Jean Giono Né en 1895, français Colline - Il faut le tuer, c'est le seul moyen. Il est peut-être déjà en train de combiner ce qui doit nous tuer, nous autres. C'est une question de savoir si nous voulons vivre, si nous voulons sauver Babette, les petites, les Bastides. Il ne nous reste que ça, pour nous défendre. Nous avons lutté contre le corps de la colline. Il faut écraser la tête. Tant que la tête sera droite, on risquera la mort. - C'est un homme, dit Gondran. - C'est pas un homme, dit Jaume. Un homme: toi, moi, nous autres, nous avons le respect de la vie. Nous sommes devant la vie comme quand nous portons une petite lampe et que le vent souffle; nous l'abritons dans notre main, nous avons peur devant elle. Tu as pris souvent des petits poulets tout chauds qui tiennent juste dans le creux de la paume? Quand ils sont là, bien entre les doigts, si tu serrais un peu, tu les écraserais. Jamais nous n'avons eu la tentation de le faire: Parce que nous sommes des hommes. Lui, c'est pas des poulets qu'il a dans la paume de la main, c'est nous; et nous avons déjà senti qu'il serrait les doigts, et qu'il avait l'intention de les serrer jusqu'au bout. C'est pas un homme. - Oh, moi, je ne vous contredis pas, continue Gondran, doucement, je le sais, j'ai pas vécu vingt-cinq ans avec lui sans le connaître. Je suis de ton avis, c'est de lui que tout vient, et... il faudrait le tuer, comme tu dis, si on veut s'en tirer, mais il n'a plus qu'un petit fil de souffle; il y aurait peut-être pas longtemps à attendre, ça se ferait seul... - Et si tu attends, jette Jaume, si tu attends, il te fera du mal tant qu'il lui restera une goutte de vie. Plus il sera près de sa fin plus il sera méchant. Au bout du compte, si on attend, on passera de l'autre côté, le même jour: lui devant, nous derrière, comme une procession de pénitents. Qu'est-ce qu'il risque? - T'as raison, dit Gondran; moi, ce que j'en dis, c'est parce que c'est le beau-père; tu comprends? Et puis, il faudrait peut-être en parler à Marguerite. - Va la chercher, faut en finir de ce soir. |