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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

 

Gérard Garouste avec Judith Perrignon

 

 

Gérard Garouste est né le 10 mars 1946 à Paris.

 

 

L'Intranquille. Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou (2009)

Chapitre III

Deux fois par mois, le dimanche, venaient les parents. Ils pouvaient garer leur voiture dans la cour centrale, mais seules les plus belles entraient, les  autres restaient à l'extérieur. Mon père, n'ayant plus la Jaguar, se pliait à la sélection sociale et se garait dehors. Seul le peintre Jean Fautrier, venu voir son fils, trouvait une place parmi les Rolls pour sa vieille Citroën 15 amochée. C'est à cela qu'on reconnaissait l'artiste, à sa liberté, à ses défis, à cette façon d'être là où on ne l'attend pas. En même temps, quand j'y repense, je sais que la communauté des Rolls n'acceptait cette voiture que parce qu'elle était celle d'un peintre reconnu. La marginalité de l'artiste peut devenir une convention sociale.

[Lu le mardi 18 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 68-69]

 

Chapitre IV

«Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez, Cézanne, Matisse. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant», disait Picasso.

Moi je sortais du néant. Ma famille rongeait les os d'obscurs tabous. L'école ne m'avait ouvert aucun chemin. Rien ne m'avait été transmis. Quant à Picasso, qui bientôt allait mourir, il avait dévoré l'héritage, il était de ces génies qui tuent le père et le fils. Il avait peint jusqu'au bout et magistralement cassé le jouet. Il avait cannibalisé, brisé la peinture, ses modèles, ses paysages, et construit une oeuvre unique. Si je regarde La femme qui pleure, je sais que la tristesse n'est pas le sujet mais l'alibi. Le sujet c'est ce que Picasso, l'iconoclaste, peut faire des larmes d'une femme. Le sujet, c'est l'artiste lui-même. C'est toujours comme ça que la peinture a fait scandale. Picasso est allé jusqu'au bout de cette aventure-là, au bout du style. Il a rendu classique tout ce qui viendrait après lui. Il est la peinture et son aboutissement.

[Lu le mardi 18 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 78-79]

 

Chapitre V

Je me suis approché d'un couple.

J'ai dit à l'homme :

— Pardon Monsieur, je voudrais m'asseoir à votre place.

— Il y en a d'autres libres, m'a-t-il répondu,

— Oui je sais, mais c'est votre place que je veux. Ou vous me dites oui, ou vous me dites non.

Timidement de la tête, il a dit non. J'ai dit ben voilà, et je me suis éloigné.

[Lu le jeudi 27 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 105-106]

 

Jusque-là, je n'avais rien senti. Le délire avait fait de moi une bombe humaine. Le délire, c'est une fuite, une peur très grande d'être au monde, alors, on préfère se croire mort, tout-puissant, ou juste un enfant.

[Lu le jeudi 27 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 111-112]

 

Je ne faisais que tester l'extérieur, mais je m'arrangeais pour revenir.

De toute façon, les médecins vous expulsent quand la famille a montré qu'elle savait vous protéger. Au bout de deux mois et demi, le docteur Bahon a signé ma sortie. Je suis rentré chez moi et je me suis couché. J'ai retrouvé notre maison, mon atelier, Élisabeth qui avait en elle un enfant, et aussi beaucoup de force. Je l'aimais, j'étais convaincu qu'elle seule me protégerait et pourrait me sauver, mais j'étais terrifié, je n'avais rien à lui offrir. Vivre était tout simplement au-delà de mes forces.

La sortie n'est pas une libération, c'est une punition. La réalité vous rattrape comme une brûlante coulée d'angoisse, et l'on se découvre faible et lâche. On s'effondre. J'avais envie de faire le chemin à l'envers, de retrouver l'univers irréel qui me protégeait, l'hôpital, ses habitudes, son réfectoire, son protocole, ses repas à heures fixes, Antoine, à qui j'avais promis qu'on se reverrait et que je ne reverrai jamais. Et je gardais en moi l'empreinte du délire, de la jouissance, des certitudes, de la jubilation, du charisme qu'il procure. Le délire c'est une manière de se jeter dans le vide quand on a peur du vide.

C'est tellement merveilleux d'avoir cru dominer le temps et les lois du hasard. Voilà pourquoi certains ne veulent plus en sortir. Et j'ai voulu retourner à Villejuif. C'était plus simple. Chez moi, je n'étais pas en sécurité.

J'ai donc avancé le rendez-vous avec le psychiatre. Il m'a fait réhospitaliser, mais dans un pavillon différent du premier, où il m'infligeait chaque jour des séries de tests psychologiques épuisants. Ça fait très mal à la tête de penser sous neuroleptiques. J'ai voulu rentrer chez moi. C'était exactement ce que le docteur Bahon attendait.

Quand Guillaume est né quelques mois plus tard, je suis sorti de mon lit pour assister à l'accouchement. J'étais bien tout à coup. J'ai connu douze heures de grand plaisir, ce mot peut paraître banal au vu de l'événement, mais il ne l'est pas pour qui se réveille chaque matin dans l'obscurité de la dépression.

Quand j'ai raconté tout cela au psychiatre, il m'a dit: Vous voyez, ce n'est pas la naissance de votre fils qui vous pose problème, mais sa conception.

J'avais fugué pour fuir l'enfant dans le ventre de ma femme, il allait faire de moi un père, un adulte, il m'obligeait à panser mes blessures, à accepter le doute, à avancer enfin. Il réclamait ma joie mais il avait réveillé ma douleur. Les émotions sont dangereuses pour moi, elles détraquent quelque chose dans ma tête, mais ça je ne le savais pas encore. Le délire m'avait mené vers mes parents et les églises, vers les vérités de mon enfance. Je voulais en découdre avec elles, et il m'avait fallu tout le charisme du fou, toutes ses certitudes pour oser enfin l'affrontement.

« Un fou n'est pas quelqu'un qui a perdu la raison, mais quelqu'un qui a tout perdu sauf la raison.»  J'ai lu cette phrase quelque part, je ne sais plus où, mais je la trouve juste.

[Lu le lundi 31 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 119-122]

 

Ma dépression a duré dix années. J'étais convaincu que j'étais foutu. Je ne peignais pas. Et personne alors n'attendait mes toiles. Nous habitions à Bourg-la-Reine dans une petite maison à une rue de chez mes parents, dont j'avais aménagé le grenier en atelier. Élisabeth me pressait de travailler, elle me disait, monte. Je montais. Je m'allongeais par terre devant le chevalet. J'étais mieux là que dans un lit ou dans un fauteuil. Sur le sol, j'avais l'impression que j'allais m'y mettre, me relever, que c'était temporaire. Mais ça durait, je ne gagnais pas d'argent, je ne m'occupais de rien, pas même de mon fils. Tout ce qui était vivant venait d'Élisabeth, c'était une bouffée de bonheur de la voir rentrer du travail, rire avec Guillaume ou inviter des amis à dîner.

Elle travaillait dans le magasin de chaussures de ses parents. Nous avions un pacte, qu'elle avait suggéré des années plus tôt, et qu'elle remplissait, contrairement à moi. Elle m'avait dit : Jusqu'à ce que tu deviennes célèbre, je travaillerai dans le magasin de mes parents, je ferai la caissière s'il le faut. Elle rêvait pourtant d'autre chose. Elle avait fait l'école Camondo, prestigieuse formation pour se lancer dans le design et la décoration, elle y était devenue l'amie de Philippe Starck et d'autres, mais son premier chantier fut pour nous, notre intérieur, notre vie. Elle voulait être plus forte que mes angoisses.

Elle avait d'abord forcé mes doutes et mon affolement dès qu'il s'agissait de vivre ensemble, de se marier, d'avoir des enfants. Elle avait été sourde ensuite aux mots de ses parents, qui très logiquement avaient freiné notre mariage. Ils connaissaient ma famille, devinaient mon tempérament. Son père lui avait dit : Un jour, tu verras, quand Gérard sera énervé, il finira par te traiter de sale juive. Une fois mariés, ils m'avaient adopté. Et moi je découvrais leur culture, leur pensée, l'envers de mon décor, je voyais un vrai rapport entre leur judaïsme et leur ouverture d'esprit.

Élisabeth ignorait maintenant tous ceux qui, autour de nous, lui conseillaient de me quitter. Elle tenait. À chacun de mes découragements, elle disait très calmement : Tu vas reprendre la peinture, tu vas être peintre, j'en suis persuadée. L'envie reviendra quand tu iras mieux, pour l'instant tu te soignes.

 

Une seule fois, un matin, je la revois très précisément devant la porte de la cuisine de Bourg-la-Reine, elle partait travailler, elle m'a dit sans forcer la voix : Écoute, j'ai tout donné, je n'en peux plus. Si tu ne changes pas très rapidement, je vais te quitter.

Si elle lâchait, je lâchais aussi. La peur l'a emporté sur la dépression.

Je suis resté debout devant mon chevalet. J'ai peint un homme marchant avec une besace et une canne sur un paysage qui semble calciné. C'est le tableau préféré d'Élisabeth. Une amie m'a dit y reconnaître l'image du Juif errant.

 

Mais je n'avançais que très doucement. On ne peut peindre que si l'on va bien. Le délire est un trou noir dont on sort dans un état d'extrême sensibilité bénéfique pour la peinture, mais le lien légendaire entre la folie et l'art s'est trop souvent changé en un raccourci romantique. Le délire ne déclenche pas la peinture, et l'inverse n'est pas plus vrai. La création demande de la force. L'idéal du peintre n'est pas Van Gogh, s'il n'avait pas mis fin à ses jours, il aurait fait des tableaux plus extraordinaires encore. L'idéal, c'est Vélasquez, Picasso, qui ont construit une oeuvre et une vie en même temps. Pourquoi un artiste n'aurait-il pas droit, lui aussi, à l'équilibre?

 

À trente ans, j'ai fait un rêve. Une voix me disait : il y a deux sortes d'individus dans la vie, les Classiques et les Indiens. Cette phrase a claqué dans ma nuit comme une vérité. La voix off était comme un troisième personnage qui m'indiquait ma voie.

Le Classique est un homme pétri par la norme, il n'inventera jamais rien, ne fera qu'obéir et suivre le mouvement en rêvant d'ascension sociale. C'est mon père.

L'Indien est un intuitif, un insoumis, un créatif. C'est Casso ou le bonheur loin des apparences. Mais l'extrême Indien court vers la folie. Je le sais pour avoir croisé quelques Apaches dans les hôpitaux psychiatriques.

Ma voie était quelque part entre ces deux hommes, ces pôles contraires de mon enfance. Vaste espace où j'avançais, égaré.

J'aspirais à la sécurité, je voulais m'investir dans le solide, le concret, les enfants, l'amitié, le travail, l'étude, je redoutais la prochaine crise, je prenais chaque jour mes médicaments. Je voulais être à la hauteur de la confiance d'Élisabeth.

Je peignais, armé de livres. Je suivais une analyse. Je trouvais formidable de m'allonger et de donner de la matière à quelqu'un assis derrière mon dos, j'aimais ce rapport humain sophistiqué, théâtral, les questionnements et les contradictions. Mes cours d'hébreu quelques années plus tard ne seront que le prolongement de ces séances, car l'aventure analytique et l'étude biblique ont le même but pour moi : me dépouiller de tout conditionnement, de toutes les certitudes qu'on m'a transmises malgré moi.

 

À l'aube des années 1980, naissait mon second fils, Olivier, j'ai voulu Antoine pour son second prénom, et j'avais alors suffisamment de choses à montrer pour une exposition : La règle du je. Le Classique et l'Indien m'accompagnaient, ils m'avaient inspiré un spectacle joué peu de temps avant en 1974 lors d'un marginal festival de théâtre. Ils devenaient les personnages récurrents de mes toiles. En 2007, ils étaient encore au Théâtre du Rond-Point dirigé par Jean-Michel Ribes. Je peignais et je parlais sur scène, Denis Lavant était l'Indien, j'étais moi-même un peintre classique, le texte était de Joël Calmettes. J'avais l'impression de fermer une boucle, du cauchemar de mon enfance était né un rêve d'homme puis un texte.

[Lu le lundi 31 mai 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 123 ou 125-128]

 

Le délire vient souvent avec le printemps. Comme ce soir de mai, il devait être neuf heures, j'étais dans l'atelier, au téléphone. Quand j'ai raccroché, j'ai subitement eu l'impression que sur mon bureau tout avait été aligné de manière très précise, j'ai cru à une blague, à un jeu de mon entourage. J'ai regardé par terre, même vision : de la géométrie à haute dose! J'ai pris une règle, j'ai tracé des traits, des cercles, tout correspondait! Je me suis dit alors qu'ils avaient dû s'y mettre à plusieurs, j'étais flatté, amusé, j'ai éteint la lumière et fermé l'atelier. À l'extérieur, sur le chemin entre les peupliers, quelqu'un avait même aligné les graviers, c'était beau! J'étais émerveillé. J'ai levé les yeux vers le ciel, et là, miracle! toutes les étoiles étaient reliées entre elles par des filets de lumière, comme dans une création de Sol LeWitt, artiste américain célèbre pour ses structures. Seul Dieu pouvait avoir fait tout ça, depuis mon atelier jusqu'au ciel. Le lendemain, j'étais à Sainte-Anne, je racontais au médecin, l'oeuvre de Dieu qui ressemblait à celle de Sol LeWitt. On a les délires de sa culture, m'a-t-il dit.

Je suis chaque fois le jouet d'une association libre de mes pensées. Le feu rouge qui passe au vert peut me faire suivre une dame en vert. Mitterrand candidat, sur le même trottoir que moi non loin du jardin du Luxembourg, me change en espion, je suis en mission, je marche derrière lui et son équipe, je m'installe comme eux au Petit Zinc, ils finissent par envoyer deux gorilles me tourner autour quand je suis aux toilettes. Chirac président donnant une réception sous les lambris de l'Élysée pour montrer sa collection personnelle d'art africain à un parterre culturel et international déclenche en moi une communication directe avec l'art nègre, je m'allonge de tout mon long devant chaque masque d'Afrique, les invités japonais sont inquiets, les hommes de la sécurité sur les dents, le chef de l'État imperturbable. Saurait-il, lui, que les palais du pouvoir sont chargés de symboles et d'invisible qui forgent le vocabulaire des fous?

Ce genre de fantaisies, dont je retiens les saisons, les silhouettes plus que les dates, me conduisent toujours à l'hôpital. De tous, Sainte-Anne est celui que j'aime le moins.

Mon père est souvent venu me voir. Ma mère, non, elle fuyait comme elle l'avait toujours fait, je ne peux pas ça me fait trop de mal, disait-elle. Une fois, j'étais abattu, seul, assommé de médicaments, la tête dans les mains sur la longue table du réfectoire, il s'est assis en face de moi. Il me parlait mais je ne répondais pas. Alors il s'est levé, il est venu derrière moi, il m'a murmuré à l'oreille, pense à tes fils, pense à Guillaume et à Olivier.

C'était ce qu'il fallait dire. Il savait que la qualité d'une vie se mesure à la distance d'un père à son fils.

[Lu le jeudi 3 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 129-132]

 

Chapitre VII

Le soir du vernissage, j'étais invité à dîner dans les salons d'une des plus grandes familles de la région, les Haenkel, qui avaient fait fortune dans la bière et les avions, le genre de puissance qui n'a eu aucun problème après guerre. Ce soir-là, officiellement, on célébrait l'art, mais il ne fallait pas être bien malin pour comprendre que ce n'était qu'une couverture à un très gros business, il s'agissait de faire se rencontrer la Fondation Peter Stuyvesant et les Haenkel, afin qu'ils parlent ensemble de vrais sujets, comme le monopole des bouts filtres de cigarettes. J'avais mis une cravate. Quand je suis arrivé avec Élisabeth, Mme Haenkel n'a pas caché sa déception : Mais vous êtes habillé comme un banquier?!  Ça fichait en l'air son plan de table, toute sa décoration de fête, j'étais l'alibi, la marionnette, la voiture de Fautrier parmi les Rolls dans la cour du Montcel, le peintre qu'on invite pour afficher le grand coeur et le gout sûr des marchands d'avions.

[Lu le samedi 5 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 152-153]

 

Je ne lui ai jamais rien dit de mes crises de délire, de mes séjours en hôpital psychiatrique et du temps qu'il fallait pour se remettre à peindre, des mois, de très longs mois qui m'ont coûté une part de ma carrière. Il n'a rien su. Rien deviné de mes angoisses si fortes que descendre l'escalier du métro alors qu'une foule en remonte peut me faire croire à une horde de gens qui se lancent contre moi.

[Lu le samedi 5 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 154]

 

Il avait commencé au temps où la rareté des images. la violence de l'Histoire et le génie de Picasso avaient enfanté Guernica, il s'en est allé alors que la guerre était toujours là, mais en continu sur nos écrans, presque une habitude. Le mythe de la peinture avait faibli.

L'artiste le mieux vendu aujourd'hui s'appelle Jeff Koons, il a commencé trader à Wall Street, il a su digérer Duchamp et l'objet comme oeuvre d'art. Warhol et l'immersion de l'art dans la société de consommation, son atelier a tout d'une entreprise et il n'a aucun complexe à dire qu'il s'intéresse plus aux prix de ses oeuvres qu'à ses oeuvres elles-mêmes. Il est le gagnant d'une époque faible, soûlée de télévision, d'argent et de performances où le métier d'artiste est très prisé. «Chômeurs! devenez artistes contemporains», écrit donc Ben. «L'art c'est l'espace qui existe entre mes doigts de pieds», clame-t-il aussi. Mais il faudra toujours des gens qui peignent, sculptent, écrivent loin du système, sans détester le passé, la rigueur et les règles de l'art, sans renoncer à la sincérité et à l'émotion que notre époque éteint ou détourne à force de surenchère.

Les artistes sont aujourd'hui comme les alpinistes une fois l'Everest vaincu. Ils peuvent décider de monter sans cordes ni piolet, à reculons, torse nu, surenchérir toujours sur la performance. Ou au contraire mettre leurs pas dans ceux des maitres, chercher leurs propres sensations, leurs propres vibrations sur le toit du monde. J'ai opté pour cette dernière voie, j'ai eu la chance de croiser Leo, qui pensait aller plus haut encore. Il avait dit de moi : Vous verrez que c'est un grand artiste. Moi je ne le verrai pas. Il a vu l'essentiel de ma carrière. Il fut mon sommet. Je vis encore sur l'élan qu'il m'a donné.

 

Peut-être ai-je déçu Leo. Je n'ai pas écouté son conseil : Si tu veux faire carrière, reste à New York, les Américains n’aiment que les Américains. Et je suis resté isolé dans mon pays.

Lors de mon premier vernissage à New York, directeur du musée du Centre Pompidou, plutôt que de m'ignorer, a fait le déplacement pour dire qu’il n'aimait pas ma peinture et qu'elle ne représentait en rien l'art français. Leo m'avait alors prévenu : Quand on travaille avec un artiste étranger, il faut qu’il soit soutenu par son pays. Ça n'a jamais été le cas. Je suis en eaux troubles, difficile à situer et je l'ai toujours assumé, mais avec inquiétude au début.

Je suis sûrement entré par la mauvaise porte, le Palace, repaire à paillettes et champagne, que l’avant-garde artistique méprisait. Ces gens-là s'occupaient de choses sérieuses. J'ai eu le tort ensuite de m'obstiner à faire des empâtements et des glacis, de fouiller les mythes quand il valait mieux fracasser le décor. Je suis à leurs yeux englué dans une peinture épaisse et des livres poussiéreux. coupable d'avoir accepté des commandes officielles. Quand j'ai peint le plafond de l'Élysée à l'invitation de Philippe Starck au début des années 1980, Sperone m'a dit:

    Fais pas l'Élysée, tu vas avoir toutes les foudres contre toi.

    Je les ai déjà, lui ai-je répondu.

Je vis dans un pays aux idées très arrêtées, accroché à son concept d'avant-garde. Je ne peux effectivement pas le représenter, je ne crois plus à ce mot, ni au mot «moderne» ou «original». C'est devenu une recette, on s'installe dans l'originalité, on est acheté à Beaubourg et on rentre dans la nouvelle académie du XXe siècle, où le discours fait l'œuvre.

L'avant-garde au musée n'est plus une avant-garde! La provocation n'est plus une provocation si elle est à la mode! La France entretient pourtant cette idée comme une vieille mariée, parce qu'elle se flatte et se repent en même temps d'avoir abrité et méprisé les impressionnistes, une bande d'Indiens géniaux qui fréquentaient le même quartier, les mêmes cafés et s'échangeaient leurs toiles faute de les vendre. Comme toujours elle campe sur son histoire, et, d'une révolution pleine de sens, cent ans plus tôt, elle a fait un dogme. Tout ça se termine en un circuit où les coteries et la spéculation vont bon train, où l'empire du luxe, avec la connivence de l'État, achète et revend des millions d'euros des œuvres qui ne dérangent personne.

Elle est amusante cette installation très réaliste et très en vogue où le pape est à terre, il a pris un caillou dans la figure. On rigole bien, on se sent libre-penseur et heureux de choquer le fervent catholique. Mais casser la gueule à Jean-Paul II, c'est pour moi une violence acceptable, conforme à la fausse irrévérence du moment. L'œuvre ne touche à aucun fondement, à aucun tabou social, elle flatte nos certitudes.

Si je peins armé des textes qui ont irrigué les siècles, fabriqué la pensée de nos aïeux et conditionné la nôtre à notre insu, si je fais de la peinture à l'huile qui fait si bel effet dans les salons bourgeois, c'est pour regarder en nous, révéler notre culture, notre pensée dominante, notre inconscient. Je veux être un ver dans le fruit.

Je poursuis ma route vers la case départ, concentré sur ce qui me touche, escorté par le Classique l'Indien sortis d'un rêve prémonitoire, j'ai toujours la même carte, je ne bouge pas, même si ça bouge autour de moi. Je me retire au fond de moi-même, le tableau finit toujours par se faire tout seul. Je peins, débarrassé de l'excitation du succès, je ne redoute que le prochain internement.

 

Et le démiurge en moi se réjouit quand les couleurs s'organisent, mélangent les figures qui m'encombrent et celles que je me suis choisies. J’ai alors le sentiment d'avoir compris et fait quelque chose de ma vie. Je me lave du passé.

 

J'ai trouvé au plus profond de moi, de ma honte, des choses que je pense universelles. J’ai démonté les textes et les catéchismes, j'ai voulu briser le moule qui a modelé et rendu passif notre regard, j'ai pris à bras le corps la religion, elle a envahi mes toiles, mes coups de folie qui bien souvent se sont terminés sur des parvis d'église ou de cathédrale. J'aurais pu l'ignorer, rejoindre les athées éclairés de ma génération, mais j'ai voulu prouver qu'elle se trompait, qu'elle avait fait des ravages dans la tête des hommes, à commencer par celle de mon père à qui j'aurais tant voulu parler.

J'ai peut-être fait une oeuvre en forme de circonstance atténuante

[Lu le lundi 7 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 158-164]

 

Chapitre VIII

Le corps féminin intervient sur mes toiles sans érotisme, mes fantasmes d'homme n'atteignent pas ma peinture, trop préoccupée des textes et des contrevérités. Je peins contre les dogmes qui célèbrent la vierge, la mère, et méprisent la femme. Leurs mensonges conduisent tout droit à ceux de ma mère, qui souffrait en silence et en cachette une fois par mois dans sa chambre. Ça va? je lui demandais, affolé depuis le couloir, parce que j'avais découvert un tas de serviettes sanguinolentes dans le bidet. Oui, oui, ça va, je saigne du nez, c'est tout, me répondait-elle de loin. Tout était tabou. Je ne savais rien du sang des femmes, je l'associais à la violence de mon père, comme les bruits de l'amour depuis leur chambre collée à la mienne. Je ne les supportais pas, il m'a fallu l'analyse pour mettre bon ordre à tout ça.

[Lu le lundi 7 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 177]

 

Je suis peintre parce que mes mains ont fait ma force, parce que des toiles puissantes et belles m'ont convaincu qu'il y avait là une voie pour moi. Mais je me méfie de la beauté, c'est du bluff, une manipulation qui peut laisser totalement passif celui qui le regarde. Je préfère lui suggérer une question...

Le fou parle tout seul, il voit des signes et des choses que les autres ne voient pas.

Je veux peindre ce qu'on ne dit pas.

Et si le fou dérange, je veux que le peintre dérape.

[Lu le lundi 7 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 178-179]

 

Chapitre V

Lui avait sept ans, j'en avais dix-huit, il venait vers moi, il aimait me parler. J'étais plus grand et je n'étais que de passage, il devait me croire fort et chanceux. J'aimais sûrement ce reflet de moi dans les yeux.

[Lu le jeudi 10 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 181-182]

 

C'était le monde à l'envers : un curé armé d'un gourdin avait pénétré chez moi avec d'autres brutes, ils avaient alors repéré les cultures interdites de Christian et parlé à la police pour l'enfoncer. Le curé, pris de remords quand il avait compris que Christian n'avait ni séquestré ni violé les deux jeunes filles, était venu chez moi chercher son absolution, puis la police m'expliquer que la culture de cannabis n'était pas grave! Fin du feuilleton.

[Lu le jeudi 10 juin 2010, édition L'Iconoclaste, 2009, p. 186]