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L'anthologiste

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Romain Gary

 

 

Roman Kacem est né le 8 mai 1814 à Vilnius, alors en Russie, s'installe à Nice en 1928 avec sa mère, ancienne actrice,, qui avait divorcé en 1926 du père parti avec une autre femme, et qui souhaite qu'il devienne célèbre. Il s'est  suicidé d'une balle dans la bouche le 2 décembre 1980 à Paris.

 

 

La Promesse de l'aube (1960)

Chapitre IV

Je finis par me rendre compte que Mariette m'observait également avec une certaine curiosité. Elle se tournait parfois vers moi, mettait les mains sur ses hanches, me fixait avec un sourire un peu rêveur, soupirait, hochait la tête et disait: – Ça fait rien, vous pouvez dire que votre mère, elle vous aime vraiment. Elle parle que de vous quand vous êtes pas là. Et toutes ces belles aventures qui vous attendent, et toutes les jolies dames qui vont vous aimer, et patati et patata… Ça finit par me faire de l'effet.

Je me sentis assez contrarié. Ma mère était la dernière chose à laquelle j'étais disposé à penser à ce moment-là. Étendu en travers du lit, dans une position très inconfortable, les genoux plies, les pieds sur la couverture, la tête contre le mur, je n'osais pas bouger.

– Elle me parle de vous comme si vous étiez un prince charmant, quoi… Mon Romain par-ci, mon Romain par-là… Je sais bien que c'est seulement parce que vous êtes son fils, mais à la fin, je me sens toute drôle…

La voix de Mariette avait sur moi un effet extraordinaire. Ce n'était pas une voix comme une autre. D'abord, elle ne paraissait pas venir de la gorge. Je ne sais pas du tout d'où elle venait. Et elle n'allait pas non plus là où les voix vont en général. Elle n'allait pas à mes oreilles, en tout cas. C'était très curieux.

– C'est même énervant, on se demande ce que vous avez de spécial.

Elle attendit un moment, puis soupira et se remit à frotter le parquet. J'étais complètement paralysé, transformé des pieds à la tête en un tronc pétrifié. Nous ne parlâmes plus, ni l'un ni l'autre. Parfois, Mariette tournait la tête dans ma direction, soupirait et se remettait à frotter le parquet. Je regardais cet affreux gaspillage, le cœur déchiré. Je savais bien qu'il fallait faire quelque chose, mais je me sentais littéralement cloué sur place. Mariette finit son travail et s'en alla. Je la vis partir avec la sensation qu'une livre de ma chair venait de s'arracher de mes flancs et de me quitter pour toujours. J'avais l'impression que je venais de rater ma vie. Roland de Chantecler, Artémis Kohinore et Hubert de La Roche Rouge hurlaient à gorge déployée, en se fourrant les poings dans les yeux. Mais je ne connaissais pas alors le dicton célèbre: ce que femme veut, Dieu le veut. Mariette continua à me jeter des regards bizarres, sa curiosité féminine et aussi quelque obscure jalousie, sans doute, éveillées par le chant de tendresse de ma mère et par les images d'Epinal que celle-ci lui peignait de mon avenir triomphal. Le miracle se produisit enfin. Je me souviens de ce visage malicieux penché sur moi et de cette voix un peu rauque, qui me disait ensuite, en me caressant la joue, alors que je planais, quelque part, dans un monde meilleur, entièrement débarrassé de tout poids:

– Faut pas lui dire, hé. J'ai pas pu résister. Je sais bien que c'est ta mère, mais c'est tout de même beau, un amour comme ça. Ça finit par vous faire envie… Y aura jamais une autre femme pour t'aimer comme elle, dans la vie. Ça, c'est sûr.

C'était sûr. Mais je ne le savais pas. Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrais diamants.

[Lu la 15688e journée, le dimanche 11 août 2013]

 

Chapitre XXVII

Malheureusement, ma mère n'était pas femme à garder pour elle ce rêve consolant qui l'habitait. Tout, chez elle, était immédiatement extériorisé, proclamé, déclamé, claironné, projeté au-dehors, avec, en général, accompagnement de lave et de cendre.

Nous avions des voisins et ces voisins n'aimaient pas ma mère. La petite bourgeoisie de Wilno n'avait rien à envier à celle d'ailleurs, et les allées et venues de cette étrangère avec ses valises et ses cartons, jugées mystérieuses et louches, eurent vite fait d'être signalées à la police polonaise, très soupçonneuse, à cette époque, à l'égard des Russes réfugiés. Ma mère fut accusée de recel d'objets volés. Elle n'eut aucune peine à confondre ses détracteurs, mais la honte, le chagrin, l'indignation, comme toujours, chez elle, prirent une forme violemment agressive. Après avoir sangloté quelques heures, parmi ses chapeaux bouleversés – les chapeaux de femmes sont restés jusqu'à ce jour une de mes petites phobies – elle me prit par la main et, après m'avoir annoncé qu' «Ils ne savent pas à qui ils ont affaire», elle me traîna hors de l'appartement, dans l'escalier. Ce qui suivit fut pour moi un des moments les plus pénibles de mon existence – et j'en ai connu quelques-uns.

Ma mère allait de porte en porte, sonnant, frappant et invitant tous les locataires à sortir sur le palier. Les premières insultes à peine échangées – là, ma mère avait toujours et incontestablement le dessus – elle m'attira contre elle et, me désignant à l'assistance, elle annonça, hautement et fièrement, d'une voix qui retentit encore en ce moment à mes oreilles:

– Sales petites punaises bourgeoises! Vous ne savez pas à qui vous avez l'honneur de parler! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d'honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d'Annunzio! II…

Elle chercha quelque chose de tout à fait écrasant, une démonstration suprême et définitive de réussite terrestre:

– Il s'habillera à Londres!

J'entends encore le bon gros rire des «punaises bourgeoises» à mes oreilles. Je rougis encore, en écrivant ces lignes. Je les entends clairement et je vois les visages moqueurs, haineux, méprisants – je les vois sans haine: ce sont des visages humains, on connaît ça. Il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd'hui Consul Général de France, compagnon de la Libé ration, officier de la Légion d'honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni d'Annunzio, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Et qu'on ne s'y trompe pas: je m'habille à Londres. J'ai horreur de la coupe anglaise, mais je n'ai pas le choix.

Je crois qu'aucun événement n'a joué un rôle plus important dans ma vie que cet éclat de rire qui vint se jeter sur moi, dans l'escalier d'un vieil immeuble de Wilno, au n° 16 de la Grande-Pohulanka. Je lui dois ce que je suis: pour le meilleur comme pour le pire, ce rire est devenu moi.

Ma mère se tenait debout sous la bourrasque, la tête haute, me serrant contre elle. Il n'y avait en elle nulle trace de gêne ou d'humiliation. Elle savait.

Ma vie, au cours des quelques semaines qui suivirent, ne fut pas agréable. J'avais beau n'avoir que huit ans, mon sens du ridicule était très développé – et ma mère y était pour quelque chose, naturellement. Je m'y suis fait peu à peu. J'ai appris lentement, mais sûrement, à perdre le pantalon en public sans me sentir le moins du monde gêné. Cela fait partie de l'éducation de tout homme de bonne volonté. Il y a longtemps que je ne crains plus le ridicule; je sais aujourd'hui que l'homme est quelque chose qui ne peut pas être ridiculisé.

[Lu la 15688e journée, le dimanche 11 août 2013]

 

Chapitre XXVII

Je n'avais prêté aux événements d'Europe qu'une oreille distraite. Non point que je fusse occupé exclusivement de moi-même, mais, peut-être parce que j'avais été élevé par une femme et entouré de tendresse féminine, je n'étais pas capable de haine soutenue, et il me manquait donc l'essentiel pour comprendre Hitler. Et le silence de la France face à ses menaces hystériques, au lieu de m'inquiéter, me paraissait le signe d'une force calme et sûre d'elle-même. Je croyais à l'armée française et à nos chefs vénérés. Bien avant celle que notre État-Major dressa à nos frontières, ma mère avait élevé autour de moi une ligne Maginot de certitudes tranquilles et d'images d'Ëpinal qu'aucun doute ni aucune inquiétude ne pouvaient entamer. C'est ainsi, par exemple, que ce fut seulement au lycée de Nice que j'appris pour la première fois notre défaite par les Allemands en 1870: ma mère avait omis de m'en parler. J'ajoute que, tout en ayant mes bons moments, il m'a toujours été difficile d'accomplir cet effort prodigieux de bêtise dont il faut être capable pour croire sérieusement à la guerre et en accepter l'éventualité. Je sais être bête, à mes heures, mais sans m'élever jusqu'à ces glorieux sommets d'où la tuerie peut vous apparaître comme une solution acceptable.

[Lu la 15688e journée, le dimanche 11 août 2013]