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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Joris-Karl Huysmans

 

 

À Vau-l'eau (1882)

Comme ses ressources l'obligeaient à n'entretenir aucune fille, comme il était malingre et ne possédait aucun talent de société, aucune gaîté libertine, aucun bagout, il avait pu, tout à son aise, réfléchir sur la bonté d'une Providence qui donne argent, honneur, santé, femme, tout aux uns et rien aux autres. Il avait dû se contenter encore de banales dînettes, mais comme il payait davantage, il était expédié dans des salles plus propres et dans des linges plus blancs.

Une fois, il s'était cru heureux; il avait fait connaissance d'une fillette qui travaillait; celle-là lui avait bien distribué des à peu près de tendresse, mais, du soir au lendemain, sans motifs, elle l'avait lâché, lui laissant un souvenir dont il eut de la peine à se guérir; il frémissait, se rappelant cette époque de souffrances où il fallait quand même aller à son bureau et quand même marcher.

[Lu octobre 2008 dans l'édition Du Lérot, 1991, p. 18]

 

Maintenant les amours étaient bien finies, les élans bien réprimés; aux halètements, aux fièvres, avaient succédé une continence, une paix profondes; mais aussi quel abominable vide s'était creusé dans son existence depuis le moment où les questions sensuelles n'y avaient plus tenu de place!

[Lu en octobre 2008 dans l'édition Du Lérot, 1991, p. 19]

 

Je suis encore plus heureux que tout ce monde-là, se disait M. Folantin. Eux, regrettent peut-être des enfants, des femmes, une fortune perdue, une vie jadis debout et maintenant par terre.

À force de plaindre les autres, il finit par se moins plaindre ; il rentrait chez lui et pensait tout de même que ses détresses étaient bien creuses et ses misères bien peu profondes. - Combien d'individus, à l'heure qu'il est, arpentent le pavé, sans gîte ; combien envieraient mon grand fauteuil, mon feu, mon paquet de tabac où je peux puiser à ma fantaisie ! et il activait les flammes de la cheminée, rôtissait ses pantoufles, confectionnait des grogs dorés et chauds. - S'il paraissait en librairie des livres réellement artistes, la vie serait, en somme, très supportable, concluait-il.

Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi, et son collègue de bureau déclara que M. Folantin rajeunissait. Il causait maintenant, écoutait avec une patience angélique tous les papotages, s'intéressait même aux infirmités de son copain ; puis, avec le froid qui commençait, l'appétit agissait plus régulièrement, et il attribuait cette amélioration aux vins créosotés et aux préparations de manganèse qu'il absorbait. - J'ai donc enfin expérimenté une médication moins infidèle et plus active que les autres, pensait-il. Et il la recommandait à toutes les personnes qu'il rencontrait.

Il atteignit ainsi l'hiver; mais, aux premières neiges, sa mélancolie reparut. Le bouillon où il stationnait depuis l'automne le lassa et il recommença à brouter, au hasard, tantôt ici et tantôt là.

[Lu en octobre 2008 dans l'édition Du Lérot, 1991, p. 58-59]

 

Tâchons d'atteindre le printemps, se disait M. Folantin pour se remonter; mais, de semaines en semaines, son énergie se désarmait, en même temps que son corps, déplorablement nourri, criait famine. Sa gaieté s'effondra; son intérieur se rembrunit; le cortège des anciennes détresses cerna de nouveau son existence désœuvrée. - Si j'avais une passion quelconque; si j'aimais les femmes, le bureau, si j'aimais le café, le domino, les cartes, je pourrais bouffer au dehors, ruminait-il, car je ne resterais jamais chez moi. Mais hélas ! rien ne me divertit, rien ne m'intéresse; et puis mon estomac se détraque ! Ah ! ce n'est pas pour dire, mais les gens qui ont dans leur poche de quoi s'alimenter et qui ne peuvent cependant manger, faute d'appétit, sont tout aussi à plaindre que les malheureux qui n'ont pas le sou pour apaiser leur faim !

[Lu en octobre 2008 dans l'édition Du Lérot, 1991, p. 75]