Paul Guimard
Né en 1921
L'Ironie du sort (1961)
Deuxième
partie Chapitre IV Je suis en train de découvrir quelque chose d'important. On ne ressemble jamais à sa vie. On ne change pas mais on pourrait être n'importe quoi d'autre.
Troisième
partie Chapitre I
En
déposant du crottin sur les tombes, nul ne pensait à sacrilège; c'était au
contraire un geste de piété puisque, de cet engrais de choix, naîtraient des
fleurs plus vives qui feraient pâlir de
jalousie les morts du voisinage. Car il s'en fallait que cette émulation
horticole fût pure. Au souci légitime d'honorer les disparus se mêlait un
esprit de compétition inavouable. Jadis, Antoine s'en souvenait, les décorations
funèbres étaient à base de plantes rustiques ou vivaces: asters, salvias, œillets
des poètes, bégonias... Puis on avait vu apparaître des variétés plus
exotiques achetées en secret chez les pépiniéristes. D'une tombe à l'autre
se fut la guerre. À l'offensive de l'Héliopsis Scabra répliqua l'invasion du
Delphineum Clivedon Beauty, le Soligado Goldenmosa tenta d'écraser de ses
grappes jaunes les pétales blancs du chrysanthème Étoile Géante. Un jour, la
veuve du docteur Piveteau eut la pensée délicate de planter des rosiers
"Docteur Debat" (longs boutons parfaits, grandes fleurs de forme et
tenue idéales, rose vif nuancé corail, florifère). Ce qui n'était qu'un
geste touchant fut tenu pour provocation. De proche en proche, les dalles se
couvrirent de rosiers aux noms impressionnants dont le prestige alimenta des
surenchères. Tel qui croyait triompher avec "Hélène de Roumanie"
(superbe bouton turbiné s'ouvrant en rouge cocciné nuancé de feu, s'estompant
en rose de Carthame) se trouva surclassé par un "Général Mac
Arthur" plus à la mode et
d'une floribondité spectaculaire. Du moins le cimetière de Saint-Sère
gagna-t-il à ce match d'être considéré comme la plus belle roseraie du département.
Troisième
partie Chapitre I - Tu aurais dû faire de la politique, dit Antoine, je te vois très bien député. M. Desvrières se défendit mollement d'avoir jamais nourri de semblables ambitions, mais, tandis qu'il proclamait la modestie de ses aspirations, Antoine s'amusa de déchiffrer, comme en filigrane, l'existence d'un M. Desvrières virtuel, confiant en ses possibilités, sûr de sa valeur, extériorisant des qualités jusqu'alors anémiées par manque de grand air. On s'accoutume facilement à considérer que les autres sont ce qu'ils paraissent être, qu'ils sont prédestinés à leur sort de toute éternité. M. Desvrières lui-même eût affirmé de bonne foi que les hommes naissaient professeur obscur, ministre, roi ou berger. - Tu comprends, dit-il, c'est une question de nature. Je ne suis pas fait pour être un homme public. Antoine eût facilement trouvé dans l'actualité la plus immédiate de quoi démolir cette théorie. L'Europe était peuplée de rois déchus dans tous les sens du mot, qui, amputés du trône et de la couronne, devenaient soudain des hommes minuscules et médiocres dont le premier réflexe était de débiter leur vie privée dans en feuilleton dans les hebdomadaires du cœur. En revanche, la vie politique française montrait à quel point il suffit de devenir ministre pour acquérir des qualités ministérielles. Pourquoi me regardes-tu comme cela? dit M. Desvrières. Antoine rêvait à l'homme que son père aurait pu être. Il s'en était fallu sans doute d'une occasion, d'une chance bonne ou mauvaise, d'un de ces grains de sable dont Antoine soupçonnait l'existence au détour de chaque acte et qui remettent en jeu à chaque seconde les desseins les plus fermement arrêtés. - Crois-moi, dit M. Desvrières, il faut connaître ses limites et savoir rester à sa place. Antoine songea que tout le problème consistait précisément à connaître cette place.
Quatrième
partie Chapitre I Nous sommes plutôt discrets sur nos vies antérieures. C'est une attitude prudente, car, à nos âges, on commence à être obligé de choisir entre avoir bonne mémoire et avoir bonne conscience; les deux ne sont compatibles qu'avec une forte dose d'insincérité. Mieux vaut choisir la bonne conscience, fût-ce au prix d'un peu d'oubli. |