Camille Laurens
Camille Laurens est née en 1957. Il se mordait les lèvres pour ne pas pleurer, j'ai détourné les yeux - la nostalgie est affreuse à voir, la mort qu'il y a dedans. [Lu la 13423e journée, mercredi 30 mai 2007, P.O.L., 2003, p. 116]
- Je sais bien qu'elle était folle, merci du renseignement ! Je voulais juste dire qu'elle était pour moi comme une allégorie de l'Amour, je voulais analyser ça, c'est tout. Que ce qu'elle faisait devant sa télé, c'est ce que font tous les amoureux, les amoureux fous, les déments de midi et de minuit qui cherchent quelqu'un à qui parler, une personne qui les regarde en face, un vis-à-vis; qu'au bout du compte elle n'était donc pas tellement plus folle que vous et moi - enfin, que moi -, elle, au moins, elle en avait trouvé un qui ne lui fasse pas faux bond, toujours fidèle au poste, ah ah ! Voilà ce que je voulais dire, quand je parle de ma grand-mère je parle de moi : ce leurre, cette hypnose devant l'image de l'Autre, cette fascination devant chacun de ses mots même pour parler d'autre chose; le désir d'être aimée, le besoin d'être admirée, comprise, la certitude où l'on est par instants de connaître l'Autre, de savoir qui il est, ce qu'il a dans le cœur, l'aisance à lire dans ses sourires et dans ses yeux, l'envie d'être la seule, la jalousie, le chagrin qu'il y ait d'autres gens sur terre, la foi, surtout, la nécessité de croire, d'être ce croyant, ce fou du dieu Amour. Et puis en face, en face de ce don, de cet élan, de cette folle dépense, quoi? Un écran, une vitre, un blindage en verre qu'on ne pourrait détruire qu'en dynamitant tout le reste, mais alors on perdrait l'image, ça exploserait, ça s'en irait et ça ne reviendrait pas, on ne peut pas prendre le risque, on ne peut pas se permettre. Alors on se rapproche le plus près possible, ce qu'on voudrait c'est toucher l'Autre et qu'il nous touche, le geste, l'émotion - j'en ai déjà parlé ailleurs, j'ai écrit tout un roman là-dessus, PPDA, le Paradis Perdu De l'Amour, mais vous ne lisez pas de romans, sûrement, en tout cas pas les miens -, on voudrait tout et on n'a rien, à cause du verre, vous comprenez, de l'écran de verre que chacun promène devant soi comme un bouclier pour ne pas risquer d'être touché, alors forcément quand il y en a un qui sort de là-derrière, on crie « au fou!, enfermez-le ! ». [Lu la 13450e journée, mardi 26 juin 2007, P.O.L., 2003, p. 215-217]
Fils 14-15 lundi 2 juin 2008 |