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Stéphane Lambert

 

 

Stéphane Lambert est né  le né le 17 octobre 1974 à Bruxelles.

 

Mon corps mis à nu (2013)

Chapitre II

Je n'avais pas formalisé mon attirance pour les garçons. J'admirais N. pour le statut incontestable de mâle qui lui collait à la peau. L'assurance nécessaire pour s'approprier l'identité masculine me faisait défaut, je manquais complètement de confiance en moi, je me construisais un second corps de biais à travers le sien, la tentation homosexuelle dans l'adolescence n'est très souvent qu'une étape dans l'acquisition de sa sexualité ; si le sexe des autres jeunes hommes fascinent autant alors, c'est que l'on se sent encore en partie dépossédé du sien. J'aurais pu prétendre que mon attirance pour N. était une tentative de compréhension de mon propre corps, mais n'est-ce pas là poser la base de l'homosexualité?

[Lu le mercredi 23 mai 2023, Impressions Nouvelles, p. 61]

 

Chapitre ??

 

simple examinateur d'après-midi creuse ? Qu'y a-t-il de moi dans ce qui me constitue ? Où suis-je dans cet orteil qui s'agite ? Et qui regarde de là-haut, dans cette tour d'ivoire ? Qui êtes-vous, épars éléments fonctionnant de concert ? Est-ce moi qui vibre ainsi ? Ou vous qui me donnez k rythme ? Où est l'accord ? Qui a mis le feu ? Suis-je la flamme ? Ou ne fais-je que la porter ? Dans cette confusion, le corps vit. Et de même, j'observe mon visage. Ce visage que je n'arrive pas à cerner, et dont chaque apparition me trouble, creuse le malaise. Il est si différent du corps. Personnalisation inquiétante. Il me faut un reflet pour pouvoir l'observer. D'abord il y a les yeux, d'où part la vue. C'est là derrière que je crois être dissimulé ; ma conscience est installée dans ce périmètre étroit. Presque embusquée par mon propre examen. Les yeux se regardent eux-mêmes, tentent de transpercer la vue, d'aller au-delà. Mais je ne vois que le bleu se fragmenter de plus en plus dans l'iris en filaments gris et jaunes, et la pupille briller comme un soleil noir ne livrant rien de son mystère. Plus je m'approche, plus l'oeil devient extérieur, détaché de mon intention de le scruter. Il redevient une chose vivante, un objet anatomique de très haute technologie dont je ne sais rien, sinon que, de l'intérieur, je vois à travers lui, mais dans l'autre sens, non, il est impossible de pénétrer. La fatigue se lit sous les yeux. Où se forment des poches de grands voyageurs. Le visage porte les marques de mes pensées. Il suit 4e cours des années. La peau s'épaissit, puis s'affaisse. Les plis se creusent. La bouche articule les mots. Je l'observe au repos, ne disant rien. Silence. Mes lèvres pourraient attirer mes lèvres. Provoquer un baiser. Mais que se passerait-il si ma langue effleurait ma propre langue ? Dans quelle histoire serions-nous alors ? Je regarde à nouveau l'entièreté du visage. Je prononce mon prénom. Aucun écho. Je reste stupéfait devant la dépouille inerte de mes traits. Je suis ce faux-semblant. Ce double qui prend ma place.
Il faudrait certainement que cela s'équilibre, que ce que je sens contenu dans ma boîte crânienne, que j'identifie à moi-même, alors que ce ne sont que pensées, prenne le large, se diffuse dans les moindres recoins de mon corps. Je me suis toujours méfié des confessions intimes, cherchant plutôt dans l'art des témoignages moins indécents. Qu'on ne se leurre pas, le genre autobiographique n'est pas une fin en soi, c'est un détour nécessaire pour rejoindre l'existence dont on vit écarté. Le corps est un objet insaisissable que l'écriture tente d'appréhender de mille façons. La fiction a été mon lot quotidien, je dois ici m'en défaire pour gagner ce qui m'a toujours échappé, qui m'appartient. La vérité n'a pas d'autre itinéraire que l'exigence de vérité. Au moment d'écrire ce récit, l'expérience m'aurait déjà si souvent détourné de ma propre histoire. Je veux reprendre le fil de l'intérieur, là où les événements l'ont condamné à ne pas s'exprimer. Arracher un aveu à mon silence forcé, à ma parole trop pleine. Mais déjà les années auraient joué leur rôle annihilateur. Le mystère aurait un goût affadi avant l'heure. Et la matière sauvée de l'avant n'aurait de consolation que morale. Écris ! m'exhortait alors le démon. Donne du corps au texte ! Enfonce ta main dans la plaie ! Écrire comme une riposte au gâchis irréparable. Et c'est prodige que cette révélation de soi en passe par la main, cette même main hier censurée lorsqu'elle s'aventurait sous le textile extensible de mon pyjama à la recherche de mon sexe, cette même main, je me suis obstiné, dans g| un autre exercice que celui du plaisir solitaire, à ne pas l'enlever, lorsque, posée sur le papier, un stylo serré entre les doigts, elle se réappropriait ma liberté par cette incroyable alchimie de l'esprit et du corps qu'est le jaillissement de l'écrit.

[Lu le mardi 11 juillet 2023, Impressions Nouvelles, p. 123-124]

 

 

L'Apocalypse heureuse (2022)

Adulte, l'expérience de mes propres lâchetés m'apprit à adoucir mon jugement sur celles d'autrui. Mes parents n'avaient pas été à la hauteur d'une situation inédite. Ils étaient les premiers dans leur famille respective à quitter leur origine rurale pour s'installer à Bruxelles, ils avaient accompli par ce geste le maximum que pouvait accomplir une génération en termes de révolution. La réalité n'offre pas la possibilité, comme les livres, de réécrire une page. Ce qui n'a pas eu lieu ne peut pas être corrigé par un repentir tardif. Rien ne peut être ajouté ni soustrait. Le silence a nourri le terreau de la faute pendant de trop longues années pour qu'on puisse l'arracher comme on arracherait de simples mauvaises herbes.

[Lu le samedi 29 avril 2023, éditions Arléa, p. 34-35]

 

Lorsque je relis ma vie — ce que je m'efforce de considérer comme ma vie — depuis ce moment de l'enfance où les choses ont dérapé, j'ai le très net sentiment que tout ce qui s'est passé depuis est le lent et laborieux dénouement de ce qui s'est alors emmêlé. Le temps donne la possibilité de tracer un itinéraire à travers le gâchis. Que suis-je en train de faire en revenant à nouveau sur cette affaire ? Ne suis-je pas tombé dans le piège de lui vouer un culte dont je ne parviens pas à sortir? Je me suis surpris récemment à pleurer devant un film retraçant le parcours de victimes de prêtres pédophiles, cherchant à se libérer d'une parole trop longtemps tue. Parole que personne ne veut entendre comme toute parole qui brise la fausse harmonie à laquelle nous nous accrochons. Ces larmes qui ont surgi sans que je m'y attende disaient combien elles étaient l'assise sur laquelle j'essayais d'avancer. Nous sommes responsables de nos vies et nous ne pouvons pas éternellement nous enferrer dans une posture de victime. C'est un discours que l'on a l'habitude d'entendre dans une société où l'idéologie est du côté des gagnants. L'espace public est saturé de témoignages d'expériences éprouvantes ayant mené au succès. La fameuse résilience qui a fait la fortune de certains psychologues restait à mes yeux un concept nébuleux. La voix de ceux qui se maintiennent dans l'échec est inaudible. C'est pourtant la voix de Kafka ou de Melville. Celle de Van Gogh ou de Lars Hertervig. Si j'écris, si je m'obstine à continuer à écrire, c'est pour faire entendre ce qui dysfonctionne, ce qui échoue, ce qui hante, ce qui n'a pas de place, de visibilité, de valeur dans l'enceinte commune. Je veux porter la voix de la faiblesse des hommes, je laisse à d'autres la satisfaction et le cynisme, je n'ai pas le cœur à faire le malin. Il ne s'agit pas de se lamenter, mais de ne pas refuser de nommer ratage ce qui a raté. Raconter avec le plus de justesse la difficulté du chemin sans chercher à plaire à l'euphorie ambiante. Je fraie ici avec ce qu'il y a de plus fragile, de plus indocile, en moi; la tâche est rude : à chaque pas, je manque de renoncer.

[Lu le samedi 29 avril 2023, éditions Arléa, p. 36-37]

 

Mon père avait aimé ma mère d'un amour qui attendait d'elle un entier sacrifice — était-ce un amour au fond ? En s'efforçant de l'aimer, ma mère s'était mise à le détester avec l'ardeur de ceux qui maudissent leur propre faute. Après leur séparation, elle nous ferait, à mon frère et moi, le constant reproche de ressembler à notre-père. En réalité, elle éprouvait pour lui le même sentiment sévère qu'elle éprouvait à l'égard de sa propre personne. Mon frère et moi qui' nous débattions dans le foutoir de leur vie recevions avec d'autant plus de violence son reproche qu'il plantait dans notre personnalité en formation le germe du désamour.

[Lu le samedi 29 avril 2023, éditions Arléa, p. 47]

 

Dans notre totalitarisme d'enfants, nous imaginons nos parents sans ego, voués entièrement à la tâche de nous chérir. Seul le détachement qui s'opérerait à l'âge adulte me fit comprendre que ma mère aimait être au centre de l'attention. Le milieu populaire où elle gravitait était son royaume. Dès qu'elle en sortait, elle se sentait démunie. Mes aspirations l'effrayaient parce qu'elle redoutait qu'elles ne la désacralisent. Quand, à la fin des études primaires, j'obtins les meilleurs résultats, la mère d'un jeune garçon, qui portait exactement le même nom que moi, avait apostrophé ma mère pour lui raconter qu'en me voyant sur scène, lors de la remise des prix à l'école, son fils s'était exclamé qu'il rêvait d'être à ma place. Oh ! méfiez-vous de lui, lui avait rétorqué spontanément ma mère en me montrant, c'est un enfant difficile! L'expression me revint à l'esprit quand, trente ans plus tard, je l'avais appelée en désespoir de cause pour lui annoncer que Jan, mon compagnon depuis dix-neuf années, voulait me quitter. Quand j'attendais de sa part un mot de réconfort, elle me gratifia d'un : Mais Stéphane, tu n'es pas quelqu'un de facile! En plusieurs décennies, rien n'avait changé. Dans les messages que nous nous sommes envoyés par la suite, elle finit par me faire cet aveu : J'AURAIS TANT AIMÉ QUE l'U SOIS COMME MOI. En lisant ses mots, je me souvins de mes gesticulations, enfant, lorsque je cherchais à échapper à son emprise dévoratrice, à ses mains qu'elle humectait de salive pour me frotter le visage.

Le jour où ma mère m'avait présenté son amant, nos chemins avaient donc commencé à se désunir. Au cours de l'adolescence, les occasions de nous affronter ne manqueraient pas. Ce qui nous séparait ne cesserait de grandir. J'étais entré au collège. Pour tenir, je m'étais réfugié dans une vie intérieure, où je rêvais d'une autre vie sans savoir que celle-là même où je fuyais tiendrait lieu d'autre vie. La lecture devint une manière d'aborder le monde à l'écart. Les livres mettaient entre la réalité et moi un filtre qui collait à mon sentiment d'étrangeté. Je pris place dans leur modeste embarcation pour traverser les années dangereuses. Grâce à eux, mon isolement se peuplait d'autres vécus. Dans le concert uniforme de la société, ils faisaient entendre des voix discordantes qui rendaient moins aride ma différence. Maupassant connaissait mieux mon tempérament que ne le connaissait ma propre famille. Il était comme un frère dont l'amitié était à portée de main. Sa voix était celle de ma sensibilité vive et désordonnée. Ses mots touchaient ce qu'il y avait de plus intime, de plus secret en moi, là où, à l'extérieur, tout me semblait loin, à commencer par mes proches.

[Lu le dimanche 30 avril 2023, éditions Arléa, p. 60-62]

 

J'ignore comment se constitue une personnalité. Aucune science ne m'a jamais convaincu que tel facteur aurait une primauté sur un autre. | Il reste toujours un fond énigmatique sur lequel une série de données s'appuie. J'essaie de comprendre comment le fait de grandir dans un milieu simple, au sein d'une famille où tout était compliqué, a pu aiguiller le chemin que j'ai tracé. Accepter de s'enferrer dans un code imposé par un milieu m'avait toujours étonné. De quelle manière ne me suis-je pas construit à l'encontre de tout conditionnement ? Et si c'était le cas, d'où me venait cette disposition ? Comment dénouer les fils ? Comment se crée le noyau d'un être ? Les hindouistes prétendent que nos naissances ne doivent rien au hasard : c'est nous qui choisirions le lieu où nous voyons le jour. Qui est ce nous? S'il a quelque lien avec la conscience que je suis, je ne conçois aucun motif valable qui justifierait mon choix. Pourtant je me revoyais expliquer à un ami devenu une référence internationale dans son domaine que, s'il n'avait pas connu le manque de reconnaissance dans son milieu d'origine, son travail n'aurait certainement pas la même nécessité. Ce n'étaient pas de simples mots jetés en l'air pour le rassurer : j'étais convaincu qu'une œuvre gagnait en intensité à être extraite d'une terre défavorable. Étais-je pour autant hindouiste ? Fallait-il préméditer son malheur pour en tirer profit ? Je n'en étais pas certain. Les humains aiment à penser que l'arbitraire est plein de sens cachés, cela donne à | nos destins un ordre et une épaisseur qui plaisent à notre raison. J'ai été le premier dans ma famille à entreprendre des études universitaires. Malgré leur caractère académique, j'ai mis un point d'honneur à les terminer parce que je voulais que le diplôme qu'elles me délivreraient m'affranchisse définitivement de mon milieu. Pourquoi n'aurais-je pas choisi dès le départ une famille qui me convienne ? Parce que cela n'existe pas ?

[Lu le dimanche 30 avril 2023, éditions Arléa, p. 68-70]

 

Trop longtemps je ne m'étais rien autorisé. Je ne parvenais pas à me sortir d'un sempiternel sentiment d'échec que je cultivais sans me l'avouer. Depuis des années, je fermais les yeux sur les escapades de Jan. La nuit, j'en faisais des cauchemars à répétition. Je savais que la survie d'un couple dépendait de la volonté de chacun de le faire durer. Cela supposait d'accepter de renoncer petit à petit aux | idéaux qui avaient concouru à sa naissance et de les remplacer par d'autres, plus réalistes, plus solides. Au fil du temps, j'appris à composer avec l'infidélité, même si je continuais de considérer qu'elle entrouvrait la porte à un terrain glissant. Je m'étais toujours opposé à officialiser sa pratique car je pressentais que sa libéralisation encouragerait ses excès. La culpabilité n'est pas une si mauvaise maîtresse : tant qu'elle n'est pas tyrannique, elle comble l'absence de régulateur naturel chez l'homme. Tout ceci explique que je m'étais toujours gardé de m'aventurer dans une histoire d'amour parallèle.

idéaux qui avaient concouru à sa naissance et de les remplacer par d'autres, plus réalistes, plus solides. Au fil du temps, j'appris à composer avec l'infidélité, même si je continuais de considérer qu'elle entrouvrait la porte à un terrain glissant. Je m'étais toujours opposé à officialiser sa pratique car je pressentais que sa libéralisation encouragerait ses excès. La culpabilité n'est pas une si mauvaise maîtresse : tant qu'elle n'est pas tyrannique, elle comble l'absence de régulateur naturel chez l'homme. Tout ceci explique que je m'étais toujours gardé de m'aventurer dans une histoire d'amour parallèle.

[Lu le dimanche 7 mai 2023, éditions Arléa, p. 117-118]