Witold Gombrowicz Né le 4 août 1904
Ferdydurke Chapitre premier: "Enlèvement" Souvenirs! La malédiction de l'humanité est que notre existence dans ce monde n'admet aucune hiérarchie définie et stable, mais que tout s'écroule, tout se répand, tout bouge sans cesse et chacun doit être éprouvé et jugé par chacun, la conclusion des êtres ignares, bornés et obtus n'étant pas moins importante que celle des êtres intelligents, brillants et subtils. L'homme dépend très étroitement de son reflet dans l'âme d'autrui, cette âme fût-elle celle d'un crétin. ** Chapitre VIII: "Compote" Kopyrda ne faisait qu'en rire. Vous vous rappelez sûrement ce Kopyrda, le seul garçon moderne de toute l'école? J'essayai de le fréquenter, de nouer avec lui des relations amicales et de lui arracher le secret de ses rapports avec la petite Lejeune, mais il m'évitait en me traitant de façon plus dédaigneuse encore que les autres, comme s'il devinait que j'avais été repoussé par la lycéenne, sa sœur en modernité. Les élèves condamnaient avec une extraordinaire intransigeance les catégories de jeunesse hostiles à la leur: les férus de propreté détestaient les sales, les modernes montraient leur aversion des traditionnels et ainsi de suite, et ainsi de suite, et ainsi de suite! ** Chapitre XIV: "Déchaînement de gueules et nouvel attrapage" Oh, une tierce personne! Au secours, au secours! Viens, troisième homme, viens vers nous deux, viens me sauver, montre-toi pour que je m'accorde à toi, sauve-moi! Qu'arrive ici tout de suite, sur-le-champ, un tiers, un inconnu, un autre, objectif et froid, et pur, lointain et neutre, qu'il déferle comme une vague et frappe en étranger cette familiarité tiède, qu'il m'arrache à Sophie! Oh, troisième homme, viens, fournis-moi un point d'appui pour résister, permets que je puise en toi des forces, viens, inspiration vivifiante, viens, puissance, arrache-moi, détache-moi, éloigne-moi! Mais Sophie se blottissait de plus en plus tendrement, chaudement et affectueusement. - Qui appelles-tu? Pourquoi cries-tu? Nous sommes seuls... Et elle me donna sa gueule. Et les forces me manquèrent, le rêve attaqua le réel et je ne pus faire autrement: je dus embrasser sa gueule avec la mienne puisqu'elle avait embrassé ma gueule avec la sienne. Et maintenant, gueules, venez! Non, je ne vous quitte pas, visages inconnus et étrangers des étrangers inconnus qui vont me lire, je vous attends au contraire, je vous salue, parties du corps rassemblées en agréables guirlandes, c'est seulement maintenant que tout commence: arrivez, venez à moi, commencez votre malaxage, fabriquez-moi une gueule nouvelle pour que je doive à nouveau vous fuir en d'autres hommes et courir, courir, courir dans toute l'humanité. Car il n'y a d'autre refuge contre la gueule que dans une autre gueule, et l'on ne peut se protéger de l'homme que par l'entremise d'un autre homme. Mais contre le cucul, il n'y a pas de refuge. Courez après moi si vous voulez. Je m'enfuis la gueule entre les mains. **** Journal 1957-1960 L'homme est un éternel acteur, mais un acteur naturel, car son artifice lui est congénital [...]: être homme veut dire être acteur, être homme c'est simuler l'homme [...] derrière ce masque il n'a pas de visage - ce qu'on peut lui demander, c'est de prendre conscience de l'artifice de son état et de le confesser. |