Lucrèce
Né en - 98 et mort en - 55, Titus Lucretius Carus fut un poète romain qui exposa sa morale et sa philosophie d'inspiration épicurienne dans "De la nature des choses".
De la Nature des choses Livre deuxièmeIl est doux, quand la vaste mer est soulevée par les
vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui; non qu'on trouve si grand
plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent.
Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les
batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la
plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des
sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui
errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie
ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et
de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles!
Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants
qu'est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien
d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et
de crainte? Au corps, nous voyons qu'il est peu de besoins. Tout
ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices.
La nature n'en demande pas davantage; s'il n'y a point dans nos demeures des
statues d'or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour
l'orgie nocturne; si notre maison ne brille pas d'argent et n'éclate pas d'or;
si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles,
du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d'une eau
courante, à l'ombre d'un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre
corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l'herbe
verte des prairies. Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite
nos corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate,
ou qu'il nous faille coucher sur un lit plébéien. Puisque les trésors ne sont pour notre corps d'aucun
secours, et non plus la noblesse ni la gloire royale, comment seraient-ils plus
utiles à l'esprit? Quand tu vois les légions pleines d'ardeur se déployer
dans la plaine et brandir leurs étendards; quand tu vois la flotte frémissante
croiser au large, est-ce qu'à ce spectacle les craintes religieuses s'enfuient
tremblantes de ton esprit, les terreurs de la mort laissent-elles ton cœur
libre et en paix? Si nous ne voyons là qu'hypothèse ridicule et
vaine, si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels
javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne
respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre: comment
douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout
que notre vie se débat dans les ténèbres? Car pareils aux enfants qui tremblent et s'effraient
de tout dans les ténèbres aveugles, c'est en pleine lumière que, nous-mêmes,
parfois nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s'épouvantent
les enfants dans les ténèbres de l'esprit, il faut donc, pour les dissiper,
non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l'étude
rationnelle de la nature. ***** Livre troisièmeToi qui le premier au fond d'affreuses ténèbres as
brandi un si lumineux flambeau pour nous révéler les vrais biens de la vie, je
te suis, ô gloire de la Grèce, et j'ose aujourd'hui poser mes pas dans tes
pas, non que je veuille devenir ton rival, mais plutôt parce que ton amour me
guide et m'exhorte à t'imiter. L'hirondelle ose-t-elle défier les cygnes, les
chevreaux aux membres tremblants pourraient-ils lutter à la course avec le
cheval fougueux? Toi, père, qui est l'initiateur, tu prodigues à tes enfants
de sages leçons; c'est dans tes traités, maître glorieux, que semblables aux
abeilles butinant çà et là parmi les fleurs des prés, nous allons cueillir
nous aussi, pour nous en repaître, des paroles d'or, oui, d'or vraiment, et
telles qu'il n'en fut jamais de plus dignes d'une vie éternelle. A peine ta sagesse a-t-elle commencé à proclamer avec puissance un système de la nature né de ton divin génie, aussitôt s'évanouissent les terreurs de l'esprit, s'écartent les murailles du monde; je vois à travers le vide immense les choses s'accomplir; je vois les dieux puissants dans leurs tranquilles demeures que n'ébranlent pas les vents, que les nuages ne battent pas de leur pluie, que la blanche neige glacé n'outrage pas dans sa chute, car un éther toujours serein leur sert de voûte et leur verse à larges flots sa lumière en riant. Tous leurs besoins, la nature y pourvoit et rien en aucun temps n'altère la paix de leurs âmes. Mais par contre, nulle part je n'aperçois les régions de l'Achéron et la terre ne m'empêche point de contempler sous mes pieds tout ce qui s'accomplit dans le vide. Devant de telles visions, une joie divine, un saint frémissement me saisirent à la pensée que ton génie contraignit la nature à se dévoiler toute entière. |