Elfriede Jelinek née le 20 octobre 1946 à Mürzzuschlag en Styrie. Elle a obtenu le Prix Nobel en 2004.

Les Exclus (1980)

Anna a tant de rage en elle - un effet sans doute du conflit de générations - qu'à s'écouter elle casserait en plus les vitrines éclairées de cette avenue commerçante, la fierté de Vienne. Ce qui se trouve derrière les vitres, elle donnerait cher pour l'avoir, mais son argent de poche n'y suffit pas. D'où la nécessité d'arrondir ainsi ses fins de mois. Elle se tord d'envie chaque fois qu'elle voit sur une camarade de classe un nouveau tailleur et un chemisier blanc ou de nouveaux talons aiguilles. Mais elle dit : ça me lève le cœur de voir des filles attifées comme ça. Des pimbêches, avec leurs fringues ridicules ! Tout pour la montre et rien dans le crâne. Elle, par contre, porte des jeans crasseux et des pull-overs d'homme beaucoup trop grands, afin que l'extérieur reflète ses dispositions intérieures.

[Lu le mercredi 31 octobre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 10]

 

Aucun destin ne les attend, dit Rainer, ils sont condamnés à mort dès avant leur naissance, avec une seule et même image dans toutes les têtes. L'image qu'il y a dans une tête est identique à celle qu'il y a dans la tête voisine. Et cela dans un pays libre, mais où à vrai dire on ne découvre pas trace de liberté.

[Lu le samedi 3 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 38]

 

Sophie dit qu'elle croit que la sur-accentuation du libre arbitre et de la personnalité propre ramène au christianisme.

Rainer, qui est encore loin d'avoir vaincu le christianisme en lui et qui discute volontiers et souvent avec des curés, dit qu'elle ne doit pas parler de Dieu avec tant de mépris, vu que, lui, Rainer, n'est pas encore certain qu'on puisse dire une fois pour toutes que ce dernier n'existe pas. Il a été enfant de chœur dans son enfance, et jusqu'à son adolescence.

Puis Rainer explique le libre arbitre dont l'homme a le privilège. Sophie dit que l'intellectuel continue à mettre l'accent sur le libre arbitre même lorsqu'il n'a plus rien à bouffer.

Rainer dit : Je suis cet intellectuel dont tu parles. Sophie dit que le désir d'accéder au métier d'intellectuel aboutit en fin de compte à l'acceptation de l'idéologie de l'intellectuel. Le fait d'être libéré de la production matérielle engendre toute une problématique qui devient vite prépondérante. Il en sort un monde faux qui s'affirme envers et contre tout.

[Lu le lundi 5 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 64]

 

La différence entre Sade et Bataille est la suivante : Enfermé parmi les fous, Sade effeuille les plus belles roses au-dessus d'une fosse à purin. Il a passé vingt-sept ans en prison à cause de ses idées. Bataille, lui, reste le cul sur une chaise à la Bibliothèque nationale. Sade, dont chacun connaît le désir de liberté morale et sociale, voulait remettre en question une idole poétique, afin d'obliger la pensée à s'insurger contre ses entraves. Chez Bataille par contre le désir de liberté morale et sociale est fort douteux. Ce qui me distingue de Sade par exemple, c'est que je ne suis pas moraliste, cela mis à part je suis tout ce qu'il était, et plus encore !

[Lu le lundi 5 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 66]

 

Hans est déçu de voir Rainer lui déconseiller formellement toute activité culturelle. Toutefois ce dernier n'a pas tort, dans la mesure où quelqu'un qui sait souffre parfois plus de sa situation que quelqu'un qui ne sait rien, car l'ignorance peut être une grâce d'état.

[Lu le lundi 5 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 67]

 

Beaucoup ont déjà perdu leur confiance en l'art, bien qu'eux seuls et nul autre y aient été prédestinés. Ils font de l'art, car celui-ci ne leur rapporte rien, ainsi ils ne sont pas salis par l'argent. Toutefois si l'art rapportait, ils se laisseraient volontiers salir. Jamais cependant ils n'iraient exercer quelque métier bourgeois comme solution de rechange, non faute d'en avoir un, mais parce qu'ils se feraient avoir par ces métiers-là, et n'auraient plus de temps à consacrer à l'art. Impossible de se réaliser dans une forme esthétique si Monsieur votre Patron se réalise à vos dépens dans des voitures de sport et des villas. Que l'un d'eux fume des cigarettes un cran au-dessus des gitanes maïs, aussitôt quelqu'un le tape.

[Lu le dimanche 11 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 104]

 

Anna dit que dans la nature le faible le cède au fort, par exemple le roseau au vent du nord. Et le silence à la forêt.

Rainer : Donc ce sera une agression dont le but sera le vol.

Hans : Je ne suis tout de même pas cinglé. Vous ne savez pas de quoi vous parlez, c'est de la folie. Rainer : De la folie ? Ces catégories n'existent pas pour moi, car tout est sain à l'exception des fruits et des légumes. Dans l'art aussi apparaît actuellement ce genre de folie, elle se manifeste dans l'art des fous ; et bientôt il y aura sûrement des artistes qui s'auto -mutileront, ils seront les plus modernes des artistes. Par exemple on traversera la rue, blessé, et on présentera ses graves blessures - comme autant d'œuvres d'art - à M. l'Inspecteur de police qui n'y comprendra rien, et le fossé entre lui et l'artiste qui sera en même temps sa propre œuvre d'art prendra des proportions incommensurables, deviendra infranchissable. La soumission à quelque chose que l'on n'a pas proclamé soi-même ne vaut rien, je cite de mémoire. L'être humain doit en effet faire sauter les barrières ridicules formées par un réel prétendument présent débouchant sur un réel futur qui ne vaut guère mieux. Je cite : chaque minute porte en elle la négation de siècles d'histoire boiteuse, brisée.

[Lu le lundi 12 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 113]

 

Au nom de Sophie Anna dresse ses oreilles dans le vent, il y a là un accent chaleureux qui lui déplaît. Quelle merde - hélas c'est une loi naturelle - on n'est jamais content de ce qu'on a, et on aspire toujours à l'impossible, en l'occurrence elle aimerait bien l'incarner, cet impossible, mais le rôle est déjà pris par Sophie. Merde. Merde. Pour ce qui est d'elle, Sophie peut crever, ce que cette dernière perçoit immédiatement et fronce les sourcils.

[Lu le lundi 12 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 114]

 

Hans est par principe contre la violence, ce qui n'est plausible que chez quelqu'un qui, disposant d'une force physique énorme, n'en a aucun besoin.

[Lu le lundi 12 novembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 114]

 

Sophie est très compliquée, la cause en est : son naturel tout à fait particulier. Être naturel, c'est tout un art, l'art de connaître les mille et une manière de l'être.

[Lu le lundi 3 décembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 224]

 

Hans dit à sa mère que l'homme doit se libérer, il se révolte, et alors commence une vie sans contraintes, comme dit toujours Rainer. Quand il a raison, il a raison. Plus tard, quand on vieillit, commencent les contraintes de la vie professionnelle où l'on dirige discrètement les masses. Les hommes ne sont pas égaux, ils sont de couleur, de forme, de taille différentes.

La mère dit que cette conception de la liberté est bien floue, nous ne sommes pas suspendus dans le vide, mais socialement conditionnés.

[Lu le lundi 3 décembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 227]

 

En commettant cet acte absurde par excellence, Rainer veut sauver sa position narcissique : il a réalisé quelque chose d'extraordinaire.

[Lu le vendredi 7 décembre 2007 dans l’édition Jacqueline Chambon, 1989, p. 262]