Ernesto Che Guevara

 

 

Ernesto Guevara est né le 14 juillet 1928 à Rosario da Fe en Argentine dans une riche famille, devient médecin puis s'engage dans la révolution communiste dans plusieurs pays. Capturé, il est tué le 9 octobre 1967 en Bolivie.

 

 

Voyage à motocyclette (1951-1952)

 

Le sourire de la Joconde

La pauvre faisait pitié. On respirait dans sa chambre cette odeur âcre de sueur concentrée et de pieds sales, mêlée à la poussière des fauteuils, seul luxe de la maison. En plus de son asthme, elle souffrait d'une sérieuse décompensation cardiaque. C'est dans ce genre de cas qu'un médecin, conscient de son infériorité absolue face au milieu, souhaite un changement, quelque chose qui supprime l'injustice. Car il était évident que la pauvre vieille avait dû travailler jusqu'à la fin du mois précédent pour gagner sa vie, suant sang et eau mais gardant la tête haute face à l'existence. Il faut dire que l'adaptation au milieu fait que, dans les familles pauvres, celui qui ne peut plus gagner sa vie est victime d'une aigreur à peine dissimulée. À ce moment-là, on cesse d'être père, mère ou frère pour se convertir en un facteur négatif dans la lutte pour la survie et, en tant que tel, on devient l'objet de la rancœur de la communauté en bonne santé qui vous jette votre maladie à la figure comme si c'était une insulte personnelle envers ceux qui doivent vous entretenir. C'est là, dans les derniers moments de ces gens dont l'horizon le plus lointain a toujours été limité au lendemain, que l'on se rend compte de la profonde tragédie vécue par le prolétariat du monde entier. Il y a, dans leurs yeux moribonds, d'humbles excuses et aussi, bien souvent, une quête désespérée de réconfort qui se perd dans le néant, tout comme bientôt se perdra leur corps dans l'immensité du mystère qui nous entoure; jusqu'à quand durera cet ordre des choses fondé sur un absurde esprit de caste, il n'est pas en mon pouvoir d'y répondre. Mais l'heure a sonné pour les gouvernements de consacrer moins de temps à faire l'éloge des bienfaits de leur régime, et plus d'argent, beaucoup plus d'argent, à financer des œuvres d'utilité sociale.

[Lu le mardi 11 septembre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 62-63]

 

Cette fois-ci, c'est raté

La grève menaçait. Et le guide, serviteur fidèle des propriétaires yankees : « Imbéciles de gringos, ils perdent des milliers de pesos par jour dans une grève parce qu'ils refusent de donner quelques centimes de plus à de pauvres ouvriers; quand notre général Ibanez arrivera, tout ça va se terminer. » Et un contremaître poète : « Voilà les fameux gradins qui permettent l'exploitation totale du minerai de cuivre, beaucoup de gens comme vous me demandent un tas de choses techniques, mais c'est rare qu'ils demandent combien de vies ça a coûté, je ne peux pas vous répondre, mais merci beaucoup de la question, docteurs. »

Dans la grande mine, l'efficacité froide et la rancœur impuissante sont solidaires, tous sont unis malgré la haine par le besoin commun de vivre et de spéculer sur le dos des autres. On verra bien si le mineur, un jour, prend son pic avec plaisir pour aller s'empoisonner les poumons, conscient de sa joie. On dit que là-bas, d'où vient la flambée rouge qui éblouit aujourd'hui le monde, on dit que c'est comme ça. Moi, je ne sais pas.

[Lu le mardi 11 septembre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 73-74]

 

La ville des vice-rois

Il nous a raconté plusieurs anecdotes sur la guerre, et d'autres dans le style suivant : « L'autre jour, je suis allé au cinéma dans mon quartier pour voir un film de Cantinflas. Tout le monde riait, et moi je ne comprenais rien. Mais je n'étais pas en cela un phénomène, car les autres non plus ne comprenaient rien. Mais alors, de quoi riaient-ils? En réalité, ils riaient d'eux-mêmes, c'est d'une partie de son être que chacun des spectateurs riait. Nous sommes un peuple jeune, sans tradition, sans culture, à peine soudé. Et c'est de tous les défauts dont notre civilisation au berceau n'a pu se défaire qu'ils riaient... Mais d'ailleurs, est-ce que l'Amérique du Nord, avec ses monoblocs géants, ses automobiles et ses performances, a pu dépasser notre époque, a cessé d'être jeune? Non, les différences touchent la forme, pas le fond, toute l'Amérique est unie en cela. En regardant Cantinflas, j'ai compris le panaméricanisme ! »

[Lu le mardi 25 septembre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 149]

 

À l'endroit où nous nous sommes baignés, il y avait un couple de poissons à la forme assez étrange. Les gens du lieu les appellent des dauphins et, selon la légende, ils mangent les hommes, violent les femmes et commettent mille autres horreurs de la sorte. Il s'agit paraît-il d'un dauphin de rivière qui possède, entre autres caractéristiques bizarres, un appareil génital femelle assez proche de celui de la femme et dont les Indiens se servent comme d'un substitut. Mais ils doivent tuer l'animal à la fin du coït, car il se produit alors une contraction de la partie génitale qui empêche la sortie du pénis.

[Lu le mardi 25 septembre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 154]

 

 

En aval d'Ucayali

Notre caractère s'accorde mieux avec celui des simples marins qu'avec ceux de cette petite classe moyenne qui, riche ou non, a trop à l'esprit le souvenir de ce qu'elle fut pour se permettre le luxe d'admirer deux voyageurs indigents. Comme les autres, ils sont d'une ignorance crasse, mais le petit triomphe qu'ils ont obtenu dans la vie leur est monté à la tête, et les opinions simples qu'ils émettent sont étayées par l'énorme garantie qu'implique le fait qu'elles proviennent d'eux.

[Lu le mardi 25 septembre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 157]

 

 

Annotation en marge

Après les quelques banalités d'usage et les lieux communs par lesquels chacun définit sa position, au moment même où la discussion languissait et où nous étions sur le point de nous séparer, il laissa tomber, avec son rire d'enfant espiègle qui l'accompagnait toujours et accentuait la disparité de ses quatre incisives antérieures, la phrase suivante : « L'avenir appartient au peuple qui, pas à pas ou d'un seul coup, va conquérir le pouvoir, ici et partout sur la terre. »
L'ennui c'est qu'il doit se civiliser, et cela ne peut se faire qu'après avoir pris le pouvoir, pas avant. Il ne se civilisera qu'en reconnaissant le prix de ses propres erreurs, qui seront très graves et coûteront beaucoup de vies innocentes. Peut-être d'ailleurs qu'elles ne seront pas si innocentes que cela, car elles auront commis l'énorme péché contra natura qui consiste à manquer de capacité d'adaptation. Toutes ces victimes, tous ces inadaptés, vous et moi par exemple, mourront en maudissant le pouvoir qu'ils ont contribué à établir au prix de sacrifices parfois immenses. Car la révolution, sous sa forme impersonnelle, leur ôtera la vie et se servira de leur souvenir comme exemple et comme instrument de domestication de la jeunesse montante.
Mon péché est plus grave, car moi, le plus subtil ou le plus expérimenté, appelez ça comme vous voulez, je mourrai en sachant que mon sacrifice obéit à l'obstination d'une civilisation pourrie qui s'écroule. Je saurai également, sans que le cours de l'Histoire ou l'impression personnelle que vous aurez de moi ne change pour autant, je saurai que vous allez mourir le poing tendu et la mâchoire serrée, parfaites illustrations de la haine et du combat, car vous n'êtes pas un symbole ou quelque chose d'inanimé que l'on prend pour exemple, vous êtes un membre authentique de la société qui s'écroule : l'esprit de la ruche parle par votre bouche et agit à travers vos actes. Vous êtes aussi utiles que moi, mais vous ignorez l'utilité de votre apport à la société qui vous sacrifie.

J'ai vu ses dents et la grimace espiègle avec laquelle il devançait l'Histoire, j'ai senti sa poignée de main et, comme un murmure lointain, son protocolaire au revoir. La nuit, repliée au contact de ses paroles, m'enserrait à nouveau, me confondait avec elle. Mais malgré ses paroles, je savais maintenant... je savais qu'au moment où le grand esprit directeur porterait l'énorme coup qui diviserait l'humanité en à peine deux factions antagonistes, je serais du côté du peuple. Et je sais, car je le vois gravé dans la nuit, que moi, l'éclectique disséqueur de doctrines et le psychanalyste de dogmes, hurlant comme un possédé, je prendrai d'assaut les barricades ou les tranchées, je teindrai mon arme dans le sang et, fou furieux, j'égorgerai tous les vaincus qui tomberont entre mes mains. Et comme si une immense fatigue réprimait ma récente exaltation, je me vois tomber, immolé à l'authentique révolution qui standardise les volontés, en prononçant le mea culpa édifiant. Je sens déjà mes narines dilatées, savourant l'âcre odeur de la poudre et du sang, de la mort ennemie. Je raidis déjà mon corps, prêt à la bataille et je prépare mon être comme une enceinte sacrée pour qu'y résonne, avec de nouvelles vibrations et de nouveaux espoirs, le hurlement bestial du prolétariat triomphant.

[Lu le lundi 1er octobre 2007, édition Fayard Mille et une nuits, 2004, p. 177-179]