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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

David Lodge

 

à Londres en 1935, David Lodge fut enseignant à Birmingham.

 

Thérapie

Première partie

J'étais assez désespéré pour me risquer une nouvelle fois dans Kierkegaard, et j'ai eu plus de chance cette fois-ci. J'ai pris  Ou bien... Ou bien... parce que le titre m'intriguait. Un sacré gros bouquin en deux tomes, composé de manière très confuse, un salmigondis d'essais, d'anecdotes, de lettres, etc., écrits par deux personnages fictifs nommés A et B, et "édités" par un troisième, Eremitus, autant de noms d'emprunt pour Kierkegaard, j'imagine. Mon attention a été attirée par un court chapitre du premier volume, intitulé "Le plus malheureux". En le lisant, j'ai eu l'impression, comme la première fois en voyant la liste de titres des œuvres de Kierkegaard, qu'il se penchait précisément sur mon état.

Selon K., le malheureux est "toujours absent de lui-même, jamais présent en lui-même". Ma première réaction a été: non, erreur, mon vieux Søren: je pense sans cesse à moi, c'est bien l'ennui. Mais je me suis dit aussitôt, penser à soi n'est pas la même chose qu'être présent en soi. Sally est présente en elle-même, car elle se prend telle qu'elle est, elle ne se met pas en doute - ou du moins, pas pour longtemps. Elle coïncide avec elle-même. Tandis que moi, je ressemble à l'un de ces personnages de bande dessinée de qualité médiocre, où la couleur est un peu décalée par rapport au dessin: soit elle ne remplit pas le contour, soit elle déborde, comme s'il y avait un flottement. C'est tout moi: Mac Malheur, le menton bleu en avant qui ne colle pas tout à fait avec la mâchoire.

L'être malheureux, explique Kierkegaard, n'est pas présent en lui-même parce qu'il est dans le passé ou l'avenir. Il vit dans l'espoir ou le souvenir. Soit il pense que c'était mieux avant, soit il espère que ça ira mieux après, mais ça va toujours mal dans le moment présent. Ce n'est que trop vrai. Et, précise K.: "Les êtres malheureux par l'espoir ne portent jamais, comme les êtres malheureux par le souvenir, cette empreinte douloureuse. Les êtres qui vivent dans l'espoir ressentent toujours une déception moins cruelle." Quelle belle expression, cette "déception moins cruelle".

Je me suis demandé si j'étais un malheureux par le souvenir ou un malheureux par l'espoir, et tout bien pesé je me suis rangé dans la seconde catégorie. Je me tourmente quand j'ai une décision à prendre, j'essaie de me prémunir contre tout déboire, mais si les déboires surviennent quand même, je n'en suis pas étonné. Je peux être surpris, désagréablement, par un revers particulier, tel que la découverte de l'article 14 dans le contrat Heartland, mais sur un plan plus général cela ne fait que confirmer ma conviction que les pires infortunes sont toujours inattendues. Si vous faites partie des malheureux par le souvenir, vous ne croyez pas vraiment que ça ira mieux dans l'avenir (sinon, vous ne seriez pas malheureux). Ainsi, lorsque en effet ça ne va pas mieux, c'est la preuve que vous avez eu raison tout au long. Voilà en quoi votre déception est moins cruelle. Pas mal, hein?

D'un autre côté, me suis-je dit, j'ai aussi une impression persistante que ça allait mieux dans le passé - que j'ai dû connaître le bonheur, mais que, quelque part en chemin, je l'ai perdu, je l'ai gâché, je l'ai laissé échapper. J'ai jadis été présent en moi-même sans le savoir, mais je ne peux me souvenir de cet état que par fragments fugaces, comme la finale de la Coupe du monde en 1966, et je ne peux pas le retrouver. Ce qui me classait, du coup, dans les malheureux par le souvenir plutôt que les malheureux par l'espoir. J'ai alors poursuivi plus loin ma lecture et j'ai découvert que l'être le plus malheureux est les deux à la fois.

 

Cela tient, d'un côté, à ce qu'il espère toujours ce dont il doit se souvenir; son espoir est toujours frustré, mais l'être en découvre le motif: le but n'a pas été reculé, mais a été dépassé, il a été déjà vécu ou aurait pu être vécu et est ainsi passé dans le souvenir. D'autre part, il se souvient toujours de ce qu'il aurait dû espérer, car il a recueilli dans ses pensées ce qui devrait venir, il l'a vécu intimement et il se souvient de ce qui a été ainsi vécu, alors qu'il devrait l'espérer. Ce qu'il espère se trouve donc derrière lui, ce dont il se souvient se trouve en avant... Il est toujours tout près du but et, à l'instant même, il en est éloigné; il découvre alors que ce qui à présent le rend malheureux, parce qu'il l'a atteint ou parce qu'il est ainsi, c'est justement ce qui, il y a quelques années, l'aurait rendu heureux s'il l'avait atteint, tandis qu'il devint malheureux de ne pas l'atteindre.

 

Pas à tortiller, ce type-là, c'est moi. Le plus malheureux. Qu'est-ce que j'ai donc à faire une tête épanouie en lisant ces lignes.

*

Il me vient à l'esprit qu'on pourrait retourner cette dernière métaphore: au lieu de "la répétition est une épouse aimée", dire qu'une épouse aimée (ou un époux aimé), c'est la répétition. Pour goûter le mariage à sa vraie valeur, il faut écarter l'idée superficielle que la répétition est quelque chose d'ennuyeux et de négatif, et y voir au contraire un élément libérateur, positif - le secret du bonheur, rien de moins. C'est pourquoi B, dans Ou bien... Ou bien..., commence sa critique de la philosophie de A, la vie selon l'esthétique (et la mélancolie qui va avec) en prônant l'union conjugale, et en pressant A de se marier. (Quel pied! je n'ai pas réfléchi aussi fort depuis des années, si tant est que ça me soit jamais arrivé.)

Pensez au sexe, par exemple. L'amour physique conjugal, c'est l'acte répété. L'élément de répétition prédomine sur quelque variation qu'il puisse survenir d'une fois à l'autre. Même si vous expérimentez de nouvelles positions, même si vous avez recours à diverses techniques érotiques, jeux, accessoires et autres bandes vidéo, le fait que vous ne changiez pas de partenaire signifie que chaque rapport est essentiellement (ou devrais-je dire existentiellement?) le même. Et si l'on peut se fier à notre expérience (à Sally et moi, s'entend), la plupart des couples finissent par adopter une façon de faire l'amour qui leur convient à tous les deux, et qu'ils reproduisent indéfiniment. Combien de rapports sexuels peut-on avoir dans une longue vie conjugale? Des milliers. Certains seront plus réussis que d'autres, mais en garde-t-on un souvenir distinct? Non, ils se mélangent dans la mémoire. C'est pourquoi des coureurs tels que Jake trouvent si ennuyeux de ne faire l'amour qu'avec leur femme. La variété leur paraît indispensable, et le moyen d'y parvenir finit par prendre le pas sur l'acte en soi. Pour ces gens-là, l'essence du sexe réside dans l'anticipation, le projet, les manœuvres, le désir, la poursuite, le secret, les mensonges, les rendez-vous. On n'a pas de rendez-vous galants avec sa femme. Ce n'est pas nécessaire. Le sexe est là, disponible quand on en a envie; et si le ou la partenaire n'y est pas disposé(e) pour une raison ou une autre, la fatigue, un rhume ou l'envie de regarder quelque chose à la télé, ce n'est pas grave, il y aura plein d'autres occasions. Ce que le sexe conjugal a de merveilleux (surtout à l'âge mur, après la ménopause, quand on est débarrassé des soucis de contrôle des naissances), c'est qu'on n'a pas besoin de s'en préoccuper sans arrêt. Je soupçonne que Jake s'en préoccupe même quand il téléphone à ses clients et pendant qu'il établit un contrat; le seul moment, sans doute, où il ne pense pas au sexe, c'est quand il est en train de baiser (car l'orgasme est une sorte de seconde de vacuité; pendant un instant on a la tête vide de toute pensée), mais dès qu'il a joui, je parie que ça recommence à le retravailler.

Ce qui est vrai pour le sexe l'est aussi pour tout le reste de la vie de couple: le travail, les distractions, les repas... Tout est répétitif. Plus longtemps on vit ensemble, moins on change, et plus la répétition s'installe dans l'existence quotidienne. Chacun connaît les réactions, les pensées, les habitudes de l'autre: qui dort de quel côté du lit, qui se lève le premier le matin, qui prend du café et qui prend du thé au petit déjeuner, qui aime lire d'abord dans le journal les informations générales et qui se précipite sur les critiques, et ainsi de suite. On a de moins en moins besoin de se parler. Aux yeux d'une tierce personne, cela peut ressembler à de l'ennui et à une aliénation. C'est connu, on peut toujours repérer au restaurant les couples mariés, parce qu'ils mangent en silence. Mais faut-il en conclure qu'ils sont mal ensemble? Certainement pas. Tout simplement, ils se comportent comme ils le font chez eux, comme ils le font continuellement. Ce n'est pas qu'ils n'ont rien à se dire, mais cela n'a pas besoin d'être dit. Être heureux en ménage, ça signifie qu'on n'a pas à jouer le rôle, on le vit, voilà tout, comme un poisson vit dans la mer. Je trouve remarquable que Kierkegaard l'ait compris intuitivement, lui qui ne se maria jamais, et qui gâcha sa plus belle occasion d'en faire l'expérience.