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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

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Iegor Gran

 

 

Iegor Gran est né le 23 décembre 1964 à Moscou, et vit en France depuis l'âge de dix ans.

 

O.N.G ! (2003)

II était coincé dans son micro-fauteuil en cuir d'animal, il sirotait son Monde de mini-bourgeois pour se donner de l'importance, il n'en lisait pas le tiers, c'était de la figuration, Le Monde, les énormes pages remplies de nouvelles allaient à la poubelle chaque soir, et moi je songeais aux arbres qu'il avait fallu sacrifier pour satisfaire, chez lui comme chez ses semblables, cette odieuse soif de paraître.

[Lu le vendredi 16 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 15]

 

Samedi, on a manifeste avec succès contre l'élargissement de l'autoroute dans la zone industrielle, et dimanche j'ai fait la quête au marche pour les pingouins de l'Arctique. Mon tronc était lourd, ma tête légère, mon esprit rempli de dévouement considérait la populace avec un mépris pétillant. Comme leurs préoccupations matérialistes me semblaient médiocres! Franchement, s'il fallait choisir entre mener une vie de ménagère ou de pingouin, même de l'Arctique, je n'aurais pas hésité. J'éprouvais un réel plaisir à regarder les gens dans les yeux. II n'y a pas de meilleur bien-être que le sentiment de supériorité.

[Lu le vendredi 16 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 20]

 

- Tu sais quel est notre pire ennemi, Julien? J'ai répondu quelque chose comme « le nucléaire » ou « les OGM », je ne sais plus.

- Non, Julien. Tu te trompes. Le voilà l'ennemi. (En disant cela, il a pointé le doigt vers sa poitrine.) On est chacun son propre ennemi. Et celui-là est implacable, crois-moi. Tu as le tien, j'ai le mien, aussi secret et insaisissable que le karma. C'est lui qui nous rend faibles. Il pousse aux compromis...

[Lu le vendredi 16 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 36]

 

La maternelle, elle, se méfiait de l'Église, du curé surtout, car on le savait hostile au préservatif. Or il y avait un refrain que maternelle me répétait assez, dès que j'en ai eu l'âge, un refrain qui tenait aux risques de l'acte non protégé. Les martingales féminines étaient remplies de virus en embuscade. Ils attendaient que j'y mette les pieds, si je puis dire, pour me saisir à la gorge. C'était son obsession. Elle a grandement contribué à m'aseptiser.

[Lu le samedi 17 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 39]

 

Au lever, j'ai ressenti les tiraillements du manque. J'avais tellement envie d'une taffe que j'ai cru que j'allais trépasser. D'un regard sombre j'ai contemplé les entrailles des Cow-boys qui nageaient au fond de la corbeille. Mes mains tremblaient. Ramasse donc un peu de tabac, me disait une voix doucereuse (curieusement elle avait l'intonation de la cheftaine Enfance et vaccin), tu t'arrêteras demain. Une autre voix, ferme et froide, me commandait de partir immédiatement chez la Foulée verte. Rappelle-toi tes belles résolutions d'hier, tonnait-elle.

J'ai concentré ma volonté pour n'écouter que cette deuxième voix-là, que je savais être la voix du salut. Sans autre petit déjeuner qu'un deçà, je me suis dépêché de quitter mon logis où je risquais de succomber à la tentation.

[Lu le samedi 17 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 40]

 

J'ai vu notre pingouin amoché et mon sang a fait un looping, et le deçà a crié dans mon ventre vide.

Ça s'est produit dans l'instant. J'ai sorti un gros feutre. Entre les jambes de l'enfant brunâtre j'ai dessiné un phallus. J'y ai adjoint deux sphères poilues, remplies de vitalité chaude à ras bord. Ça te fait les pieds, tiens, lopette ! avais-je envie de crier. Puis, sur sa face de dioxine, comme ses yeux suppliants étaient mortel demandeurs de tendresse, j'en ai dessiné un autre, le chinois en pleine gueule. J'allais ajouter quelques mots salés quand l'ascenseur a bipé : j'étais au troisième.

J'ai serré les mains des camarades, j'ai fait des bises. Je me sentais soulagé. Ma tension s'était évacuée par le dessin. Je faisais des blagues, j'étais enjoué.

J'ai croisé Celsa, plus sombre que d'habitude. Elle a dit :

- T'es gai comme un gratuit d'été. Si l'on pouvait avoir ton détachement !

[Lu le samedi 17 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 41-42]

 

Dans le contexte Enfance et vaccin, le geste de Julien, quoi que l'on puisse en dire quant aux formes, a redonné du tonus à l'équipe. Cela fait des jours que je languis de tels éclats de rire dans nos couloirs. Il faut parfois des soupapes.

[Lu le samedi 17 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 40]

 

Cependant, un événement en particulier m'obsédait. Ce que j'avais vu de Celsa était très troublant. Je ne sais pas si c'était l'air frais ou quoi, mais je sentais en moi des élans étranges, une force chamallows, et ces images, ô combien attirantes, me tiraillaient. Je savais pertinemment que mes envies ne devaient pas être compatibles avec la Foulée verte, car je désirais la femme pour son physique et non pour son intellect, et j'avais un peu honte.

Pour me calmer j'ai acheté un paquet de Cow-boys. Je ne voulais pas en fumer, non. En réalité, si, mais pas au point de rompre ma promesse à Ulis. J'ai combattu une faim par une autre.

L'astuce a très bien marché. Parvenu chez moi, je suis resté longtemps à regarder ce paquet qui m'inspirait convoitise et dégoût. Plus je le regardais, plus la femme s'estompait devant les Cow-boys. Elle se fondait dans leur cavalcade comme deux couleurs qui se mélangent.

La poussière des sabots flottait maintenant sur le paysage. Mêlée à la sueur des hommes et au souffle des bêtes, elle s'enroulait autour de mes papilles, je l'aspirais sans la garder longtemps en bouche, comme un novice, je la crachais pour m'admirer à l'exercice, comme j'avais fait la première fois, onze ans plus tôt.

Ne croyez pas que l'on fume par rébellion. C'est tout le contraire. Le conformisme, voilà ce qui pousse vers la cigarette. L'envie de ressembler au mec Gilles, qui levait fille sur fille pendant que je stagnais avec mon défaut d'élocution.

J'étais en quatrième. J'ai été faible. J'en ai pris une.

Tout de suite je me suis senti mieux dans ma peau comme si on m'avait mis entre les lèvres un bâtonnet de maréchal. Pendant quelques mois je me suis surpris à vivre comme les autres. Je ne brillais toujours pas au collège, où je me maintenais à B dans toutes les matières, mais je suis devenu plus ouvert, j'ai eu d'autres amis que le mec Gilles et Zed. Pas étonnant que je sois devenu accro.

À quinze ans, je fumais déjà mon demi-paquet par jour.

Pourtant je ne suis jamais arrivé à me débarrasser d'un sentiment de malaise, comme si en fumant je transgressais quelque principe fondamental. C'était d'autant plus remarquable qu'à l'époque je n'avais pas encore pris pleinement conscience des dangers moraux de la cigarette. Je savais bien sûr pour le cancer et l'accoutumance, mais je ne voyais pas au-delà. L'exploitation des pays pauvres, la pollution de la planète par les usines de façonnage, la déforestation massive pour permettre les plantations de tabac, tous ces aspects pétrole de la cigarette ne me sont apparus que plus tard, mortel tard. Après le bac, mes yeux se sont enfin ouverts, et j'ai essayé de lutter. Je me battais comme un diable mais les dés étaient pipés. Outre l'accoutumance, qui avait déjà fait son ravage, les Cow-boys trouvaient dans ma libido une alliée redoutable. Car c'était à la cigarette que je devais mes rares conquêtes féminines. Le bégaiement inhibait mes capacités sociales. Même s'il n'y avait pas de quoi fouetter un chat, si je puis dire, il se dressait comme les Alpes entre moi et les autres. De fait, la cigarette a été ma seule attache sociale. Un tiret entre moi et ce cloaque fait de jeunes gens qui mordaient dans la vie. J'entrais dans un bar, j'allumais ma clope, et ça y était, je me fondais dans le moule, j'étais comme eux, je n'avais pas à parler, je faisais illusion.

[Lu le samedi 17 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 69-71]

 

- Quelle chance que se soit elle qui ait parlé de guerre la première, disait-il. Ce n'est pas grand-chose, mais la postérité le retiendra.

La postérité. Le mot était jeté. En une seule phrase, Ulis venait de placer notre guerre dans une perspective historique. Nous en restions abasourdis. Nous qui considérions ce conflit comme une incartade, presque un malentendu, certes désagréable mais ne portant pas à conséquence, un peu comme une dispute dans un café entre supporters, nous découvrions bouche bée la portée fabuleuse des sept derniers jours.

Les visages se sont faits solennels. Les colonnes vertébrales se sont redressées. Et dans les têtes, les mots chantaient : j'en suis ! Je vis un moment d'éternité. Il y a eu Mururoa, l'Exxon Valdez, le nucléaire. Maintenant il y a Enfance et vaccin. Et moi. Les livres en parleront.

Soudain la vie prenait un sens. Dans un kaléidoscope j'ai vu danser le vide de mon adolescence. Les heures perdues devant la télé qui décervelle. Le désert affectif de ma période étudiante. Le mal-être suave (ou le rien-être, devrais-je dire)... Toutes mes casseroles se sont agitées une dernière fois, avant de disparaître à jamais dans la grandeur de ma destinée.

Je revenais de loin. Au fil des ans, avec amertume et angoisse, j'avais vu l'existence mini-bourgeoise contaminer mes copains, un par un, me laissant désespérément seul avec mon bégaiement. D'un côté, je me rendais compte de l'insignifiance de leurs succès, d'un autre, c'est triste à dire, j'aurais donné n'importe quoi pour leur ressembler.

Le mec Gilles, après avoir décroché son bac de justesse, s'était pris de passion pour la voile. Avec son oncle, il construisait un bateau en Bretagne et voulait faire le tour du monde. Beau programme. La dernière fois qu'on s'était parlé, il avait l'air content de lui. A l'époque, je l'ai mortel envié. Je ne comprenais pas. Qu'avait-il donc, ce mec Gilles, de plus que moi? Comment cette larve parvenait-elle à s'épanouir malgré son armada de C - dans toutes les matières et un physique de nabot? Je trouvais ça injuste.

Zed s'était marié. Rien que ça. Lui qui avait toujours été parmi les plus coincés du collège. Sa femme portait au bide un Zed modèle réduit. Il avait des soucis d'appartement trop petit. Je l'écoutais se plaindre et j'avais envie de le baffer.

Leur réussite semblait immense. À côté, ma vie pitoyable était vide à couiner. Je n'étais rien, mon nom n'évoquait rien pour personne, aucune fille ne m'aimait, et je ne savais rien faire d'utile. Tantôt j'avais envie de me tuer, tantôt c'était les autres que je voulais exterminer.

Parfois je me demandais si je n'avais pas en moi une maladie secrète qui s'acharnait à faire échouer tous mes projets. Des forces invisibles s'étaient liguées contre moi. Appelez ça pollution atmosphérique, ou OGM, ou trou d'ozone, ou ce que vous voudrez, j'avais l'impression qu'une perfidie planétaire cherchait à me faire trébucher. Je sais, c'est absurde - encore que -, mais dans mes moments les plus pétrole, il m'arrivait de me dire que le nuage de Tchernobyl était passé exprès au-dessus de la France pour me contaminer, moi et moi seul.

Paternel et maternelle étaient complices, évidemment, comme la majorité de la société, par la petitesse de leurs activités. Ce n'est pas en collectionnant les cartes postales ni en cuisinant des clafoutis que l'on accomplit des choses grandioses. Personne ne vous mettra dans un livre d'Histoire parce que vous lisez Le Monde ou allez à un Cézanne.

Moi, grâce à la Foulée verte, j'étais différent. C'était inespéré. C'était la guerre. Bénie soit-elle! Dans son sillage, les vies modestes prennent du relief. Voilà précisément à quoi je pensais.

Cependant on restait sans nouvelles des éperviers. Leur absence devenait préoccupante. On risquait une attaque des vaccins à n'importe quel moment. Des pas d'ogre faisaient houler le plafond. On craignait.

Vers sept heures, ils ont tenté un assaut sur le troisième. On les a repoussés sans difficulté en s'arc-boutant contre la table en fer. Alors, comme l'avait prévu Ulis, ils se sont rabattus sur les deux étages inférieurs. On n'a pas mis longtemps à entendre leurs cris de victoire, tandis que nos portes, laissées sans défense, se faisaient mettre en miettes.

- On se retrouvera, disait-on à voix basse, et nos genoux tremblaient de colère.

[Lu le dimanche 18 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 91-94]

 

Ceux qui n'ont pas été à la guerre ne peuvent pas comprendre. La mayonnaise prend dans l'instant. Libération pulsionnelle cataclysmique, disent les psys. L'envie de briser le miroir. S'il y a eu défoulement c'est qu'il y a eu refoulement. C'est mathématique. Et qui est responsable du refoulement, je vous le demande, sinon la société et ses émanations hypocrites ?

D'en bas montaient déjà les râles radieux de mes camarades.

Du cinquième descendait sur moi le clapotis serein de la revanche. Nos troupes d'élite ne laissaient aucune chance ni aux hommes ni au matériel. Dans la bonne humeur, ils émiettaient les bureaux, pillaient les ordinateurs, fracturaient les bras, déchiraient brochures et cartes postales.

[Lu le lundi 19 mars 2007 dans l’édition P.O.L., p. 159]

 

 

Le Truoc-nog (2003)

François est un thermomètre. Il permet de se jauger. Il est un peu minable mais pas trop, il a l'échec facile tout en ayant quelques réussites mineures à son actif, et l'on se sent valorisé par sa présence. Rien ne remonte le moral autant qu'une après-midi en sa compagnie.

[Lu le vendredi 13 avril 2007 dans l’édition P.O.L., p. 41]

 

Le malheur d'autrui est très excitant. Il y a le Goncourt à l'horizon. Son ami est entré dans l'actualité. François va dévorer la honte de Goncourable le soir même, en piaffant d'impatience, et d'excellente humeur, riant parfois à bouche de volcan comme s'il lisait le premier roman d'une starlette.

[Lu le vendredi 13 avril 2007 dans l’édition P.O.L., p. 45]

 

La soupape, c'est François. D'abord, il est toujours là, François, quand on a besoin de purger des malheurs. Il montre des qualités d'écoute insoupçonnées. Ses yeux rayonnent de pitié ostentatoire comme si Goncourable était une riche grand-tante sur son lit de mort.

[Lu le samedi 14 avril 2007 dans l’édition P.O.L., p. 58-59]

 

 

Les Trois Vies de Lucie (2006)

Chapitre I: Gauche

André écoutait sa mère enfiler les sentences comme des chaussettes dépareillées. Mon Dieu, un jour Lucie sera comme elle. Il trouva qu'elles avaient déjà beaucoup de traits communs, surtout cette faculté de converser sans rien attendre en échange comme si elles parlaient à une oreille en porcelaine. Ce devait être le symptôme d'une grande détresse. Quand l'existence est vide, on luit au soleil comme une bulle de savon. Mais ce qui l'agaçait prodigieusement chez l'une l'attendrissait presque chez l'autre. Il eut pitié de la seule, de l'unique, consubstantielle et tellement fragile, d'elle, la mèche argentée en bataille, qui n'avait que lui pour soutien. Il prit sa main et l'embrassa chaudement.

[Lu le dimanche 22 avril 2007 dans l’édition P.O.L., p. 33]