrivait même, de loin en loin, de me souvenir avec amertume que j'avais songé à devenir écrivain. ..

Pourtant, parler mariage me rendait irrémédiablement maussade. Lulu et moi nous nous disputions plus que jamais, et il en résultait un certain malaise. Par moments, j'étais convaincu que la rupture était proche et je me surprenais à penser, avec une sorte de délectation morose, au moment où je serais libre. En fait, je sentais qu'il me serait aisé de la quitter. Je crois que la chose est assez fréquente quand une femme songe à se faire épouser.

Mais je dois reconnaître que Lulu savait aussi me rendre malheureux. À peine m'avait-elle demandé de l'épouser et à peine m'y étais-je refusé, elle commença à me dire combien elle trouvait d'autres hommes séduisants - et toujours en fonction de qualités qui me faisaient défaut. L'un avait l'esprit vif, un autre de l'assurance, un troisième du charme - et Lulu m’expliquait que des aventures avec eux lui donneraient les mêmes vertus. Dans ces moments-là, j'étais forcé de m'avouer que je l'aimais, car je me surprenais à dénombrer ses propres défauts et à m'en réjouir, dans la mesure où je croyais qu'ils la liaient à moi.

Mais on mettait en chantier le nouveau film de Lulu, et elle décida de regagner Hollywood afin d'y ajouter son grain de sel. Chacun de nous deux commença à envisager cette séparation à sa manière. Lulu disait que Désert-d'Or l'ennuyait, et, de mon côté, je ne considérais pas sans plaisir la perspective de rester seul, chez moi, à lire, à me reposer. J'avais besoin de voir clair en moi-même. J'évoquais les charmes de la solitude, en me disant que, si celle-ci est parfois pesante, l'amour ne l'est pas moins. Bref j'en vins à souhaiter son départ.

Pourtant, lorsqu'elle fut partie, je n'arrivai pas à me «retrouver». La lecture n'avait pas raison de mon énervement, et les jours passaient sans dissiper mon inertie. J'étais à ce point habitué à me disputer avec Lulu que je passais des matinées entières à me demander ce que je pourrais bien faire de ma journée. Du reste, nous nous téléphonions sans arrêt. Je l'appelais pour lui dire que je l'aimais, et elle me rappelait une heure plus tard pour m'assurer que j'étais l'homme de sa vie.

Elle revint un jour plus tôt que prévu, et nous passâmes une nuit extraordinaire.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 199-200]

 

J'ai plus d'une fois remarqué que les êtres engagés dans une aventure amoureuse aiment à s'entourer d'amis qui approuvent ou désapprouvent leur liaison, avec l'espoir de se faire eux-mêmes une opinion sur elle, à travers le jugement d'autrui. Ainsi, Eitel me voyait beaucoup plus volontiers depuis qu'il savait ma sympathie pour Elena : elle l'aidait à avoir raison de ses propres réticences. De même, Marion ni aidait à me défendre contre les velléités matrimoniales de Lulu et les encouragements prodigués dans ce sens par Dorothea et sa cour...

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 203-204]

 

Quand il avait dix-sept ans, il avait passé une journée entière à mendier dans la rue, par curiosité. Ce n'était pas bien malin: il suffisait de regarder les gens dans les yeux ; aucun ne se défilait. Ceux qui ne réussissaient pas à gagner de l'argent de cette manière, c'était parce qu'ils ne savaient pas regarder les autres dans les yeux. Lui, il savait... Sur cent personnes qu'il avait abordées, quatre-vingt-dix avaient marché, que ce soit sous l'empire de la frousse ou de la mauvaise conscience. La mauvaise conscience était le ciment de l'univers: une fois qu'on savait cela, tout était simple; il devenait aussi facile de conquérir le monde que de lui cracher au visage. Mais il fallait d'abord se délivrer soi-même de cette mauvaise conscience - et, pour cela, tuer en soi toute compassion.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 217-218]

 

Quatrième partie

Chapitre 14

Lorsqu'il fut parti, Eitel rentra à contrecœur dans la maison. Il y trouva Elena hérissée.

- Si tu as envie d'aller en Europe, ne te gêne pas, dit-elle. Ne te crois pas obligé de rester ici à cause de moi...

- Comme tu y vas! Je n'obtiendrais même pas de passeport…

- Ah! c'est pour ça. En somme, si tu pouvais avoir un passeport, tu partirais dans les cinq minutes…

- Elena, dit-il calmement, ne crie pas comme une poissonnière.

Elle éclata en sanglots.

- Je le savais! Ça devait arriver...

- Assez! Qu'est-ce qui te met dans un tel état!

- Je déteste ton ami.

- Il n'en vaut pas la peine.

- J'ai bien vu que tu l'enviais.

- Ne sois pas ridicule.

- Si, tu l'envies! Tu me traites de poissonnière parce que tu penses a sa princesse...

- Ce n'était pas une princesse, c'était une actrice de cinéma.

- Tu voudrais partir en Europe pour être débarrassé de moi.

- Assez!

- Tu ne restes avec moi que parce que tu te sens supérieur à moi. Tu ne t'occupes pas de l'opinion des autres...

- Je t'aime, Elena...

Elle ne se laissa pas convaincre. Et, tout en s'efforçant de la rassurer, tout en lui disant qu'il se souciait beaucoup moins de mille Nelson Nevins que de son bonheur à elle, Eitel était obligé de s'avouer que ce n'était pas vrai, qu'il était rongé par l'envie, qu'il souffrait d'être oublié et d'apprendre que des hommes qui avaient travaillé sous ses ordres assistaient à des couronnements et couchaient avec des femmes plus célèbres que toutes celles qu'il avait rencontrées depuis bien longtemps.

Pour la première fois depuis des semaines, il se sentait profondément déprimé et s'apitoyait sur lui-même. «Pourquoi Nevins est-il venu me voir? Juste au moment où j'étais prêt à me mettre au travail...» Durant toute la soirée, il observa Elena d'un œil critique. Lorsqu'elle s'en rendit compte et lui demanda ce qu'il avait, il lui dit doucement:

- Rien du tout. Tu es jolie...

Mais, en même temps, il se disait tout bas qu'elle était sans intérêt et pensait à tout ce qui les séparait. À d'infimes détails, il devina qu'elle souhaitait qu'il lui fasse l'amour. Il n'en avait aucune envie et il se sentit encore plus déprimé après. Pour la première fois, il se sentait déçu. Pourtant Elena lui dit:

- Oh! Charley, quand tu me fais l'amour, tout est à nouveau magnifique… Pour toi aussi, n'est-ce pas?

- Oui, bien sûr, dit-il avec effort.

Mais jamais il ne s'était senti aussi seul.

Le lendemain, il se contraignit à se mettre au travail.

C'était la troisième fois depuis quinze mois qu'il recommençait son scénario, sans parler de quelques ébauches préliminaires, dont la première remontait à dix ans. Il espérait être enfin prêt à faire du bon travail. Il y avait si longtemps qu'il pensait à cette histoire! Au cours des dernières semaines il avait mis au point chaque séquence dans sa tête, et il savait exactement où il allait. Pourtant, tandis qu'il écrivait, il se rendait compte qu'il voyait son film dans l'optique d'un Nelson Nevins. En dépit de tous ses efforts - et il lui arrivait de passer douze heures à sa table de travail - ce qu'il écrivait sonnait faux, avait quelque chose d'artificiel, de fabriqué, de minable. Il ne lui restait plus, ensuite, épuisé et à bout de nerfs, qu'à s'endormir au côté d'Elena, ou à se forcer à la prendre sans conviction, par pure complaisance ou pour calmer son propre énervement.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 225-227]

 

Chapitre 16

Le but inavoué de la liberté est de trouver l'amour; cet amour une fois trouvé, on ne songe plus qu'à retrouver sa liberté. Éternelle poursuite d'autre chose... On va d'une aventure à une autre, et chacune, qu'elle soit réussie ou ratée, apparaît d'abord pleine de promesses. À la fin du voyage, on découvre avec tristesse qu'elle a été pareille aux autres, sinon pire.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 272]

 

- Elena m’aime. Ne comprenez-vous pas le sentiment de responsabilité que cela me donne?

- Elle ne vous aime pas, répondit Faye. La vérité, c’est que, si elle ne se croyait pas amoureuse de quelqu'un, elle ne saurait quoi faire d'elle-même.

[Lu dans l'édition de Denoël, 2004, p. 273]

 

Cinquième partie

Chapitre 25

Il se sentait froid comme pierre en serrant Elena contre lui, mais il savait qu'il l'épouserait, qu'il ne pourrait plus l'abandonner, car il existe une loi cruelle et juste qui exige que l'on devienne meilleur si l'on ne veut pas payer plus cher encore le privilège de rester tel que l'on est... S'il ne l'épousait pas, il ne pourrait jamais oublier qu'un jour il l'avait rendue heureuse et qu'à présent elle n'avait plus rien qu'un lit d'hôpital. Il continua donc de lui caresser l'épaule, de la questionner gentiment, de parler de leur mariage, certain maintenant que, quels que soient ses sentiments pour elle, ils étaient liés, au point que la souffrance de l'un devenait la souffrance de l'autre, et que c'était quand même mieux que rien.

Peut-être, dans un an, si elle trouvait quelqu'un d'autre, pourrait-il divorcer...

[Lu le vendredi 18 février 2005 dans l'édition de Denoël, 2004, p. 424]