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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Isidore Isou

 

Né en 1925 à Botosani en Roumanie, Isidore Goldstein est arrivé à Paris en 1945, où il a fondé le lettrisme.

 

L'Agrégation d'un nom et d'un messie

Chapitre II: "Construction du roman"

Partie a: "Définitions d'une technique de l'influence"

Je croyais de mon pouvoir de tâter les limites d'un pouvoir actif, quotidien, hypnotique, de pénétration.

Oh! Ce besoin d'insinuation dans la première inconnue avec la velléité de surpasser la partenaire. Je désirais me convaincre si je savais devenir si indispensable - sans servir, en me faisant servir - inoubliable, frappant le côté tumeur, impondérable, dans l'autre, si séduisant, que je puisse faire avec lui... quoi? jusqu'où?... mais cela n'est pas intéressant.

Il s'agit de valoriser cette attraction magnétique, qui existe en tout homme et de la renforcer jusqu'à ce qu'elle devienne hypnose; force qui mènera les partenaires jusqu'à leur négation.

La chose primordiale donc: que tu sois si existant jusqu'à pouvoir nier toute l'existence des voisins; obliger le milieu à éliminer sa présence, ébloui par ta présence à toi. Et de trouver la technique de l'influence.

Je ne sais pas si elle est complète mais la voilà:

On s'achemine vers l'intimité de quelqu'un. On remarque ses gestes et on les lui explique. On palpe et on examine devant lui ses comportements. Jusqu'à ce qu'il se convainque de ta compréhension.

On lui offre son être ainsi qu'il espère le hiérarchiser lui-même. Tu l'objectivises; il se retrouve dans tes explications, il communie avec toi autour de ce secret qui est lui. Tu as gagné sa confiance.

Et puis: tu lui ajoutes les dimensions. Tu prolonges son destin vers des actions désirées; tu tires des attaches vers des devoirs et des nécessités insoupçonnées par lui; mais qui paraissent s'écouler logiquement de son être.

Tu bêches, vers tes désirs, des canaux par lesquels il se déverse; qui font mouvoir tes nécessités par son accomplissement.

Tu t'introduis de telle façon dans son mouvement qu'en le  réalisant il traîne, avec ce geste, tes propositions.

Il te confectionnera en se confectionnant.

**

Le Traité de bave et 'éternité

Tout lui réussit car il oublie ses défaites

***

L'Héritier du château

Chapitre II

- Au fond, nous sommes prêtes à faire ce que vous voulez, Véronique et moi, dit Sophie.

- Vous avez assez d'expérience pour être sincères, répondis-je. Mais Véronique semble prête à obéir seulement pour mieux prendre au piège de sa rage l'ignorant auquel elle offrirait sa confiance, afin de le transformer en son débiteur. Véronique est une avide, désireuse de jouir sans mérite...

- Oh, non, moi... fit celle-ci avec un rire gêné, comme quelqu'un qu'on dénude, en dévoilant son matériel de passe-passe, sans qu'il ait eu encore le temps de l'utiliser, donc qu'il peut expliquer d'une manière innocente sans avoir besoin de se mettre en colère.

**

Chapitre XI

- Vous êtes d'un optimisme cosmique, m'a-t-il dit une ou deux fois.

Puis devant mes attaques - assez molles, il faut le reconnaître, car je m'arrête pour bavarder avec lui brièvement et en passant seulement au cours des temps de repos de ma vie progressive -, devant mes flèches contre ses conceptions réactionnaires et leur influence néfaste sur les jeunes gens ignorants, il me répond généralement avec une moue dédaigneuse et triste, en levant les bras au ciel, et en haussant les épaules, dans une véritable pantomime:

- Oh, vous savez, je suis si peu lu... Qu'est-ce que j'ai?... Trois cents lecteurs... Je n'ai aucune influence...

Une fois, il m'a obligé d'insister:

- Trois cents lecteurs de... la qualité de ceux qui peuvent accéder à vos textes sous-sous-sous-kierkegaardiens, désespérés... Mais ce sont trois cents cadres responsables... qui dirigent ou mènent des milliers et des milliers de producteurs ou des milliers et des milliers de jeunes... C'est peut-être plus que n'en a, en réalité, tout le parti communiste français... Et tous ces cadres, tous ces lecteurs, ont une influence effroyablement néfaste sur des centaines et des milliers de personnes que vous poussez à la critique dialectique et totalitariste de la culture et de la vie, dont vous ignorez les composants et les structures, et par cette critique vous conduisez au nihilisme et à la mort... Vous êtes terriblement nuisible, Cioran, terriblement nuisible...

Il a sursauté, effrayé, prêt à s'enfuir, comme un pauvre petit rat, pris en train de s'attaquer à un fromage pour la fabrication duquel il n'avait pas travaillé, qu'il empoisonnait par les microbes apportés de son égout, des cercles dépassés d'une espèce dépassée. Peut-être, derrière moi, derrière l'intellectuel sans pouvoir social qui semblait le juger par des formules purement théoriques - dépourvues de toute dimension pratique et qui avait tant de comptes à régler, avec des individus d'une force immédiate plus écrasante que la sienne, au point que même ma petite critique contre l'écrivain roumain me semblait un geste lancé vers l'avenir lointain, un luxe - Émile Cioran voyait-il d'autres juges, des présidents de tribunaux futurs qui apparaîtront dans sa vieillesse ou après la mort, afin de le punir pour toutes les paroles détraquées, fausses, publiées durant ces années, pour toutes les définitions inexactes des valeurs dont il profitait inconsciemment - en respirant l'air qu'il empoisonnait, en s'achetant au marché du persil qu'il payait avec l'argent de ses escroqueries intellectuelles, en occupant un logement en l'échange duquel il corrompait l'élan vital de ses semblables -, valeurs créées et produites par d'autres dont il profitait, dis-je, tout en prétendant, dans ses substitutions de tricheur, les rendre à tous haïssables.

Un jour, je lui ai demandé à brûle-pourpoint:

- Vous n'avez jamais été accusé de pousser les gens au suicide?

De nouveau, il a tressailli, craintif. Je dois toujours lui faire peur, comme les défenseurs de la vie, tout en fascinant, jettent l'ombre de l'angoisse dans le cœur des assassins:

- Mais non, mais non... Quand les quelques... rares... personnes qui m'écrivent me font part de leur intention de se suicider, ou je ne leur réponds pas ou je leur réponds de ne rien faire...

Il hésita, réfléchit et ajouta à peu près:

- Autrefois, en Roumanie, j'étais professeur de philosophie au lycée... l'un de mes élèves s'est suicidé... la police m'a interrogé... finalement on a dû admettre que je n'étais responsable en rien...

- Mais c'est vous qui avez écrit et je cite à peu près: "Vivre, c'est subir la magie du possible. Ce que je distingue dans chaque instant, c'est mon essoufflement et mon râle, et non la transition vers un autre instant. J'élabore du temps mort, je me vautre dans l'asphyxie de devenir..."

"Mais enfin, grâce à ma méthode de création, à ma découverte du sens de la vie, à mon système du bonheur, de l'amour, de l'amitié, chacun de mes instants, et chacun des instants des êtres de l'avenir qui seront mes disciples, est et sera temps de novation, d'épanouissement et de joie...

Il sourit et fit un geste amical de la main:

- Vous, vous êtes spécial, terrible... La philosophie orientale n'existe-t-elle pas pour vous?

- Si, au contraire, je connais assez bien Lao-tsé et le Tao, le Zen, le Yoga... qu'il faudrait, en fonction de ma créatique, reclasser, remettre à leur place inférieure, et qui recevront, un jour, leurs définitions justes par quelque texte publié selon mon temps disponible..., mais les auteurs orientaux, comme vous, préféraient "l'inouï à la routine", car ils dédaignaient les êtres bas, pour qui "se sentir exister, c'est s'enticher de ce qui est manifestement mortel, vouer un culte de l'insignifiance, s'irriter perpétuellement au sein de l'inanité, prendre la mouche dans le néant". Cependant, ces sages - de votre espèce - n'ayant rien trouvé du mécanisme de l'inouï, du système de multiplication, ont fini par se mettre - comme vous l'écrivez fort bien en vous décrivant - "dans la posture d'une divinité atrophiée, ravie de ne plus bouger, parce qu'elle ne trouve rien qui vaille un geste". Mais, malheureusement, vous ne vous suicidez pas et vous continuez à pousser les autres moins hypocrites ou plus faibles que vous, au suicide et cela en anéantissant tout l'intérêt des éléments vivants qu'ils peuvent trouver autour d'eux. Vous avez acquis des mécanismes grâce auxquels non seulement vous vivez, mais vous pourrissez la vie autour de vous, tout en prétendant ne pas vivre... Car enfin, vous exaltez la non-existence et vous consommez, en les polluant, l'air de l'existence, les légumes - dont vous continuez à charger votre filet de "sage" et que tout yogi extrait d'ailleurs par mendicité - le logement ou le coin sous l'arbre - soigné par quelque honnête ouvrier que vous traitez consciemment d'"imbécile" ou de "paria" enchaîné à la roue, auquel vous l'attachez d'autant plus que vous vous détachez de lui, après l'avoir volé de ses services...