Accueil du site

Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Graham Greene

Né en 1904

 

Voyages avec ma tante

Pour la première fois je découvrais en moi une fibre d'anarchie. Conséquence, peut-être, de ma visite à Brighton? ou peut-être aussi influence de ma tante (bien que je ne fusse pas homme à subir aisément les influences) ? à moins qu'il ne s'agît d'un virus dans le sang des Pulling? Je me découvrais pour mon père un fonds de vieille tendresse longtemps enseveli. Sa grande somnolence se doublait d'une extrême patience, et pourtant il y avait quelque chose d'inexplicable dans cette patience elle pouvait tout aussi bien signifier une extrême distraction - ou une indifférence, pourquoi pas ? Peut-être était-il tout le temps, à notre insu, ailleurs ? Je me rappelais les reproches ambigus que ma mère lui lançait à la tête. Ils semblaient confirmer les histoires de ma tante, dans la mesure où ma mère avait tout l'air de le tisonner comme font les femmes insatisfaites. Prisonnière d'ambitions qu'elle n'avait jamais assouvies, elle avait toujours ignoré la liberté. La liberté, pensais-je, ne vient qu'avec la réussite, et mon père avait réussi dans son métier. Quand ses manières et ses devis déplaisaient à un client, celui-ci n'avait qu'à aller se faire voir ailleurs. Rien n'était plus égal à mon père. Peut-être est-ce la liberté, de parole et de conduite, qu'envient vraiment les ratés - plutôt que l'argent, ou même que la puissance.

[Lu vers le jeudi 25 mai 2006, p. 70]

 

Il rêvait de ralentir l'existence et sentait d'instinct, très justement, que les voyages agiraient comme un frein sur la fuite des jours. C'est un phénomène que tu as probablement remarqué toi-même, en vacances. Si tu restes au même endroit, tes vacances filent comme l'éclair, tandis que si tu changes trois fois de lieu tu as l'impression d'avoir pris au moins le triple de congé.

75

 

Soudain j'éprouvai une réelle affection pour ma tante. Peut-être un rien de faiblesse est-il nécessaire pour éveiller notre tendresse, et je me souvins des doigts de Mlle Keene hésitant sur son ouvrage tandis qu'elle parlait de l'Afrique du Sud inconnue jamais je n'avais été si près de la demander en mariage.

106

 

Personnellement, j'eusse préféré visiter le Louvre et voir la Vénus de Milo et la Victoire Aptère, mais elle n'en voulut rien savoir.

«Toutes ces femmes nues auxquelles il manque des bouts, dit-elle, c'est morbide. J'ai connu autrefois une jeune fille qui s'est fait débiter de la sorte en morceaux entre la gare du Nord et celle de Calais-Maritime. Elle avait rencontré à l'endroit où je travaillais un homme, un représentant en sous-vêtements de femme... du moins à ce qu'il disait, et l'on ne peut nier qu'il portait une mallette bourrée de soutien-gorge assez fantaisistes, qu'il convainquit cette jeune fille d'essayer. Il y en avait un en forme de deux mains noires à demi refermées qu'elle trouva très amusant. Il l'invita à le suivre en Angleterre, et après avoir rompu son contrat avec notre patronne elle décampa. L'affaire fit grand bruit. L'homme reçut le nom de Monstre des Chemins de fer dans la presse, et on le guillotina ; il mourut en odeur de sainteté, après s'être confessé et avoir reçu les sacrements. Son avocat expliqua que c'était un cas de culte mal placé de la virginité, conséquence d'une éducation chez les jésuites, et que pour cela il s'était mis en tête de faire disparaître toutes les filles de mœurs légères telles que la pauvre Anne-Marie Callot. Les soutien-gorge étaient une sorte de test. Tu étais condamnée si tu choisissais le mauvais, comme ces pauvres diables, tu te rappelles, dans Le Marchand de Venise. L'homme n'avait certes rien d'un criminel ordinaire, et une jeune femme qui priait pour son !me dans une petite église de la rue du Bac eut une vision 117

de la Vierge lui disant : « Ce qui est tortueux sera redressé •. parole qui lui parut l'annonce du salut pour le criminel. Ce qui n'empêcha pas un dominicain, prédicateur très couru, d'y voir fermement de son côté une allusion critique à l'éducation que le condamné avait reçue des jésuites. Peu importe, mais le fait est que l'on vit naître un véritable culte du « bon meurtrier », comme on l'appela. Va voir ta Vénus si tu veux, mais laisse-moi à mes cires. Notre directeur dut aller identifier le corps et nous raconta qu'il ne restait plus que le torse ; d'où mon aversion pour toutes ces vieilles statues. »

118

 

Tueur à gages

- Croyez-vous en Dieu? demanda Raven.

- Je ne sais pas, dit Anne. De temps en temps, peut-être. Prier, c'est une habitude. Ça ne peut pas faire de mal. C'est comme de se tenir les pouces quand on passe sous une échelle. Nous avons tous besoin de mettre le plus d'atouts possible dans notre jeu.­

- Nous n'arrêtions pas de prier à l’orphelinat. Deux fois par jour et aussi avant chaque repas. Ça ne prouve rien.

- Non, ça ne prouve rien du tout. Sauf qu'on se sent perdre la raison quand tout vous rappelle ce qui est passé et ne reviendra plus. On voudrait parfois recommencer à zéro, et puis voilà quelqu'un qui se met à prier, ou bien que l'on respire une odeur, ou encore on lit une nouvelle dans le journal et tout est là de nouveau, les gens et les endroits...

211

 

- Je ne l'aurais pas fait, dit Raven, si j'avais su que le vieil homme était ce qu'il était. Je lui ai fait sauter la cervelle. Et la vieille, une balle entre les deux yeux. (I1 se retourna vers Sir Marcus en criant.) C'est vous qui avez fait tout ça. Qu'est-ce que vous en dites?

Mais le vieux demeurait immobile et paraissait indifférent. L'âge avait tué en lui toute imagination. Les meurtres commis d'après ses ordres n'avaient pour lui pas plus de réalité que ceux dont il lisait le récit dans les journaux. Un peu de gourmandise (son lait), un peu de dévergondage (glisser de temps en temps sa vieille main dans le corsage d'une fille), un peu de cupidité et de goût des machinations (un demi-million en échange d'une mort), un très léger instinct de conservation presque inconscient, telles étaient ses seules passions.

282

 

Vous pensez que je me jette à la tête des hommes, n'est-ce pas? C'est aussi ce que je pense, mais je les rate à tous les coups. C'est bien dommage, ajouta-t-elle d'un air profondément affligé, parce que je suis faite pour rendre un homme heureux. Ça crève les yeux. Ça les fait fuir. Je ne leur en veux pas. Moi non plus, à leur place, je n'aimerais pas cela.

293

 

Ruby s'appuya contre lui sur son haut tabouret: leurs têtes se touchaient. Ils étaient un peu dégrisés parce que chacun avait connu un homme qui venait de mourir de mort violente; mais cette expérience qu'ils partageaient leur donnait le sens d'une camaraderie étrangement douce et rassurante. C'était comme un amour qui n'apporte avec lui ni passion, ni incertitude, ni souffrance.

297

 

 

 

 

 

Qui perd gagne

Chapitre VIII

Il y a dans les rues, les bars, les autobus, les magasins, d'innombrables visages qui évoquent l'idée du péché originel et bien peu qui portent le signe permanent de l'innocence originelle. Le visage de Cary était de ces derniers: jusque dans sa vieillesse, elle regarderait le monde avec des yeux d'enfant. Elle ne s'ennuyait jamais; chaque jour était pour elle un jour nouveau; le chagrin même était éternel et chacune de ses joies infinie. « Terrible » était son adjectif favori, et ce n'était pas dans sa bouche un simple cliché: il y avait vraiment de la terreur dans ses plaisirs, ses craintes, ses angoisses, son rire, la terreur de la surprise, celle de voir une chose pour la première fois. La plupart d'entre nous ne rencontrent que des ressemblances, des situations qui se répètent toujours, mais Cary ne voyait que des différences, à la façon d'un dégustateur de vins à qui n'échappe pas la saveur la plus insaisissable.

[Lu le dimanche 31 décembre 2006, p. 223, de l’édition Œuvres complètes, Le Troisième Homme suivi de Qui perd gagne, Robert Laffont]

 

Le Dixième Homme (1948)

Première partie

Chapitre 4

L'impatience commençait enfin à gagner ses compagnons. La tolérance est une question de patience, la patience est une question de nerfs et leurs nerfs étaient tendus.

[Lu le samedi 6 janvier 2007, p. 65 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

Deuxième partie

Chapitre 8

- Il a faim, coupa la fille.

- Eh bien alors, donne-lui à manger. On croirait un clochard, à le voir planté là. Il veut à manger, pourquoi est-ce qu'il ne demande pas?» Elle parlait comme si Charlot ne pouvait pas les entendre.

- Je paierai, protesta-t-il.

- Ah, vous paierez, hein? Vous allez un peu trop vite avec l'argent. Ça ne vous mènera nulle part. On n'a pas à proposer d'argent tant qu'on ne vous l'a pas demandé. » Elle semblait une personnification, usée par le temps, de la sagesse - quelque chose qu'on rencontre à l'écart de tout, dans un désert comme le Sphinx -, mais il y avait aussi en elle cette immense étendue d'ignorance qui jetait un doute sur toute sa sagesse.

[Lu le mardi 9 janvier 2007, p. 105 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

- Vous étiez jumeaux, je crois ? » Charlot observait.

- Vous savez, la nuit où ils l'ont fusillé ? Eh bien, j'ai senti la douleur. Je me suis dressée sur mon lit en pleurant.

- Ça ne s'est pas passé la nuit, c'était le matin.

- Ce n'était pas la nuit?

- Non.

- Qu'est-ce que ça voulait dire, alors?

- Mais rien du tout.» Charlot se mit à découper un morceau de fromage en petits cubes. « C'est souvent le cas. On croit trouver une signification à quelque chose, et puis on s’aperçoit que ça ne correspond pas à la réalité - il n'y a pas de signification. On se réveille en souffrant, et puis après coup on se dit que c'était de l'amour - mais ça ne correspond pas aux faits.

- On s'aimait tellement tous les deux. Je me sens morte aussi. »

Charlot coupait et recoupait son fromage, «Ça ne correspond pas aux faits, fit-il doucement. Vous verrez. » Il voulait se convaincre qu'il n'était pas responsable de deux morts Il se sentait soulagé que la fille se fût réveillée pendant la nuit, et non le matin à sept heures.

[Lu le mercredi 10 janvier 2007, p. 108-109 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

Troisième partie

Chapitre 13

Charlot était un conformiste : rien ne pouvait changer cela. Son existence fournissait des modèles de comportement pour toutes les circonstances probables, et ces modèles l’entouraient tels des mannequins dans la vitrine d’un tailleur.

[Lu le lundi 16 janvier 2007, p. 160 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

Quatrième partie

Chapitre 17

L’astuce passe souvent pour de la sagesse, et l’ignorance passe souvent pour de l’astuce.

[Lu le mardi 17 janvier 2007, p. 200 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

Les gens sont tout à fait conscients de la souffrance qu’il y a toujours dans la luxure, mais ils le sont beaucoup moins de la luxure qui entre dans la souffrance.

[Lu le mardi 17 janvier 2007, p. 200 de l’édition Robert Laffont, 1985]

 

 

La Puissance et la Gloire (1938)

Deuxième partie

Chapitre 1

«Tout enfant vient au monde avec, dans une certaine mesure, le sens de l'amour, pensa-t-il, il s'en imbibe en même temps que du lait qu'il tête ; mais il dépend des parents, des amis, que cet amour soit celui qui sauve ou celui qui damne. La luxure elle aussi est une forme de l'amour.» Il voyait sa fille prise dans sa propre vie comme une mouche dans l'ambre...

[Lu le dimanche 10 décembre 2006, p. 122, dans l’édition Robert Laffont, collection Pavillons, 1994]liais

 

Deuxième partie

Chapitre 4

A la différence du prêtre, elle gardait encore un espoir l'espoir est un instinct que seul peut tuer un raisonnement de l'esprit. Les animaux ne connaissent pas le désespoir.

[Lu le jeudi 14 décembre 2006, p. 199, dans l’édition Robert Laffont, collection Pavillons, 1994]

 

Troisième partie

Chapitre 4

Le lieutenant rouvrit la porte, en reposant machinalement la main sur sa crosse de revolver. II se sentait triste maintenant que le dernier prêtre était sous les verrous, il ne lui restait rien pour occuper son esprit. Les ressorts de son activité semblaient s'être brisés. 1 pensait aux semaines de chasse comme à une époque heureuse qui venait de se terminer et ne reviendrait plus. Il se sentait sans but, comme si la vie s'était retirée de son univers.

[Lu le samedi 23 décembre 2006, p. 285, dans l’édition Robert Laffont, collection Pavillons, 1994]

 

 

La Fin d’une liaison (1951)

Livre premier

Chapitre premier

Pendant qu'Henry allait chercher au bar les deux consommations, je me rendis à la toilette. Les murs étaient barbouillés de phrases telles que: «Merde pour le patron et les nichons de sa femme », « A tous les marlous et les putains une bonne syphilis et une joyeuse blennorragie. » Je revins en hâte parmi les allègres serpentins de papier et le cliquetis des verres. Il m’arrive d'apercevoir ma propre image reflétée par les autres hommes, de trop près pour le repos de mon esprit ; à ces moments-là, je suis pris d'un grand désir de croire aux saints et aux vertus héroïques.

Je répétai à Henry les deux phrases que j'avais lues. Je voulais le choquer, et je fus surpris de l'entendre dire avec simplicité:

- La jalousie est une chose terrible.

- Vous voulez parler des nichons de la femme?...

- Des deux inscriptions. Quand on est malheureux, on envie le bonheur des autres.

[Lu le samedi 20 janvier 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 25]

 

Chapitre II

Peut-être avait-il honte des confidences qu'il m'avait faites, car c'était un homme attaché aux conventions. J'écris cette phrase en persiflant, et pourtant si je m'examine, je ne trouve en moi qu'admiration et confiance à l'endroit des conventions. Elles ressemblent à ces villages qu’on aperçoit lorsqu'on passe en voiture sur la grand­-route et qui, sous leur chaume et dans leurs pierres, ont un air paisible, évocateur de repos.

[Lu le mercredi 24 janvier 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 38-39]

 

Chapitre III

Sarah me plut tout de suite, parce qu'elle me déclara qu'elle avait lu mes livres, sans insister davantage, et que je me trouvai, dès ce moment, traité comme un être humain et non comme un écrivain. Je n'avais pas la moindre intention de tomber amoureux d'elle. D'abord, elle était belle et les femmes belles, surtout quand elles sont en plus intelligentes, suscitent en moi un profond sentiment d'infériorité. Je ne sais si les psychologistes ont déjà baptisé le complexe de Cophetua, mais j'ai toujours de la difficulté à ressentir un désir sexuel quand je ne suis pas certain de ma supériorité mentale ou physique.

[Lu le mercredi 24 janvier 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 48]

 

Chapitre V

- Excusez-moi. J'ai pris l'autobus et il y avait des embouteillages.

- Le métro va plus vite, dis-je.

- Je sais, mais je n'avais pas envie d'aller vite.

Je posai mon journal à plat sur la table et me mis à lire et relire la même page pour m'interdire de regarder la porte. Les clients arrivaient en file ininterrompue et je ne voulais pas me comporter à la manière de ces gens qui trahissent une impatience stupide en baissant et relevant la tête sans arrêt. A quoi donc nous attendons-nous tous, pour nous laisser marquer ainsi par la déception? Le crime quotidien figurait dans ce journal du soir à côté d'une querelle au Parlement au sujet des cartes de sucre; elle était déjà en retard de cinq minutes. Ma mauvaise chance coutumière voulut qu'elle me surprît juste au moment où je regardais ma montre. J'entendis sa voix qui disait:

Elle m'avait souvent décontenancé par sa franchise. Au temps où nous étions amoureux, j'essayais de lu dire plus que la vérité: que notre liaison ne finirait jamais et qu'un jour nous nous marierions. Je ne l'aurais pas crue, mais j'aurais aimé entendre ses lèvres prononcer les mots que j'attendais, ne fût-ce que pour me procurer la satisfaction de les réfuter moi-même. Mais elle ne jouait jamais à faire semblant et tout à coup, sans que je m'y attendisse, elle anéantissait ma réserve par une affirmation d'une grande douceur et d'une grande puissance... Je me rappelle qu'une fois où j'étais désolé de la voir accepter avec sérénité qu'un jour nos relations prendraient fin, je l'entendis, avec un bonheur auquel je ne pouvais croire, me dire:

- Je n'ai jamais, jamais aimé aucun homme comme je t'aime et jamais je n'aimerai plus ainsi.

Bon, bon, pensais-je, elle joue sans le savoir le même jeu et elle « fait semblant ».

[Lu le jeudi 25 janvier 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 55-56]

 

Je n'avais même pas le projet précis de la revoir. Elle était trop belle pour que je fusse excité par l'idée qu'elle pouvait être accessible.

[Lu le vendredi 26 janvier 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 58]

 

Livre deuxième

Chapitre premier

- Je n'ai jamais aimé quelqu'un ou quelque chose que je vous aime.

Assise dans ce fauteuil, un sandwich à moitié mangé à la main, elle avait l'air de s'abandonner aussi entièrement qu'elle l'avait fait cinq minutes avant sur le plancher de bois dur. La plupart d'entre nous hésiteraient à formuler cette affirmation sans réserve: nous nous rappelons, nous prévoyons et nous doutons. Sarah ne doutait pas. Le moment présent seul importait. On dit que l’éternité n'est pas un prolongement du temps, mais une absence de temps, et j'ai parfois l'impression que l'abandon de Sarah touchait cet étrange point mathématique d’infini, un point sans largeur, sans place dans l’espace. Qu’importait le temps, le passé tout entier et les autres hommes que de temps en temps (voici ce mot qui revient encore) elle avait peut-être connus, ou tout l'avenir au cours duquel elle prononcerait la même phrase et donnerait la même sensation de vérité? Quand je répondis que je l'aimais moi aussi, de cette manière, c'est moi qui mentais, car je ne perds jamais la conscience du temps; pour moi, le présent n'est jamais ici ;  c'est toujours l'année dernière ou la semaine prochaine.

Elle ne mentait pas, même lorsqu'elle disait: « Personne d'autre. Jamais plus. » Il y a des contradictions dans le temps qui n'existent pas sur le point mathématique, voilà tout. Elle possédait une capacité d'amour tellement plus grande que la mienne; je ne pouvais pas isoler l'instant présent derrière un rideau,  je ne pouvais pas oublier et je ne pouvais pas ne pas avoir peur. Même pendant l'acte d'amour, j'étais comme un policier à la recherche des preuves d'un crime qui n’a pas encore été commis et quand, plus de quatre années après, j'ouvris la lettre de Parkis, les preuves étaient encore là, toutes prêtes dans mon souvenir, pour ajouter à mon amertume.

[Lu le ???? 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 91-92]

 

Chapitre II

Je suis un homme jaloux. Il paraîtra stupide que j'écrive ces mots, au milieu de ce qui n'est, sans doute, qu'un long récit de jalousie: jalousie d'Henry, jalousie de Sarah et jalousie de cet autre que Mr Parkis poursuivait avec tant de maladresse. Maintenant que tout cela appartient au passé, je ne sens ma jalousie d'Henry qu’aux instants où mes souvenirs deviennent particulièrement aigus (parce que, je le jure, si nous avions été mariés, entre la loyauté de Sarah et la force de mon désir, nous aurions pu être heureux toute une vie), mais il reste encore la jalousie que me cause mon rival - mot mélodramatique, péniblement impuissant à exprimer la satisfaction de soi, la confiance et le succès dont il jouit toujours. Je pense parfois qu'il ne m'admettrait même pas comme faisant partie du tableau et je me sens grande envie d'attirer son attention sur moi, de lui crier à l'oreille: «Vous ne pouvez prétendre ­m'ignorer. Me voici. Malgré tout ce qui arriva dans la suite, Sarah m'aimait alors. »

Nous avions, Sarah et moi, de longues discussions sur le sujet de la jalousie. J'étais jaloux, même du passé, dont elle me parlait avec franchise, à mesure qu’il surgissait incidemment, avec ses aventures qui ne signifiaient rien du tout (si ce n'est peut-être le désir inconscient de rechercher ailleurs ce spasme final qu’Henri n'avait, hélas, jamais réussi à lui procurer). Elle était aussi loyale envers ses amants qu'elle l'était envers Henry, mais au lieu d'être pour moi une source de réconfort (car il n'était pas douteux qu'elle saurait me montrer la même loyauté), cela m'irritait. Il y eut un temps où elle se moquait de mon irritation, refusant simplement de croire que cette irritation fût sincère, comme elle refusait de croire à sa propre beauté, et je me fâchais de la même façon lorsqu'elle refusait de se montrer jalouse de mon passé ou de mon possible avenir. Je ne voulais pas croire que l'amour pût prendre une autre forme que celle de mon amour: je mesurais l'amour à l'intensité de ma jalousie, et, naturellement, à ce compte, j'arrivais à la conclusion qu'elle ne m’aimait pas du tout.

Toutes nos discussions prenaient invariablement la même tournure et je n'en rapporterai qu'un exemple parce qu'à cette occasion la discussion se termina par un acte... un acte stupide, ne menant nulle part, sinon finalement à ce doute qui vient toujours quand je commence à écrire, au sentiment qu'après tout elle avait peut-être raison et moi tort.

Je me rappelle avoir dit avec colère:

- Ce n'est rien de plus qu'un résidu de votre ancienne frigidité. Une femme frigide n'est jamais jalouse. Vous n'avez pas encore rattrapé le niveau des émotions humaines ordinaires.

J'étais furieux de ce qu'elle ne fît valoir aucune prérogative.

- Vous avez peut-être raison, disait-elle; je le répète, je veux que vous soyez heureux. Je déteste l'idée que vous puissiez être malheureux. Tout m'est égal à la condition que cela vous rende heureux.

- Vous cherchez des excuses, c'est tout. Si je couche avec quelqu'un, vous avez le sentiment que vous pouvez en faire autant... quand cela vous plaît.

- C'est une autre question. Je veux que vous soyez heureux, c'est tout.

- Vous accepteriez de me tenir la chandelle?

- Peut-être.

L'insécurité est le pire sentiment qu'éprouvent les amants; le mariage le plus pot-au-feu, le plus vide de désir semble parfois préférable. L'insécurité déforme le sens de tout et empoisonne la confiance. Dans une ville assiégée et aux abois, chaque sentinelle est un traître en puissance. Avant même que Mr Parkis existât, j’essayais de contrôler les faits et gestes de Sarah. Je la prenais en flagrant délit de petits mensonges, échappatoires qui n'avaient de cause que la crainte que je lui inspirais. Car je grossissais la moindre entorse à la vérité pour en faire une trahison et dans la plus franche déclaration je lisais un sens caché. Parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'elle touchât même du bout des doigts un autre homme, je ne cessais de le redouter, et je voyais un abandon dans le geste le plus bana1 de ses mains.

- N’aimez-vous pas mieux me voir heureuse que triste ? me demandait-elle avec une insoutenable logique.

- J’aimerais mieux mourir ou vous voir morte, répondais-je, qu'appartenant à un autre. Ce n'est pas une bizarrerie. C'est le fait de ceux qui aiment normalement. Demandez au premier venu. Tout le monde vous dira la même chose... ceux qui aiment vraiment.

Et je répétais pour la pousser à bout:

- Tous les gens qui aiment sont jaloux.

Nous étions dans ma chambre. Nous y étions venus pour faire l'amour à la fin d'un après-midi de printemps, heure où nous ne courions aucun risque. Pour une fois, nous avions plusieurs heures devant nous, mais je gâchai tout, de sorte qu'il ne nous restait plus d’amour à faire. Sarah, assise sur le lit, me disait:

- Pardon. Je n'avais pas l'intention de vous mécontenter. Sans doute avez-vous raison.

100Mais je ne voulais pas la laisser en paix. Je la détestais, parce que je voulais penser qu'elle ne m'aimait pas. Je voulais débarrasser d'elle mon cœur et mes sens. Quel grief, je me le demande aujourd'hui,  avais-je contre elle, qu'elle m'aimât ou non? Elle m’avait été fidèle depuis près d'un an, elle m'avait procuré beaucoup de joie, elle avait supporté mes sautes d’humeur, et que lui avais-je donné en échange, à part un peu de plaisir passager? Je m'étais lancé dans cette aventure les yeux ouverts, sachant qu'un jour elle se terminerait, et malgré cela, quand cette absence de sécurité, cette certitude logique d'un avenir sans espoir s'abattaient sur moi comme une folie mélancolique, je tourmentais et je harcelais Sarah, comme si j'avais voulu conjurer cet avenir, le faire apparaître immédiatement sur le seuil de la porte, tel un hôte indésiré et prématuré. Mon amour et mon appréhension agissaient à la façon d'une conscience. Si nous avions cru au péché, notre comportement eût été à peine différent.

- Vous seriez jalouse d'Henry, dis-je.

- Mais non. Je ne pourrais pas. C'est absurde.

- Si vous voyiez que votre ménage est menacé…

- Il ne peut pas l'être, répondit-elle avec une lassitude triste.

Et prenant ses paroles pour une insulte, je sortis de la chambre, descendis l'escalier et me précipitai dans la rue.

« Est-ce la  fin,   me demandai-je,  en me  jouant à moi-même   la   comédie.   Il   est   bien   inutile que je revienne sur mes pas. Si seulement je me délivre d'elle, ne pourrai-je fonder quelque part un tranquille foyer, basé sur l'amitié, et qui durera toute la vie? Alors, je vivrai peut-être sans jalousie parce que je n'aimerai pas assez: je serai sans inquiétude. » Et, bras dessus bras dessous, ma haine et la pitié que j'avais pour moi-même se promenaient comme des folles sans gardien, sur les Allées où descendait la nuit.

Au début de ce récit, j'ai dit que c'était une histoire de haine,  mais je n'en suis pas convaincu. Peut-être ma haine est-elle aussi peu satisfaisante que mon amour. Je viens de lever les yeux de sur ma page, et j’ai aperçu ma figure dans un miroir placé près de mon bureau;  j'ai  pensé: est-ce  là  vraiment  l'image de  la haine? Car mon reflet m'avait rappelé le visage que nous avons tous vu, dans notre enfance, celui dont le regard rencontrait le nôtre dans la vitre des devantures, les traits brouillés par la buée de notre haleine tandis que nous contemplions,  avec quelle envie! les brillants objets inaccessibles de l'intérieur.

[Lu le ???? mardi 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 96-101]

 

 Je suis un homme jaloux. Il paraîtra stupide que j'écrive ces mots, au milieu de ce qui n'est, sans doute, qu'un long récit de jalousie: jalousie d'Henry, jalousie de Sarah et jalousie de cet autre que Mr Parkis poursuivait avec tant de maladresse. Maintenant que tout cela appartient au passé, je ne sens ma jalousie d'Henry qu'aux instants où mes souvenirs deviennent particulièrement aigus (parce que, je le jure, si nous avions été mariés, entre la loyauté de Sarah et la force de mon désir, nous aurions pu être heureux toute une vie), mais il reste encore la jalousie que me cause mon rival - mot mélodramatique, péniblement impuissant à exprimer la satisfaction de soi, la confiance et le succès dont il jouit toujours. Je pense parfois qu'il ne m'admettait même pas comme faisant partie du tableau et je me sens grande envie d'attirer son attention sur moi, de lui crier à l'oreille: «Vous ne pouvez prétendre m'ignorer. Me voici. Malgré tout ce qui arriva dans la suite, Sarah m'aimait alors."

Nous avions, Sarah et moi, de longues discussions sur le sujet de la jalousie. J'étais jaloux, même du passé, dont elle me parlait avec franchise, à mesure qu'il surgissait incidemment, avec ses aventures qui ne signifiaient rien du tout (si ce n'est peut-être le désir inconscient de rechercher ailleurs ce spasme final qu'Henry n'avait, hélas, jamais réussi à lui procurer). Elle était aussi loyale envers ses amants qu'elle l'était envers Henry, mais au lieu d'être pour moi une source de réconfort (car il n'était pas douteux qu'elle saurait me montrer la même loyauté), cela m'irritait. Il y eut un temps où elle se moquait de mon irritation, refusant simplement de croire que cette irritation fût sincère, comme elle refusait de croire à sa propre beauté, et je me fâchais de la même façon lorsqu'elle refusait de se montrer jalouse de mon passé ou de mon possible avenir. Je ne voulais pas croire que l'amour pût prendre 98 une autre forme que celle de mon amour: je mesurais l'amour à l'intensité de ma jalousie, et, naturellement, à ce compte, j'arrivais à la conclusion qu'elle ne m'aimait pas du tout.

Toutes nos discussions prenaient invariablement la même tournure et je n'en rapporterai qu'un exemple parce qu'à cette occasion la discussion se termina par un acte... un acte stupide, ne menant nulle part, sinon finalement à ce doute qui vient toujours quand je commence à écrire, au sentiment qu'après tout elle avait peut-être raison et moi tort.

Je me rappelle avoir dit avec colère:

— Ce n'est rien de plus qu'un résidu de votre ancienne frigidité. Une femme frigide n'est jamais jalouse. Vous n'avez pas encore rattrapé le niveau des émotions humaines ordinaires.

J'étais furieux de ce qu'elle ne fît valoir aucune prérogative.

— Vous avez peut-être raison, disait-elle; je le répète, je veux que vous soyez heureux. Je déteste l'idée que vous puissiez être malheureux. Tout m'est égal à la condition que cela vous rende heureux.

— Vous cherchez des excuses, c'est tout. Si je couche avec quelqu'un, vous avez le sentiment que vous pouvez en faire autant... quand cela vous plaît.

— C'est une autre question. Je veux que vous soyez heureux, c'est tout.

— Vous accepteriez de me tenir la chandelle?

— Peut-être.

L'insécurité est le pire sentiment qu'éprouvent les amants; le mariage le plus pot-au-feu, le plus vide de 99 désir semble parfois préférable. L'insécurité déforme le sens de tout et empoisonne la confiance. Dans une ville assiégée et aux abois, chaque sentinelle est un traître en puissance. Avant même que Mr Parkis existât, j'essayais de contrôler les faits et gestes de Sarah. Je la prenais en flagrant délit de petits mensonges, échappatoires qui n'avaient de cause que la crainte que je lui inspirais. Car je grossissais la moindre entorse à la vérité pour en faire une trahison et dans la plus franche déclaration je lisais un sens caché. Parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'elle touchât même du bout des doigts un autre homme, je ne cessais de redouter, et je voyais un abandon dans le geste le plus banal de ses mains.

— N'aimez-vous pas mieux me voir heureuse que triste? me demandait-elle avec une insoutenable logique.

— J'aimerais mieux mourir ou vous voir morte, répondais-je, qu'appartenant à un autre. Ce n'est pas une bizarrerie. C'est le fait de ceux qui aiment normalement. Demandez au premier venu. Tout le monde vous dira la même chose... ceux qui aiment vraiment.

Et je répétais pour la pousser à bout:

— Tous les gens qui aiment sont jaloux.

Nous étions dans ma chambre. Nous y étions venus pour faire l'amour à la fin d'un après-midi de printemps, heure où nous ne courions aucun risque. Pour une fois, nous avions plusieurs heures devant nous, mais je gâchai tout, de sorte qu'il ne nous restait plus d'amour à faire. Sarah, assise sur le lit, me disait:

— Pardon. Je n'avais pas l'intention de vous mécontenter. Sans doute avez-vous raison.

100 Mais je ne voulais pas la laisser en paix. Je la détestais, parce que je voulais penser qu'elle ne m'aimait pas. Je voulais débarrasser d'elle mon cœur et mes sens. Quel grief, je me le demande aujourd'hui, avais-je contre elle, qu'elle m'aimât ou non? Elle m'avait été fidèle depuis près d'un an, elle m'avait procuré beaucoup de joie, elle avait supporté mes sautes d'humeur, et que lui avais-je donné en échange, à parti un peu de plaisir passager? Je m'étais lancé dans cette aventure les yeux ouverts, sachant qu'un jour elle se terminerait, et malgré cela, quand cette absence de sécurité, cette certitude logique d'un avenir sans espoir s'abattaient sur moi comme une folie mélancolique, je tourmentais et je harcelais Sarah, comme si j'avais voulu conjurer cet avenir, le faire apparaître immédiatement sur le seuil de la porte, tel un hôte indésiré et prématuré. Mon amour et mon appréhension agissaient à la façon d'une conscience. Si nous avions cru au péché, notre comportement eût été à peine différent.

[Lu le mardi  2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 96-100]

 

Je puis imaginer que s'il existait un Dieu aimant, le diable serait poussé à détruire jusqu'à la plus faible, la plus imparfaite imitation de cet amour. Ne craindrait-il pas de voir se développer cette habitude d'aimer, et n'essaierait-il pas de nous amener par la ruse à devenir des traîtres qui l'aideraient à exterminer l'amour? S'il existe un Dieu qui fait de nous ses instruments et tire ses saints de la substance qui nous compose, le diable a peut-être aussi son ambition; il rêve peut-être d'éduquer même un individu comme moi, voire le pauvre Parkis, pour en faire ses saints particuliers, animés d'un fanatisme d'emprunt, et prêts à détruire l'amour partout où nous le trouverions.

[Lu le ???? mercredi 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 106]

 

Chapitre VI

N'avait-elle pas, au fond du cœur, souhaité ma mort, afin que sa nouvelle liaison avec X lui pesât moins sur la conscience (car elle avait une sorte de conscience élémentaire) ? Si je me tuais maintenant, elle n'aurait plus de souci à se faire à mon sujet, tandis qu'après une union de quatre années elle devait éprouver des moments de malaise, même auprès de X. Je n'allais pas lui donner cette satisfaction. Si j’en avais connu le moyen j'aurais porté ses soucis à leur comble et mon impuissance m'exaspérait. Comme je la détestais !

Mais la haine, comme l'amour, a naturellement une fin. Au bout de six mois, je m'aperçus que j’étais resté toute une journée sans penser à Sarah et que j'avais été heureux. Ce ne pouvait pas être tout à fait la fin de la haine, car j'entrai aussitôt chez un papetier, pour acheter une carte postale illustrée, et je lui écrivis un message plein de jubilation qui pourrait - qui sait? - lui causer un chagrin passager, mais à peine eus-je mis l'adresse que le désir de lui faire mal m'avait quitté et que je jetai la carte dans le ruisseau. L'étrange est que ma haine fut ensuite rallumée par cette rencontre avec Henry. Je me rappelle avoir pensé, en ouvrant un nouveau rapport de Mr Parkis: si seulement l'amour pouvait se rallumer de la même manière!

[Lu le lundi 5 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 130]

 

Chapitre VII

Miss Smythe m'avait dit qu'il travaillait le dimanche, mais comme c'était étrange et horrible qu'un tel homme fût l'amant de Sarah. Elle y perdait brusquement tout prestige; son aventure amoureuse tournait en farce; elle-même pourrait servir d'héroïne à l'une de ces anecdotes comiques qu'on raconte à la fin d'un dîner. Pendant un court moment, je fus délivré d'elle.

[Lu le mardi 6 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 141]

 

— Est-ce que les gens viennent vraiment vous trouver, secrètement ?

— Vous seriez surpris de leur nombre, dit miss Smythe, tant d'êtres aspirent à un message d'espoir.

— D'espoir?

— Oui, d'espoir, dit Smythe. Ne pouvez-vous voir comme il régnerait, si tous les humains du monde lavaient que rien n'existe hormis ce que nous possédions ici-bas? Aucune compensation future, ni récompense ni châtiment. (Son visage prenait une noblesse démente, quand une joue était cachée.) Alors, nous commencerions à rendre ce monde semblable au ciel.

— Il y aurait avant cela une quantité effrayante de choses à expliquer, dis-je.

[Lu le mardi 6 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 143]

 

Livre troisième

Chapitre II

Si l'on pouvait croire en Dieu, emplirait-il le désert ?

J'ai toujours souhaité qu'on m'aime ou qu'on m'admire. Je me sens terriblement menacée si un homme me délaisse ou si je perds une amie. Je ne consens même pas à perdre un mari. Je veux avoir tout, tout le temps, partout. J'ai peur du désert. On dit dans les églises que Dieu nous aime et que Dieu est tout Celles qui croient à cela n'ont pas besoin d'admiration, elles n'ont pas besoin de coucher avec un homme, elles se sentent à l'abri. Mais je ne puis m'inventer une croyance.

Tout aujourd'hui, Maurice a été délicieux avec moi. II me dit souvent qu'il n'a jamais aimé aucune femme autant que moi.  Il croit qu'en le  répétant à maintes reprises il me le fera croire. Mais je le croîs simplement parce que je l'aime exactement de la même manière   Si je cessais de l'aimer, je cesserais de croire à son amour. Si j'aimais Dieu, je croirais à l'amour de Dieu pour moi. Il ne suffit pas d'en avoir besoin. Il faut d'abord que nous aimions et je ne sais pas comment faire. Mais j'en ai besoin,  oh! comme j'en ai besoin!

Toute la journée, il a été charmant. Une seule fois, j'ai prononcé le nom d'un homme et j'ai vu ses se détourner. Il croit que je couche encore avec très hommes,  et même si  je le faisais, cela ai tant d'importance?  S'il s'offre une  femme de en temps,  est-ce que je m'en plains? Je ne v< pas le priver d'un peu de camaraderie dans le si nous ne pouvons pas y être réunis. Je pense quelquefois que si ce jour venait, il me refuserait jusqu'à un verre d'eau; il me réduirait à une solitude si totale que je serais seule, sans rien ni personne, comme les ermites, sauf que les ermites n'étaient jamais seuls, dit-on. Mes idées sont toutes brouillées. Que nous faisons-nous l'un à l'autre? Car je sais que je lui fais exactement ce qu'il me fait. Nous sommes parfois merveilleusement heureux, et nous n'avons jamais été plus malheureux de notre vie. C'est comme si nous travaillions ensemble à la même statue, en taillant chacun dans la souffrance de l'autre. Et je n'en connais même pas le dessin.

[Lu le dimanche 11 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 158-159]

 

Chapitre III

S'ils pensent que vous les admirez, les hommes vous admirent à cause de votre bon goût, et quand ils vous admirent, avez pendant un moment l'illusion qu'il y a en vous quelque chose à admirer. Toute ma vie, j'ai essayé d'entretenir cette illusion, comme je prendrais une potion calmante qui me permette d'oublier que je suis une garce et une imposture.

[Lu le lundi 12 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 173]

 

Chapitre V

- Les gens n'exigent pas qu'une chose soit rationnelle, pourvu que leur sensibilité en soit émue. Est-ce que les amants sont rationnels?
- Avez-vous donc éclairci le mystère de l'amour de la même façon expéditive?
- Oh! oui, dit-il. Chez certains c'est le désir de posséder, une forme d'avarice; chez d'autres, le désir de se soumettre, de perdre le fardeau de la responsabilité ou le désir d'être admiré. Parfois, ce n'est que le besoin de parler, de s'épancher devant quelqu'un qui n'en montrera pas d'ennui; le désir de retrouver un père et une mère. Et naturellement, au fond de tout cela, le motif biologique.
[Lu le mercredi 14 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 181-182]

 

En l'écoutant parler de miroirs déformants et embellissants, j'oubliais le sujet de notre entretien car je pensais à toutes les fois qu'il avait dû, depuis son adolescence, examiner son propre reflet en essayant de rendre embellissants les miroirs déformants, simplement par la façon dont il penchait la tête. Je me demandai pourquoi il ne portait pas une barbe assez longue pour cacher les taches, est-ce que les poils avaient refusé de pousser à cet endroit ou lui-même se refusait-il à cette tromperie? Il me semblait que cet homme avait vraiment l'amour de la vérité, mais voici ce mot amour qui revient, et il était trop évident que son amour de la vérité se composait de désirs multiples : compensation pour son infirmité innée, goût du pouvoir, besoin d'être d'autant plus admiré que le pauvre visage hanté ne provoquerait jamais le moindre désir physique.
[Lu le mercredi 14 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 182-183]

 

« N'ai-je pas tout mon temps libre désormais, pensai-je? Je lis un livre, je vais au cinéma, et je ne suis capable ni de suivre les mots, ni de me rappeler les images. Ma propre personne et ma propre misère emplissent le bruit de mon oreille et me brouillent les yeux. Pendant un instant, cet après-midi, je les ai oubliées. »

[Lu le mercredi 14 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 184-185]

 

Livre cinquième

Chapitre premier
L'athéisme peut être un produit du déséquilibre nerveux autant que le mysticisme.

[Lu le mercredi 28 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 249]

 

Chapitre II

L'indifférence et l'orgueil ont à peu près le même visage, il pensa sans doute que j'étais orgueilleux.

[Lu le mercredi 28 février 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 259]

 

Chapitre IV

Je n'ai jamais vu en moi de qualités qui puissent attirer une femme, et maintenant moins que jamais. Le chagrin et les déceptions sont comme la haine: ils rendent laids à force d'amertume et d'apitoiement sur soi-même. Et comme ils nous rendent égoïstes, par surcroît!

[Lu le jeudi 1er mars 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 268]

 

La haine pesait aussi lourd que l'ennui sur la soirée qui se préparait. Je venais de m'engager: sans amour, me faudrait accomplir les gestes de l'amour. Je venais de m'engager: sans amour, il me faudrait accomplir les gestes de l'amour. Je me sentais coupable avant d'avoir commis le crime, le crime d'attirer une innocente dans mon labyrinthe personnel. L'acte sexuel peut n'être rien, mais lorsqu'on arrive à mon âge, on apprend qu'un beau jour il peut être tout. J'étais à l'abri, moi, mais qui pouvait savoir quelle névrose j'allais peut-être éveiller chez cette petite? A la fin de la soirée, je ferais l'amour maladroitement et ma maladresse même, voire mon impuissance si je me révélais impuissant, m'assurerait l'avantage, ou bien je ferais l'amour en expert et la petite serait à la merci de mon expérience. J'implorai Sarah: «Tire-moi de ce danger, aide-moi à m'en sortir, pour cette jeune fille, pas pour moi. »
- Je lui raconterai que maman était malade, dit Sylvia.

Elle était prête à mentir: c'en était fait de Waterbury. Pauvre Waterbury! Ce premier mensonge allait faire de nous deux complices. En la voyant debout, vêtue de son pantalon noir, au milieu des flaques gelées, je pensais: « Voici qui pourrait être le début de tout un long avenir. » J'implorai Sarah: « Fais-moi sortir de là. Je ne veux pas tout recommencer et je ne veux pas lui faire de mal. Je ne suis plus capable d'amour. Sauf pour toi, sauf pour toi... » tandis que la vieille femme grise s'avançait vers moi en zigzaguant sur la glace mince qui craquait sous ses pas.
[Lu le jeudi 1er mars 2007 dans l’édition Robert Laffont, collection 10/18, p. 273]