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L'anthologiste

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Marius Jauffret

 

 

Marius Jauffret, fils de Régis Jauffret est né en 1989 .

 

 

Le Fumoir (2020)

 

Chapitre 2

 

La plupart du temps, boire m'évite de subir mes cogitations de plein fouet. Elles se font plus vagues après quelques verres, le point central de mon attention s'accroche à l'histoire futile d'une série feelgood ou, pire, à un débat politique. La plus grande partie de mes journées est consacrée à la réflexion, une terrible et intense plongée inutile dans mon for intérieur. Boire n'est pas un loisir. Boire est une nécessité sans saveur. L'alcool m'apporte une sérénité qu'il m'est impossible de trouver dans la lucidité, qui charrie inévitablement avec elle toutes les horreurs et les injustices de la société. Des injustices que j'absorbe et métabolise en acide sulfurique.

[Lu la e journée, mardi 12 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 17]

 

 

Chapitre 8

 

Alors que N'Goma tente une roue arrière sous les applaudissements fanatiques de Kiki, je me rends compte qu'il n'y a que des aides-soignantes ici. De pauvres femmes qui, à force d'être exploitées, sont devenues raides comme la justice saoudienne. D'exploitées, elles sont devenues dominatrices, comprenant vite que de leur position elles peuvent, elles aussi, jouir de l'infériorité de l'autre.

[Lu la e journée, jeudi 14 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 81]

 

 

Chapitre 10

 

Ce matin-là, je rends mon plateau intact à l'aide-soignante. À midi, je refuse d'aller au self.

— Je n'ai pas faim.

— L'appétit vient en mangeant.

Pierre qui roule n'amasse pas mousse et un homme averti en vaut deux. Oui, j'ai compris. Kapo I La haine monte en moi. Je ne culpabilise plus. Pourquoi n'entamerais-je pas une grève de la faim ? A faire d'urgence : informer les médias. Lancer une pétition sur Internet. Écrire une lettre au président de la République.

Pourquoi je ne fais rien ? C'est une passivité anormale face à une injustice aussi révoltante. Allons fumer, nous y verrons plus clair.

Cette histoire de non-rébellion est plus ancienne que la bâtisse elle-même. La peur plane en permanence dans les couloirs de l'asile. On dresse les patients, et c'est tout un art. Jour après jour le respect dû à la psychiatrie leur est insidieusement inoculé en même temps que le Largactil. Je n'ai noté que de petits écarts de comportement, les pleurs de Nora, quelques injures anodines de psychotiques à l'adresse du personnel médical, par exemple. Mais l'interné revient tôt ou tard à la niche. Son bifteck, c'est la mainlevée. La seule manière de l'obtenir est de faire allégeance au psychiatre. Chacun se comporte en labrador docile redevable à son maître. Car, si étrange que cela puisse paraître, nulle autre personne n'a le pouvoir de vous faire sortir d'un endroit pareil. Ni un frère. Ni un parent. Et dans la pratique, pas même un juge ou un avocat. Enfermez le pire des sauvageons dans un hôpital psychiatrique, et en quelques jours il se métamorphosera en chat neurasthénique, il respectera à son corps défendant un homme comme Faucon.

À l'asile, le psychiatre occupe la fonction suprême. Il dirige les infirmiers, les cadres qui préparent la paperasse, les aides-soignants au bout de la chaîne alimentaire, avant les stagiaires et les femmes de ménage. Il décide de la sortie ou non des malades (plutôt non que oui), des traitements infligés à leur insu. Il possède un droit de veto, qu'il n'a jamais à sortir de sa manche puisqu'il est de mèche avec le directeur de l'établissement. Business is business.

L'asile est un lieu clos, interdit d'entrée, non contrôlé, ni par la police ni par la justice, et quasiment jamais par l'Inspection générale des affaires sociales. Le psychiatre a la mainmise sur l'établissement, si bien que même le juge ne contrarie jamais ses décisions. Le psychiatre est au-dessus des lois, des droits de l'homme. Dans les reportages sur la psychiatrie, on n'évalue et ne passe au crible que le système psychiatrique. S'il y a des manquements de la part du personnel, on l'impute toujours au manque de moyens, jamais à l'esprit qui règne dans ces services. Le psychiatre, lui, se croit l'auteur d'une oeuvre d'art. Il fait ce qu'il croit utile de faire, comme un patient commandé par une voix divine qui lui ordonnerait d'enfoncer une porte. Sans réfléchir.

Faucon règne en despote sur un petit royaume enclavé dans Paris, en France, en démocratie. En est-il seulement conscient? Oui.

Ma seule chance est de me montrer plus malin que Faucon. Me berçant un moment de cette idée, mais conscient que la tâche s'annonce rude, je ressens une peur terrible. Je vais finir ma vie entre ces murs. Les murs de Faucon.

[Lu la e journée, jeudi 14 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 99-101]

 

 

Un flash. J'ai l'impression d'être ailleurs, entouré d'amis. Peut-être parce que ces gens sont là depuis si longtemps qu'ils ont fini par accepter leur claustration. Le fumoir est leur salon, et la chambre, le nid douillet où ils se sentent protégés, où ils se pelotonnent sous la couette pour s'arracher à la société et pour oublier les malheurs du monde ressassés par la télé, les réseaux sociaux et la rue.

[Lu la e journée, jeudi 14 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 109]

 

 

J'étais seul, je regardais les enfants jouer, les ados faire tourner discrètement un joint, et dans le brouhaha des rires et des cris je n'étais pas si malheureux. C'était joyeux. Opulent. Tellement saturé de bonheur que les miasmes de la joie entraient en moi. Je les savourais. Et à mesure que la bière coulait dans ma gorge, je m'appropriais ce théâtre dont je n'étais pas l'acteur.

[Lu la e journée, mercredi 13 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 117]

 

 

Chapitre 11

 

Ma personnalité, je préfère la préserver plutôt que de passer ma vie à en baver sans pouvoir bander. Faucon pense que je suis dévasté, vidé de ma substance vitale, qu'il ne reste de moi qu'une tête malade pesant sur un corps en état de marche. Mais moi, le dépressif, l'excessif, le jouisseur solitaire, le handicapé social, je ris, je pleure, j'exulte, je me morfonds, je suis en haut de l'échelle ou au fond du puits, mais je suis vivant. Et j'ai le droit de vivre. Je ne suis pas une construction rectiligne. Je suis un morceau de viande flanqué de neurones qui s'agitent. Les psychiatres sont faits de la même matière que moi. Pourtant, ils croient dur comme fer que la raison les fait agir, qu'ils obéissent à une logique naturelle et en parfaite symbiose avec les attentes cartésiennes de la société. Ils se placent au-dessus de ceux qu'ils soignent. Comment être lucide lorsqu'on se sent supérieur, supérieur non par l'intellect, non par l'éducation, mais supérieur tout court, humainement ?

Vous savez je ne suis pas psychiatre, me répondra le psychologue, entérinant définitivement la théorie précédemment énoncée.

 

Si au moins il y avait quelque chose à faire, du sport, de la couture, des travaux forcés... Lénine! Sors de ton mausolée et viens à ma rescousse! Mais non. Point de Lénine, et Staline a sombré dans la débauche consumériste de la galerie commerciale Italie 2. Un parc pour se dégourdir les jambes ou faire un petit jogging, ce serait chouette, hein ? Non. Le but est de finir son paquet de cigarettes à la fin de la journée, et de prier pour que le psychiatre vous accorde une minute de son temps le lendemain.

Mais tout ça, je me retiens de le crier dans les couloirs. Mon combat est sourd. Ses ondes doivent passer sous les radars de l'inhumanité.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 127-128]

 

 

Il n'y a décidément plus d'espoir. Faucon fuit les internés car s'il s'entretenait dans un couloir avec l'un d'eux, la proximité en dehors de son bureau affaiblirait son pouvoir. Un pouvoir à l'abri des regards dans une petite pièce aux stores baissés. Il n'est pas comme les psychiatres des urgences, lui. Il ne voit pas simplement défiler les patients. Il passe plus de temps ici qu'avec sa femme, pourtant entre lui et moi il y a un mur en béton armé.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 129]

 

 

— Si vous êtes sage, me dit la femme de ménage, vous retournerez en bas cet après-midi.

À ce moment-là, je sais avec certitude que je vais redescendre au troisième étage. La parole d'une femme de ménage vaut cent fois celle du psychiatre et dix fois celle d'un infirmier. À mettre sous le tapis, elle n'a que la poussière. Le psychiatre, lui, doit mentir. Et ses acolytes appliquer les ordres ineptes qu'il leur dicte.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 132]

 

 

Chapitre 12

 

Il a été arrêté par les flics un an auparavant alors qu'il était dans le métro avec son pack de bières et son chien. Son chien'lui a été retiré pour être placé à la SPA, dans une cage, exactement comme son maître. Il y a des places en HP et les autorités préfèrent un SDF privé de liberté plutôt qu'un SDF mort. Ça fait plus propre.

— C'est pas drôle la rue, mais au moins t'es libre... Ils pensent qu'on est mieux ici juste parce qu'on bouffe et qu'on a un toit... Ils se mettent jamais à notre place...

Mon voisin de chambre a baissé les bras. On lui donne 25 mg de Tercian par jour, et au coucher un Stilnox pour dormir, autant dire pas grand-chose pour supporter l'enfermement. Son unique recours, comme pour moi, est le juge des libertés et de la détention. Une mesure mascarade résultant de la loi du 5 juillet 2011. Le juge se range toujours à l'avis du psychiatre qui préconise la poursuite de l'hospitalisation. Le pouvoir est inévitablement du côté du psychiatre. Le docteur Faucon est juge et partie, et c'est ainsi dans tous les hôpitaux psychiatriques de France. Les statistiques donnent parfois raison aux fictions.

Le nombre de personnes internées sans consentement a doublé en dix ans. Aujourd'hui elles sont quatre-vingt-deux mille. Soit douze mille de plus qu'en prison. Sommes-nous devenus deux fois plus fous ? Ou vivons-nous dans une société deux fois plus sécuritaire ? Liberticide ? Plus de trois quarts des patients ne sont pas atteints par une pathologie précise. Plus de trois quarts des patients ne sont pas malades. Et dans la plupart des asiles, la chance de recouvrer la liberté après le passage devant le juge est de zéro pour cent. Les innocents sont plus nombreux dans les chambres blanches des asiles que les criminels derrière les verrous. Et, contrairement à ces derniers, ils y restent. Ils y crèvent.

— Je ne sortirai jamais.

Il a malheureusement raison. On lui a diagnostiqué une pathologie du lien. En d'autres termes, il doit payer le fait d'être seul au monde, et le prix est l'enfermement à vie. Sous hospitalisation sans consentement, être orphelin est synonyme de perpétuité.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 138-140]

 

 

Chapitre 13

 

Six mois qu'elle bossait chez l'opérateur, une gifle, et on l'a enfermée! Ce boulot de merde, si elle l'a accepté en dépannage, c'est qu'il n'y avait que ça. Elle a un bac + 5 en marketing. Comment des médecins peuvent-ils se transformer en flics ? Comment une entreprise peut-elle demander l'internement d'un de ses salariés ? Elle se pince depuis la veille avec le sentiment de vivre un cauchemar.

Faucon lui a appris que son obsession compulsion est symptomatique de son état dépressif.

— Moi, je lui ai dit que si j'étais déprimée c'était qu'on me traitait comme un chien chez cet opérateur, je m'occupais de la vente et des tâches administratives que les autres vendeurs refusaient. Quant à David, le directeur du magasin, quel sacré connard!

Il disait qu'à force de mater son cul, les clients ne regardaient plus le forfait haut de gamme, que sa place était en vitrine pour aguicher le chaland, comme les putes, qu'il fallait laisser la vente aux hommes, qu'elle ne servait à rien ici. Il n'arrêtait pas de l'appeler princesse, et ça la dégoûtait. Mais visiblement il y a des gens qui trouvent ça normal, y compris le docteur Faucon. Lui, de son côté, affirmait que si elle avait fait cinq ans d'études et qu'elle se retrouvait là, c'était bien qu'elle l'avait voulu. Et que tout ça était symptomatique de sa pathologie, attribuer systématiquement ses fautes à autrui. Mais quand on pousse à bout quelqu'un, c'est normal qu'à un moment ça parte, non ? Bah non, Faucon pensait que ça n'était pas normal! Que sa patiente portait en elle une grande violence, que même si elle n'y était pour rien, elle devait se faire soigner. «Nous sommes là pour ça », voilà ce qu'il avait conclu, calmement. Un vrai fou...

Amélie se laisse tomber sur une chaise.

— Je comprends plus rien à rien, reprend-elle en s'épongeant le front. Je suis arrivée hier, et j'en peux déjà plus. C'est comme si j'avais marché cent kilomètres. Je suis lessivée.

L'asile se chargerait désormais de lui inoculer des pathologies bien réelles. En attendant le licenciement de la jeune fille, il la démolirait soigneusement. La perte du statut social s'ajoute à la perte de la dignité. De l'ouvrier au P.-D.G., à l'asile vous serez toujours moins bien traité qu'un gosse en colonie de vacances entouré d'animateurs irascibles. Si vous étiez chef, vous ne l'êtes plus, le psychiatre devient votre maître et si vous n'étiez rien, vous devenez un moins que rien.

L'asile, c'est un donjon BDSM sans règles. L'asile, c'est le miroir grossissant de la société, une loupe gigantesque.

Les internés forment comme un précipité chimique qu'on sédimente pour que, une fois cristallisé, ils constituent une masse uniforme, comme un troupeau. Mais les hommes ne réagissent pas selon des règles, comme du chlorure, des sels ou des métaux, ils peuvent toujours exploser pareils à une grenade dégoupillée. Ils ont leurs failles, leur intelligence, leur raison, et la gifle d'Amélie à son obsédé de supérieur me paraissait amplement méritée.

Considérée comme un cas pathologique, Amélie pouvait bien répéter que ce type l'avait harcelée, on lui rétorquerait qu'en premier lieu le problème c'était elle, sa propension à utiliser la violence pour se sortir des situations délicates de la vie, son trouble qui lui faisait voir le mal partout et l'empêchait de supporter les pressions du monde du travail en serrant les dents.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 144-146]

 

 

— À mon avis, tu n'as pas de problème du tout. Pas qui relève de la psychiatrie en tout cas.

— Si on inversait les rôles, le rapace, on lui trouverait de bonnes psychoses, une vraie mégalomanie saupoudrée de cruauté.

[Lu la e journée, vendredi 15 janvier 2021, éditions Anne Carrière, p. 147]