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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Bernard-Marie Koltès

 

Bernard-Marie Koltès est né à Metz le 9 avril 1948 et est mort à Paris le 15 avril 1989 du sida.

 

Tabataba (1986)

PETIT ABOU. - Qu'est-ce qu'elle vaut, une fille qui parle à son petit frère de boire de la bière, trafiquer dans les maquis et d'aller voir les putes ? Les garçons peuvent faire ces choses-là mais les filles n'ont pas le droit d'en parler. Honte sur toi, Maïmouna, à cause de ton langage et de ta solitude.

MAÏMOUNA (elle s'accroupit et pleure). - Je ne veux pas d'un amoureux, je ne veux pas d'un mari. Un amoureux, c'est comme le soleil, plus il chauffe, plus il fait le désert autour de vous. Je ne veux pas être comme une petite plante grasse toute seule au milieu d'un désert de cailloux.

PETIT ABOU. - Alors pourquoi tu m'embêtes, Maïmouna, et pourquoi voudrais-tu que je fasse ce que toi tu ne veux même pas faire ? Tu vois bien que cela ne servirait à rien de sortir, et de marcher dans les merdes de chiens des rues de Tabataba.

MAÏMOUNA. - Mais la vie, petit Abou ? Tout ce que je t'ai appris, la femme, l'homme, l'amour, tout le bordel ? Tu n'es ni encore petit ni déjà vieux, petit Abou ; on ne peut pas braver la nature. Honte sur nous : les voisines rigolent et tes copains frappent à la porte.

PETIT ABOU. - Laisse-moi être vieux et fumer tranquillement dans mon coin; toi, fais ce que tu veux.

MAÏMOUNA. - Sans femme, petit Abou, qui repassera tes chemises ? Quand tu seras très vieux, qui te préparera le repas ?

PETIT ABOU. - Prépare toi-même mes repas, et je ne veux pas qu'on repasse mes chemises.

MAÏMOUNA. - Donne-moi ce chiffon, petit con ; cette machine est dégueulasse, je vais la frotter avec toi.

[Lu le dimanche 30 mars 2008 aux éditions de Minuit, p. 48-50]

 

Roberto Zucco (1988)

Scène VIII: Juste avant de mourir

UNE PUTE (s'approchant de Zucco pour le relever). - Ne cherche plus la bagarre, gamin, ne cherche plus la bagarre. Ta belle gueule est déjà bien abîmée. Tu veux donc que les filles ne se retournent plus sur toi ? C'est fragile, une gueule, bébé. On croit qu'on l'a pour toute la vie et tout d'un coup, elle est bousillée par un grand connard qui n'a rien à perdre pour sa gueule à lui. Toi tu as beaucoup à perdre, bébé. Une gueule cassée et toute ta vie est fichue comme si on t'avait coupé la queue. Tu n'y penses pas avant, mais je te jure que tu y penseras après. Ne me regarde pas comme cela ou je vais pleurer ; tu es de la race de ceux qui donnent envie de pleurer rien qu'à les regarder.

[Lu le jeudi 27 mars 2008 aux éditions de Minuit, p. 46]

 

UNE PUTE. - C'était facile. Il a raison de dire que vous êtes des lâches.

LE BALÈZE. - Un homme ne doit pas se laisser mordre deux fois par le même chien.

Ils entrent dans le bar.

Zucco se relève, s'approche de la cabine.

Il décroche, fait un numéro, attend.

Zucco. - Je veux partir. Il faut partir tout de suite. Il fait trop chaud, dans cette putain de ville. Je veux aller en Afrique, sous la neige. Il faut que je parte parce que je vais mourir. De toute façon, personne ne s'intéresse à personne. Personne. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes ont besoin des hommes. Mais de l'amour, il n'y en a pas. Avec les femmes, moi, c'est par pitié que je bande. J'aimerais renaître chien, pour être moins malheureux. Chien de rue, fouilleur de poubelles ; personne ne me remarquerait. J'aimerais être un chien jaune, bouffé par la gale, dont on s'écarterait sans faire attention. J'aimerais être un fouilleur de poubelles pour l'éternité. Je crois qu'il n'y a pas de mots, il n'y a rien à dire. Il faut arrêter d'enseigner les mots. Il faut fermer les écoles et agrandir les cimetières. De toute façon, un an, cent ans, c'est pareil; tôt ou tard, on doit tous mourir, tous. Et ça, ça fait chanter les oiseaux, ça fait rire les oiseaux.

UNE PUTE (à la porte du bar). - Je vous l'avais dit que c'était un fou. Il parle à un téléphone qui ne marche pas.

Zucco lâche l'écouteur, s'assied contre la cabine. Le balèze s'approche de Zucco.

LE BALÈZE. - À quoi tu réfléchis, petit ?

Zucco. - Je songe à l'immortalité du crabe, de la limace et du hanneton.

LE BALÈZE. - Tu sais, je n'aime pas me battre, moi. Mais tu m'as tellement cherché, petit, que l'on ne peut pas encaisser sans rien dire. Pourquoi as-tu tellement cherché la bagarre? On dirait que tu veux mourir.

Zucco. - Je ne veux pas mourir. Je vais mourir.

LE BALÈZE. - Comme tout le monde, petit.

Zucco. - Ce n'est pas une raison.

LE BALÈZE. - Peut-être.

[Lu le jeudi 27 mars 2008 aux éditions de Minuit, p. 48-50]