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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Éric Laurrent

 

 

Éric Laurrent est né en 1967.

Clara Stern (2005)

Première partie

Il n'est pas exclu en effet que, en m'en prenant à ma bouche de préférence à toute autre partie de mon corps - atteinte qui ne tarderait pas à me rendre douloureux tout baiser avec la langue et, par là, me conduirait à n'en dispenser qu'avec la plus grande modération -, je ne tentasse ni plus ni moins que de mettre, quoique de manière inconsciente, un terme à l'existence agitée qui était mienne sur le plan amoureux depuis des années, et plus particulièrement au cours du printemps précédent, tout le long duquel, nulle fille ou presque ne m'ayant résisté, beaucoup m'ayant attiré de surcroît (il suffisait en effet, à cette époque-là de ma vie, qu'une personne du sexe se montrât favorablement disposée à mon égard pour que je la convoitasse aussitôt en retour, m'eût-elle jusque-là laissé parfaitement indifférent), j'avais collectionné les liaisons, jusqu'à en entretenir parfois plusieurs de front, car c'était là l'un des rouages essentiels de ma libido que je frappais d'empêchement, attendu non seulement que la parole entrait pour une large part dans la séduction que je pouvais exercer, mais qu'il me fut toujours proprement impossible de mobiliser la quiddité de ma virilité sans le contact des lèvres et langue de mes partenaires (et les fiascos complets qui me terrassèrent les deux fois que, pour cause de viduité estivale, je recourus aux services de prostituées - lesquelles, comme on sait, n'embrassent pas - l'attestent, quand bien même les conditions d'exercice de l'amour vénal ne soient ordinairement pas des plus aphrodisiaques - il me souvient en particulier de la présence désastreuse, dans la soupente de la rue Sainte-Apolline où la première de ces filles de joie m'avait reçu par un après-midi de juillet (pièce que son papier peint à fleurs, sa moquette rose et son mobilier kitsch et bon marché rendaient déprimante en elle-même, telle une chambre à coucher de pavillon de banlieue), d'un téléviseur en marche, dont le volume sonore avait été réglé au maximum, vraisemblablement afin d'assurer à notre commerce une intimité que la minceur des cloisons n'eût pas suffi à lui garantir, lequel appareil retransmettait une étape du Tour de France cycliste, dont les commentaires exaltés se mêlaient aux obscénités que la jeune femme, imaginant sans doute éveiller de la sorte cette vigueur dont elle me voyait exempt depuis que je m'étais déshabillé, ne cessait de proférer, poussant même, au constat de leur parfaite inefficacité, la conscience professionnelle jusqu'à les pimenter de plus en plus tout en en accélérant le débit, les agrémentant même, de-ci de-là, de gémissements et de halètements), et cela (cette volonté, donc, de mettre un terme à l'existence agitée que je menais) probablement pour la seule raison que je commençais confusément à être lassé du libertinage, dont, excepté la gratification narcissique que j'avais pu en tirer, l'intérêt premier, à savoir la pratique poussée des plaisirs charnels, s'était peu à peu émoussé à mes yeux, non par satiété toutefois, mais par frustration au contraire, la multiplicité de mes amantes m'ayant progressivement amené à la conclusion que rien n'est plus difficile pour deux corps inconnus l'un à l'autre, a fortiori quand leurs cœurs ne s'accordent nullement, que d'établir d'emblée, lors de leur première union, un langage commun, si bien qu'en définitive ceux-ci se contentent la plupart du temps de soliloquer chacun de leur côté, dans leur idiome propre, ne parvenant à échanger dans le meilleur des cas que des généralités, des lieux communs, conférant par là à leur colloque horizontal un tour assez oiseux, insignifiant dans le fond et grossier dans la forme, assez comparable somme toute à celui que présentent les coïts dans les films pornographiques, lesquels, serait-ce au cours de ces parties de débauche réunissant plusieurs personnages par quoi ces productions s'achèvent traditionnellement, ne relèvent jamais que d'une forme d'onanisme, chacun ne s'attachant qu'à la recherche de son propre plaisir, sans se préoccuper de celui d'autrui. (Et - car cette lassitude ne pouvait, à plus ou moins longue échéance, que me jeter ou dans l'amour ou dans la chasteté - le fait que je m'éprisse de Clara Stern au premier regard quelque deux ou trois mois à peine après l'apparition de mes douleurs maxillaires plaiderait dans le sens de cette interprétation, puisqu'on sait bien qu'il n'est, qu'il ne peut même y avoir d'énamoration sans le désir préalable, fût-il inconscient comme en la circonstance (et, à la vérité, il l'est le plus souvent), de tomber amoureux, lequel désir en constitue la condition première, nécessaire et suffisante, antérieurement même au choix d'un objet, qui n'en marque jamais que l'aboutissement.)

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 21-24]

 

« Voilà un cas typique de déplacement et de condensation », me soutiendrait Yalda quelques heures plus tard, fraîche conquête de Jean-Denis Satirias, l'un de mes plus proches amis en ce temps-là, lequel m'avait convié à déjeuner chez lui, dans l'appartement qu'il occupait tout près de la place Maubert, précisément pour me présenter la jeune femme, par un de ces accès de gloriole qui le prenait quelquefois, quand il jugeait superbe l'une de ses maîtresses, autrement dit - car, fors la sympathie (sincère, m'a-t-il toujours semblé) que je lui inspirais, les rapports qu'il entretenait avec moi se fondaient en une certaine mesure sur la rivalité, c'était dans son esprit (encore que je ne sois pas sûr qu'il en eût réellement conscience) à qui se « taperait » le plus grand nombre de filles et, si possible, de jolies filles (j'en veux pour preuve qu'il m'informait, dès qu'il le pouvait, de toute nouvelle conquête, se précipitant en règle générale sur son appareil téléphonique à l'issue de chaque nuit d'amour qu'il venait de vivre, pour m'en rapporter avec jubilation jusqu'au moindre et plus salace détail) -, autrement dit, donc, quand il l'estimait susceptible d'exciter chez moi concupiscence et jalousie (et cette jeune psychologue (« Figure-toi qu'elle a aussi été mannequin par le passé, me glisserait-il à l'oreille durant un passage de celle-ci aux toilettes. Elle a, entre autres, posé pour Jonvelle » ) était effectivement, par sa finesse d'esprit et sa gracilité, si digne d'attentions que j'éprouvai d'emblée pour sa personne une attirance assez vive, qu'au reste elle me retournerait - si bien que le pauvre Jean-Denis se trouverait peu à peu sinon exclu, à tout le moins écarté de notre conversation -, attirance que je m'efforçai cependant d'étouffer autant que faire se pouvait afin de ne pas bafouer l'amitié que celui-ci me portait, me contentant simplement d'espérer que cette liaison, à l'instar de toutes celles qu'il nouait, ne durerait pas, pour pouvoir à mon tour tenter de séduire la demoiselle), étayant (la jeune femme, donc) aussitôt cette assertion par la démonstration suivante : «Je m'explique. Qu'est-ce qu'une tête en effet, sinon, grâce aux traits du visage, ce qui fait la singularité physique d'un être ? Or, en passant d'une femme à l'autre, ainsi que j'ai compris que vous faisiez, c'est précisément cela que, par une sorte de décollation symbolique, vous occultez, la singularité de chacune, son individualité, pour ne vous attacher qu'à ce qu'elles possèdent de moins distinct, de moins propre, c'est-à-dire leur corps, un corps fragmentaire par-dessus le marché, et encore plus anonymisé, puisque, somme toute, seules ses zones érogènes vous préoccupent - comme on dit vulgairement, et vous me pardonnerez de vous le répéter dans les mêmes termes que tout le monde, vous ne vous intéressez qu'à leur cul (trait caractéristique, soit dit entre parenthèses, du don Juan, lequel est incapable d'allier le tendre à l'érotique, d'associer sentiments et désir, forme duale par trop incestueuse à ses yeux, étant en effet le propre de l'amour qu'il ressentait enfant pour sa mère et dont, devenu adulte, il ne s'est toujours pas affranchi, pas plus qu'il n'a su, au demeurant, se défaire de son hostilité à l'encontre du père - fin de la parenthèse). Ces têtes que vous vous êtes imaginé tirer jusqu'à vous ne sont donc, par un retour du refoulé, que l'expression de votre sentiment de culpabilité à ne considérer vos maîtresses que sous le rapport de la possession sexuelle, à les rabaisser dans l'échelle de l'humanité.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 29-31]

 

J'étais invité le soir même à un raout privé, donné tout près de chez moi, dans un bar à la mode de la rue Oberkampf (elle-même fort en vogue depuis quelques années, ayant vu en une demi-décennie à peine, par ce phénomène de gentrification que connaissent tous les anciens quartiers ouvriers de Paris depuis le milieu des années 1950, la plupart de ses boutiques et ateliers céder la place à des cafés et à des restaurants, essentiellement destinés à cette frange de la population œuvrant dans les secteurs émergents de l'activité économique, tels les nouvelles technologies, la communication, la publicité ou le design, et que la vulgate sociologique désigne par le terme de « bourgeoisie bohème », établissements où, sans une pénombre enfumée, bruyante de conversations et de musique émise à fort volume, de jeunes et jolies serveuses à l'accent provincial vous apportent de mauvaise grâce, tarifés aussi lourdement qu'ils sont chichement mesurés, des vins de Californie, des spiritueux slaves, des cocktails sud-américains, ainsi que, préparés par des immigrés sri-lankais dont on aperçoit dans le cadre du passe-plat les silhouettes affairées en cuisine, des mets tout ce qu'il y a de plus rustique), pour célébrer le lancement d'une revue de luxe, aujourd'hui défunte, dont la promotion de la « transversalité des cultures et des sexes » constituait la raison d'être.

Illustrant parfaitement l'assouplissement récent des codes vestimentaires en vigueur jusque-là, lequel se traduisait par l'ennoblissement de nippes ressortissant au plus grand négligé, ainsi que par leur association, que l'on eût tenue naguère encore pour une faute de goût, avec des éléments très habillés pour eux, telle que celle d'une robe fourreau et de chaussures de sport, d'un smoking et de brodequins, d'un tailleur et de tongs, d'un bleu de chauffe et de souliers à boucle, d'un jogging et de bottines vernies, d'un jean baggy et d'escarpins, d'une jupe au genou droite et de collants résille, d'un blouson de motocycliste et d'une chemise à jabot, d'un sweat-shirt à capuche et d'un pantalon à pinces, ou bien encore d'un chemisier et d'un paréo, d'un maillot de peau à bretelles et d'une cravate, d'un tee-shirt et d'une jaquette, d'un battle-dress et d'un caraco, se doublant en prime (cet assouplissement des codes vestimentaires, donc) d'un relâchement très net des règles de la bienséance, lesquelles semblaient désormais autoriser l'exhibition des nombrils, la monstration des soutiens-gorge (dont on distinguait les bonnets et bretelles sous des débardeurs en tricot, aux mailles très ajourées, ou des tuniques de tulle à demi transparentes), voire des petites culottes, des slips et des caleçons (dont on surprenait la bordure de dentelle ou le galon élastique au creux de nombreux reins), ainsi que le port de jeans sales, pour ne pas dire crasseux, le fussent-ils artificiellement, ou de pantalons oversized, qui bâillaient sous les fesses et s'affaissaient en accordéon sur les chevilles, jusqu'à traîner par terre, deux cents personnes environ se pressaient là, sous la grande et haute verrière, aux carreaux translucides, tavelés de rouille et de lichens, de cet ancien atelier de métallurgie, dans une atmosphère appesantie et moitie par la perspiration des chairs promiscues et les vapeurs alcoolisées des eaux de toilette et des haleines.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 32-34]

 

Ce fut d'ailleurs en lui livrant ces quelques pontifiantes observations, qui avaient toutefois l'avantage de me fournir un prétexte pour lui adresser la parole, que, m'inclinant cérémonieusement au-dessus de l'arrondi de son décolleté, je l'abordai aussitôt, emporté par un de ces élans irréfléchis qui m'étaient coutumiers à l'époque, relevant de cet instinct de prédation qui ne me quittait pas un seul instant, lequel me commandait de fondre sur toute proie dès son surgissement dans mon champ de vision, moins, cela dit, par quelque irrépressible pulsion libidinale, par quelque sauvage avidité pour sa chair délicate, que pour devancer tout rival potentiel, qui eût pu l'accaparer, se plaçant par là en position de la séduire, voire de l'enlever, sans que j'eusse pu tenter quoi que ce fût, éventualité d'autant plus plausible en la circonstance que cette jeune femme, je ne tarderais pas à le constater, était de ces rares créatures à la beauté flagrante vers qui, ourdissant ainsi autour de leur personne tout un réseau arachnéen de regards qui ne les quitteront plus qu'elles ne fussent parties, tous les yeux se tournent dès qu'elles apparaissent en un lieu.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 36-37]

 

Or, je demeure aujourd'hui convaincu que la raison de ce discrédit brutal et nouveau parmi la gent féminine tenait à ce seul fait que j'étais tombé amoureux, en ceci que cet état devait être perceptible, je veux dire par là que toutes ces demoiselles et dames devaient obscurément saisir, au peu d'empressement que, de toute évidence, je leur témoignais (disons au caractère distant et mécanique, et même désespéré, de cet empressement), le statut de pis-aller que je leur assignais sans m'en rendre compte (et, on le sait, rien n'est plus humiliant dans la vie que de se sentir l'objet d'un suffrage par défaut).

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 49-50]

 

Ne la considérant donc pas, initialement, de manière très différente que les autres, sinon comme un objet érotique de qualité supérieure, promis à occuper une place de choix sur mon tableau de chasse, entre Sylia la Kabyle et Alba l'Italienne, je me lançai à l'assaut de Clara Stern à la hussarde, comme j'avais toujours agi - ou, plus exactement, comme je le faisais depuis que j'avais découvert la relative séduction que je pouvais exercer sur le beau sexe, c'est-à-dire, somme toute, assez tardivement, vers l'âge de vingt-cinq ans environ, à compter du jour même où, parce qu'une jeune fille qui ne me laissait pas insensible venait de me dire que j'étais « mieux sans », j'avais pris la subite décision de cesser de chausser en public mes lunettes de vue, dont les verres correcteurs, fort épais en effet, me grossissaient affreusement les yeux, leur conférant une tournure quasi exophtalmique (ce que la jeune fille en question avait appelé un « petit côté batracien »), laquelle décision (car, tout bien réfléchi, elle modifia plus le regard que je portais sur moi-même que celui qu'on me portait) eut pour conséquence presque immédiate de dissiper cette incapacité qui était jusque-là mienne, non seulement d'ouvrir mon cœur aux demoiselles dont j'étais épris, mais encore de leur faire simplement la cour, de hasarder même ne fût-ce que de discrètes avances à leur endroit, convaincu que j'étais, en raison de l'image détestable, pour ne pas dire monstrueuse, que j'avais de mon apparence, que toutes m'éconduiraient (et peut-être même, qui sait, sur un plan plus secondaire, cette décision eut-elle pour autre corollaire de multiplier le nombre desdites demoiselles en me les faisant paraître plus belles qu'elles n'étaient en réalité, attendu que le monde visible me parvint dès lors sous un jour plus lointain et, partant, moins précis (la couleur et la lumière y primant en effet la forme et le dessin, un peu comme s'il fût issu du pinceau d'un peintre impressionniste), me rendant par là imperceptibles tous ces petits défauts (telle paupière un peu lourde, telle sclérotique trouble, tel épatement du nez, tel duvet abondant, telle denture grisâtre, tel épiderme gras, telle joue grêlée, telle cicatrice...), toutes ces petites disgrâces (acné, kyste sébacé, couperose, eczéma, pityriasis, impétigo, herpès...) qui préjudicient bien couvent à la joliesse des visages, leur faisant en quelque porte subir l'équivalent d'une opération de chirurgie esthétique) - me lançant, disais-je, à l'assaut de Clara Stern à la hussarde, comme j'avais toujours agi avec les gemmes que j'aspirais à posséder, entendez sans m'embarrasser outre mesure de précautions oratoires, gins voiler l'expression de mon désir sous les litotes mièvres et les circonlocutions timorées du sentimentalisme, en lui confessant en termes on ne peut plus explicites mon envie de coucher avec elle, et cela dès notre deuxième rencontre, à l'issue de sa prestation en la petite église des Billettes.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 51-53]

 

J'eusse dû alors partir, mon amour-propre me le commandait, mais cela m'était impossible, et sans doute même eussé-je pu faire des heures durant le pied de grue sur ce trottoir : par un phénomène comparable à ces métamorphoses dont j'avais déjà été plusieurs fois le témoin à l'audition de certains concerts, révisant au fil des minutes le jugement que j'avais porté sur l'apparence de telle ou telle instrumentiste, de telle ou telle chanteuse, qui, de fort laide qu'elle m'avait paru à son entrée sur scène, avait progressivement embelli à mes veux par la seule grâce de son jeu ou de son chant, jusqu'à finir par me devenir tout ce qu'il y avait de plus ravissant et séduisant au moment des applaudissements - comme si, à force de s'exposer à elle, la beauté que créaient les artistes les irradiait en retour, à la manière de physiciens contaminés par la manipulation quotidienne de matières radioactives, les enveloppant d'une aura capable de transfigurer tout leur être, de son aspect physique à la tournure de son esprit -, de même, entendre jouer la jeune femme avait considérablement accru mon attirance pour sa personne, entant sur tous les charmes que je lui trouvais déjà, mais qui ne dépassaient pas pour l'heure le domaine plastique, celui, tout aussi puissant, et peut-être même supérieur, de la musique.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 55]

 

Cela n'était pas la première fois qu'une femme m'opposait une fin de non-recevoir, loin de là, notamment ces derniers temps, où la chose semblait même être devenue la règle. Cependant, à rebours de la conduite que j'adoptais d'ordinaire en pareille circonstance - me détachant aussitôt de qui repoussait mes avances, pour reporter sans plus tarder ma concupiscence sur un nouvel objet (car je savais par expérience que les femmes qui se refusent d'emblée ne se déjugent que fort rarement par la suite, et encore, à quelques rares exceptions près, toujours sans grand entrain, leur réticence première, se fonderait-elle sur des considérations d'ordre moral, témoignant avant tout du peu de cas qu'elles font des plaisirs de la chair, puisqu'en tardant à se donner elles ont signifié qu'elles plaçaient ceux-ci au-dessous de leur propre vertu) -, je ne me détournai pas de Clara Stern, prenant au contraire sur-le-champ - et cette rupture avec mes habitudes aurait dû m'éclairer quant à la nature des sentiments que je lui portais - la résolution de tout mettre en œuvre pour la conquérir, dussé-je y consacrer plusieurs semaines.

J'étais en effet convaincu que la jeune femme ne se refusait à moi que par pur orgueil, tout simplement pour ne pas être assimilée aux nombreuses conquêtes qu'elle me prêtait, ce qu'elle me confirmerait au reste à demi-mot en m'avouant ce même soir que, voudrait-elle prendre un amant (éventualité qu'elle qualifia toutefois - et la spontanéité de cette dénégation en accusa selon moi la labilité - de « hautement improbable et on ne peut plus saugrenue »), elle ne le choisirait surtout pas aussi volage que moi, mais, à l'opposé, réclamerait de sa part un attachement fidèle et durable. Il ne s'agissait donc pour moi que de combattre cet orgueil en lui démontrant que, loin de n'être qu'« une parmi d'autres », elle était devenue l'unique objet de mon cœur désormais.

[Lu la 13368e journée, jeudi 5 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 62-63]

 

Seconde partie

Nous étions là - et ce nombre excédait largement les capacités d'accueil du lieu, en sorte que la maison conserverait en permanence une allure de campement (ce qui ne gênait personne à l'âge qui était le nôtre, où, par contradiction avec le mode de vie, qu'on juge toujours affreusement bourgeois ou petit-bourgeois, de ses parents, l'on entretient avec le côté pratique de l'existence un rapport plutôt bohème) - une bonne vingtaine de jeunes gens des deux sexes, parmi lesquels figurait une petite Normande native de Rouen et prénommée Élise.

[Lu la 13369e journée, vendredi 6 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 113]

 

Je me sentais - et cela de façon mystérieuse, car je ne faisais aucun exercice physique et absorbais en outre très consciencieusement les fortifiants qui m'avaient été délivrés la semaine passée (mais peut-être les peines de cœur, tels ces cancers dont les cellules se disséminent loin de leur foyer primitif, ont-elles une nature métastatique, finissant ainsi par s'étendre peu à peu à l'ensemble de l'organisme) - si moulu, si courbatu, si dolent, que, faisant fi de toute recommandation posologique, il pouvait m'advenir certains jours d'ingérer plus de deux tablettes des gélules antalgiques ou anti-inflammatoires qui m'avaient été prescrites contre mes tourments à la mâchoire deux mois auparavant par le spécialiste en stomatologie et chirurgie maxillo-faciale que j'avais consulté, me prenant parfois, ce faisant, à rêver d'être sujet aux éventuels effets secondaires qu'évoquaient les notices contenues dans leurs boîtes - peu m'importaient lesquels : éruptions cutanées, démangeaisons urticaires, décollement général de la peau, gonflement du visage et du cou, crise d'asthme, gêne respiratoire, méningite, troubles de la vue, ulcère gastrique, perforation intestinale, hémorragie digestive, atteintes rénales, hépatite, chute du taux des globules blancs ou rouges, etc., tous m'eussent convenu, les plus graves ayant toutefois été les plus souhaitables, et parmi eux le plus grand nombre eût même été le mieux -, et cela à seule fin de m'attirer la compassion de Clara, ne comptant plus désormais en effet, au double constat de son inexpugnabilité et de mon impéritie, que sur l'intervention de facteurs extérieurs à elle pour la voir enfin me céder, comme, autre - et tout aussi ridicule - exemple, le décès brutal et accidentel de son mari, événement que j'espérais presque chaque jour, m'étant récemment surpris à développer une jalousie sans bornes envers sa personne, ainsi que pour tous les autres hommes au reste, quand je m'étais aperçu qu'aux yeux de beaucoup elle semblait une créature ravissante et on ne peut plus désirable - et il n'est pas impossible que, selon une loi bien connue de la psychologie amoureuse, le charme qu'avait pour eux son corps accroissait plus encore en moi le besoin douloureux de la posséder.

[Lu la 13369e journée, vendredi 6 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 120-122]

 

Il suffisait en effet, maintenant, que son visage m'apparût dans l'encadrement de la porte de son appartement, que sa silhouette longeât la vitrine du café où nous devions nous retrouver, pour que je me sentisse sur-le-champ défaillir de douleur, car dans le même temps que s'incarnait sous mes yeux la forme exacte du bonheur s'élevait l'impossibilité de son avènement ; c'était cette absence-là de tout espoir de voir enfin Clara me céder qui me faisait souffrir, d'autant plus que mon amour pour elle s'était accru simultanément à l'annihilation de cet espoir, non toutefois en vertu du phénomène qui voudrait qu'un objet nous soit d'autant plus désirable qu'il nous est inaccessible (pour la simple raison que Clara ne s'était avérée telle que bien après avoir éveillé en moi des sentiments amoureux), mais parce que, plus naturellement, chaque minute que nous passions ensemble ne faisait que me révéler davantage l'étendue de la communauté de vues, de valeurs, de goûts, d'idées et d'intérêts qui nous liait, et cela sur tous les plans, sans exception, qu'ils fussent d'ordre esthétique, philosophique, politique ou autre (si bien que, par exemple, et cela au même moment, nous lisions les mêmes livres, écoutions les mêmes disques, avions envie d'aller voir les mêmes films, les mêmes expositions d'art. lesquels nous attiraient les mêmes jugements, les mêmes commentaires) - et l'on sait bien que c'est précisément cette conformité en le plus grand nombre de choses, tout le moins en les plus essentielles, qui constitue le substrat de tout amour véritable (et c'est d'ailleurs pourquoi (et ce mystère ajoutait à mes tourments en les frappant d'absurdité) la résistance que m'opposait la jeune femme m'était absolument incompréhensible, car m'apparaissant paradoxale, à plus forte raison lorsque je considérais les affinités qu'elle partageait avec son mari, lesquelles me semblaient bien moindres que les nôtres, pour ne pas dire nulles en comparaison, en sorte que je la soupçonnais parfois - car il me fallait bien trouver une explication à son attitude - de ne demeurer avec lui que pour le confort affectif et matériel qu'il lui assurait, et qu'elle redoutait de perdre en s'installant avec moi, eu égard à l'instabilité passée de ma vie amoureuse et à la précarité présente de ma situation sociale).

[Lu la 13369e journée, vendredi 6 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 123-124]

 

Les souvenirs qu'y avaient gravés toutes les célébrations que j'avais, chaque dimanche de mon enfance, suivies en compagnie de ma mère dans la petite église romane de Courbourg ayant resurgi de ma mémoire, et cela par un mécanisme sans doute favorisé par les réminiscences de catéchisme que venait de faire naître en moi la vue des scènes évangéliques sculptées autour du chœur, je m'étais en effet surpris à réciter intérieurement chaque formule sacramentelle, chaque prière, chaque chant, chaque lecture que j'entendais, à les anticiper même, et mon esprit s'était peu à peu coulé tout entier dans ce seul exercice machinal, abdiquant à mesure toute forme de pensée par une sorte d'obnubilation progressive et générale de ses fonctions, jusqu'à s'abîmer dans la plus parfaite vacuité. Bientôt, pareil à un automate, je me levais et me rasseyais de conserve avec l'ensemble des fidèles. Et, pour la première fois depuis près de vingt ans, je communiai, probablement poussé à cela par la remembrance, devenue subitement nostalgique, de l'effet bénéfique que procurait à l'enfant pieux que j'avais été la réception, à la fin de chaque office, de l'hostie sur sa langue, laquelle espèce, durant quelques heures, infusait dans mon âme une impression très profonde de quiétude, mêlée de celle, beaucoup plus puérile, d'être invulnérable (car, me figurais-je naïvement, comment aurait-il pu m'arriver quelque chose, puisque mon corps était désormais dépositaire de celui du Christ ?), conférant ainsi à cette modeste rondelle de pain de froment qui collait au palais non seulement les propriétés sédatives d'une pilule anxiolytique, mais un pouvoir d'immortalité, comparable à une immersion dans les eaux du Styx - rien d'analogue ne m'envahit toutefois en la circonstance ; bien au contraire : mon sentiment de bien-être se dissipa tandis que je regagnais ma place.

[Lu la 13371e journée, dimanche 8 mars 2007, Éditions de Minuit, 2005, p. 160-161]