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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Dario Fo

 

Dario Fo est né le 24 mars 1926 à Sangiano, près de Varèse. Homme de théâtre (comédien, dramaturge, metteur en scène), engagé politique contestant les autorités en place, il obtient le prix Nobel de littérature en 1997. Il conteste la version officielle des attentats du 11 septembre 2001 aux USA.

 

 

Mort accidentelle d'un anarchiste (1970)

Deuxième partie

Fou. — Et d'abord, aviez-vous, oui ou non, la preuve irréfutable que le pauvre cheminot avait menti sur son alibi ? Répondez !

PRÉFET. — La preuve irréfutable, non... mais...

Fou. — Les « mais » ne m'intéressent pas ! N'y a-t-il pas deux ou trois retraités qui aujourd'hui encore confirment son alibi ?

COMMISSAIRE SPORTIF. — Si.

Fou. — Vous avez par conséquent menti à la télévision et à la presse en disant que l'alibi s'était effondré et qu'il restait des preuves accablantes ? Les traquenards, les pièges, les bobards ne vous servent donc pas seulement à attraper les prévenus, mais aussi à surprendre la bonne foi du peuple, crédule et connard ! (Le préfet de police voudrait intervenir.) Laissez-moi achever, s'il vous plaît. Avez-vous jamais entendu dire que répandre des nouvelles fausses ou du moins tendancieuses est un délit grave ?

PRÉFET. — Mon collaborateur m'avait assuré...

Fou. — Nous y revoilà ! On se décharge sur des tiers... Bon... A vous, commissaire, de me répondre : la nouvelle que le danseur anarchiste avait avoué. d'où vient-elle ? J'ai bien lu tous les procès-verbaux des interrogatoires menés par la police et par le juge d'instruction de Rome... (Il les montre à tout le monde.) Nulle part il n'apparaît que ledit anarchiste ait reconnu ne fût-ce qu'une fois sa responsabilité dans le massacre des banques. Alors ? Cet aveu, c'est encore vous qui l'avez inventé ? Répondez !

COMMISSAIRE SPORTIF. — Oui, nous l'avons inventé.

Fou. — Quelle imagination ! Vous devriez écrire des romans, tous les deux. Vous en aurez peut-être l'occasion, croyez-moi. On est fort bien en prison pour écrire. Ça vous donne un coup de cafard, hein ! J'ajouterai même en toute franchise qu'à Rome on a contre vous la preuve accablante des fautes graves que vous avez commises. Vous êtes brûlés l'un et l'autre. Le ministère de la Justice et celui de l'Intérieur ont décidé de vous débarquer, pour faire un exemple aussi sévère que possible et restaurer le crédit de la police !

PRÉFET. — Impossible... incroyable !

COMMISSAIRE SPORTIF. — Comment pourrait-on...

Fou. — Rien de plus sûr : vos carrières à tous les deux sont fichues. C'est la politique, mes bons amis : vous avez d'abord été utiles dans un certain jeu... il fallait matraquer les luttes syndicales... créer un climat de « mort à la subversion ». Aujourd'hui le vent a légèrement tourné... La mort de l'anarchiste défenestré a révolté l'opinion... elle exige deux têtes... l'État les lui donne !

PRÉFET. — Pourquoi les nôtres ?

COMMISSAIRE SPORTIF. — J'allais le dire !

Fou. — Un vieux dicton anglais « le maître excite ses chiens contre les paysans... si les paysans vont se plaindre au roi, le maître, pour se faire pardonner, tue ses chiens ».

[Lu la 14201e journée, jeudi 16 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 104-105]

 

Fou. — Et à qui la faute ?

PRÉFET. — À ces salauds du gouvernement... à eux seuls... Ils commencent par vous harceler... « réprimez, créez un climat de subversion, de désordre imminent »...

COMMISSAIRE SPORTIF. — « le besoin d'un État fort ! »

On fonce... et puis...

Fou. — Absolument pas. C'eût été uniquement de ma faute !

PRÉFET. — Votre faute ? Pourquoi ?

Fou. —Parce qu'il n'y arien de vrai là-dedans, j'ai tout inventé !

PRÉFET. — Vous dites ? Ce n'est pas vrai qu'on veut nous débarquer ?

Fou. — On n'y pense même pas.

COMMISSAIRE SPORTIF. — Et les preuves accablantes ?

Fou. — Pas la moindre preuve.

COMMISSAIRE SPORTIF. — L'histoire du ministre qui voulait notre tête ?

Fou. — Une bourde ! Le ministre vous adore, comme la prunelle de ses yeux. Quant au directeur de la police,

rien qu'à vous entendre nommer, il s'émeut... et crie « maman »

PRÉFET. — Vous plaisantez encore ?

Fou. — Absolument pas ! Tout le gouvernement vous aime ! Je vous dirai même que le dicton anglais du maître qui tue ses chiens est faux. Jamais un maître n'a tué un chien pour donner satisfaction à un paysan ! C'est le contraire qui peut arriver. Et si le chien meurt dans la bagarre, le roi envoie aussitôt un télégramme de condoléances au maître. Et des couronnes avec le drapeau !

[Lu la 14201e journée, jeudi 16 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 109-110]

 

 

Fou. — Qu'est-ce que c'est que cette histoire de retraités irrecevables ?

JOURNALISTE. — C'est drôle que vous ne soyez pas au courant ! Dans l'ordonnance de clôture, le juge en question a déclaré irrecevable le témoignage des trois clients cités par notre anarchiste, qui affirmaient avoir passé le tragique après-midi des bombes dans un bistrot du Naviglio, à jouer aux cartes avec lui.

Fou. — Irrecevable, pourquoi ?

JOURNALISTE. — Parce que, toujours selon le juge d'instruction, « il s'agit de personnes âgées, de santé précaire, et invalides de surcroît ».

Fou. — Il a écrit ça dans l'ordonnance ?

JOURNALISTE. — Oui.

Fou. — Comment lui donner tort ? Objectivement, on ne peut pas soutenir qu'un retraité d'un certain âge, invalide de surcroît, invalide de guerre ou du travail, comme vous voudrez, un ancien ouvrier, notez bien, un ancien ouvrier, soit en possession de la moindre des qualités psycho-physiques exigées par l'exercice délicat du témoignage ?

JOURNALISTE. — Pourquoi un ancien ouvrier ne le pourrait-il pas ? Expliquez-moi.

Fou. — Où vivez-vous donc, mademoiselle ? Au lieu de vous offrir des reportages au Mexique, au Cambodge, au Vietnam, pourquoi ne pas vous offrir une fois Marghera, Piombino, Sesto San Giovanni, Rho ? Avez-vous la moindre idée de ce qu'est un ouvrier ? Quand il

arrive à l'âge de la retraite, et selon les dernières statistiques les ouvriers y arrivent de moins en moins. quand il y arrive, il y a beau temps qu'il est pressé comme un citron, réduit à l'état de larve presque sans réflexes.. d l'état de guenille.

JOURNALISTE. — Vous poussez le tableau bien au noir. il me semble.

Fou. — Vous croyez ? Eh bien ! allez jeter un cour d'oeil dans un bistrot où les retraités jouent aux cartes. et vous les entendrez. Ils s'injurient, ils se reprochent à tout bout de champ, et à tour de rôle, d'avoir oublie quelles cartes ont déjà été jouées : « Misérable. le sept de carreau, c'est moi qui l'avais joué. — Mais non. tu l'as joué à la manche précédente, pas cette fois. Quelle manche précédente ? C'est la première partie que nous faisons aujourd'hui... Tu est vraiment gâteux. — C'est toi qui es gâteux, tu aurais dû garder le sept pour carte maîtresse, au lieu d'aller le jouer sur la table des voisins. — Qu'est-ce que tu racontes avec ta carte mai-tresse ? J'avais gardé le Roi, cette fois, rien que ça ' Tu es vraiment gaga ! — Gaga, moi ? à qui crois-tu donc parler ? — Je ne sais pas. Et toi ? — Moi non plus.

JOURNALISTE. — Ah ! ah ! vous exagérez. Laissons-là le plaisir de la caricature... C'est peut-être leur faute s'ils en sont arrivés là ?

Fou. — Bien sûr que non, c'est la faute de la société Mais nous ne sommes pas là pour faire le procès du capitalisme et des patrons, nous sommes là pour discuter de témoignages recevables ou non ! Si un homme est en piètre état parce qu'on l'a trop exploité, parce qu'il a eu un accident à l'usine, peu nous importe à nous autres. gens d'ordre et de justice.

PRÉFET. — Bravo, capitaine.

Fou. — Tu n'as pas les moyens de te procurer des vitamines, des protéines, des sucres, des graisses et du phosphate de calcium pour la mémoire ? Tant pis pour toi : en tant que juge, je te récuse... je regrette, tu es hors jeu, tu es un citoyen de seconde classe.

JOURNALISTE. — Ah ! nous y voilà ! je savais bien qu'on allait y arriver, à la tirade sur la lutte des classes et contre les privilèges !

Fou. — Qui vous dit le contraire ? C'est vrai, notre société est divisée en classes... Même en matière de témoignages : il y a des témoins de première, deuxième, troisième et quatrième catégorie. Ce n'est jamais une question d'âge... On peut être plus vieux que Noé et plus gâteux que Josué... du moment qu'on sort du sauna, douche écossaise, massage, friction, lampe à bronzer, chemise de soie, foulard, Mercédès à six places avec chauffeur... Je voudrais bien voir si le juge ne va pas immédiatement vous déclarer recevable ! Il va même, selon moi, vous faire un baisemain : « hautement extra-recevable ». Par exemple, au procès de la digue du Vajont c'est un nom imaginaire, complètement inventé — les ingénieurs accusés — les rares qui se sont laissés attraper car tous les autres, avertis on ne sait par qui, ont pris la fuite. Ces cinq ou six ingénieurs, disais-je, qui pour gagner quelques milliards de plus ont fait mourir noyés quelque chose comme deux mille citoyens en une nuit, ceux-là avaient beau être plus âgés que nos retraités du Naviglio, on ne les a pas trouvés irrecevables du tout pour témoigner devant le juge. Au contraire, on leur a accordé la plus grande confiance ! Ah ! pas de blague, bon Dieu ! Pourquoi passe-t-on des concours ! Pourquoi devient-on un actionnaire privilégié ? Pour être traité comme un meurt-la-faim de retraité ? On irait dire après ça que l'Italie n'a plus confiance dans sa monnaie. Il paraît même qu'avant la déposition desdits actionnaires, le greffier n'a pas exigé qu'ils prononcent à haute voix la formule classique : « Je jure de dire la vérité, toute la vérité, etc. » Il se serait contenté de dire : « Venez, approchez, monsieur l'ingénieur-chef, directeur des constructions hydrauliques S.A.D.E., et vous aussi, monsieur l'ingénieur-projeteur et expert ministériel, tous deux actionnaires de ladite S.A.D.E., 160 milliards de capital. de capital initial entièrement versé, approchez, nous vous écoutons et vous croyons. » Ensuite, solennellement. les'. juges se sont levés et, la main droite bien en évidence sui l'Évangile, ils ont déclaré à haute voix : « Nous jurons que vous allez dire la vérité, toute la vérité. rien que la vérité. Nous le jurons ! »

[Lu la 14206e journée, mardi 21 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 144 ou 145-146 ou 147]

 

 

 

COMMISSAIRE BErTOZZO. — Bien sûr. La bombe authentique était très complexe. Je l'ai vue. Beaucoup plus complexe que celle-ci. Du travail de techniciens de haute école, sûrement... des professionnels, comme on dit.

PRÉFET. — Allez-y doucement !

JOURNALISTE. — Des professionnels ? Des militaires peut-être ?

COMMISSAIRE BErTOZZO. — C'est plus que probable. (Ils lui décochent tous les trois un coup de pied.)

PRÉFET. — Malheureux...

COMMISSAIRE BErTOZZO. — Aïe , Aïe ! Pourquoi, qu'est-ce que j'ai dit ?

JOURNALISTE, a cessé de prendre des notes. — Bien. bien. Ainsi, vous aviez beau savoir que pour fabriquer comme pour manipuler ce genre de bombes, il fallait une expérience de professionnels, militaires de préférence. malgré cela, vous vous êtes jetés avec l'énergie du désespoir sur un seul et chétif groupuscule d'anarchistes, en laissant complètement tomber toutes les autres pistes... je n'ai pas besoin de vous dire de quelle couleur et de quel bord !

Fou. — Sans doute, si vous vous en tenez à la version de Bertozzo, qui ne peut pourtant pas faire foi... car il n'es pas un véritable technicien des explosifs... il s'y intéresse comme ça, c'est son violon d'Ingres !

COMMISSAIRE BErTOZZO, vexé. — Quoi ? mon violon d'Ingres ? Je ne m'y connais pas ?... Qu'est-ce que vous en savez ?... Qui êtes-vous ? (S'adressant aux deux policiers :) Qui est-ce... allez-vous me le dire ? (Autres coups de pied qui l'obligent à s'asseoir.)

PRÉFET. — Soyez sage...

COMMISSAIRE SPORTIF. — Calme-toi...

JOURNALISTE. — Calmez-vous, commissaire... Soyez tranquille. Je suis sûre que tout ce que vous avez dit est vrai, aussi vrai que la police et la magistrature tout entières se sont empressées d'incriminer, passez-moi l'expression, la clique d'inorganisés les plus cinglés et les plus pitoyables qu'on puisse imaginer : un groupe d'anarchistes coiffé par un danseur !

PRÉFET. — Vous avez raison, ils étaient mal organisés, mais c'était une façade qu'ils s'étaient fabriquée exprès pour passer inaperçus.

JOURNALISTE. — En effet ! Qu'est-ce qu'on découvre derrière la façade ? Que sur les dix de la bande, deux étaient purement et simplement des vôtres ; des indicateurs. ou plutôt des mouchards et des agents provocateurs. L'un est un fasciste de Rome, connu de tout le monde sauf de nos étourdis, l'autre un de vos agents de la sûreté, déguisé lui aussi en anarchiste.

Fou. — Pour l'agent déguisé en anarchiste, je ne comprends pas comment ils s'y sont laissé prendre. Je le connais, c'est un de ces cracs qui répond, si on l'interroge sur Bakounine, que c'est un fromage suisse sans trous

COMMISSAIRE BErTOZZO. — Il m'énerve, celui-là, à tout savoir, à connaître tout le monde... Et pourtant je le connais !

PRÉFET. — Je ne suis absolument pas de votre avis, capitaine. Notre agent indicateur est au contraire un excellent élément ! Parfaitement formé !

JOURNALISTE. — Vous en avez beaucoup de ces mouchards parfaitement formés, disséminés ici et là dans les divers groupuscules extra-parlementaires ?

Fou, chantant. — « Vautour, vole, vole donc...

PRÉFET. — Je n'éprouve aucun embarras à vous révéler qu'en effet, nous en avons beaucoup, un peu partout !

JOURNALISTE. — Oh ! Vous bluffez, monsieur le préfet !

PRÉFET. — Pas du tout... Je vous dirai même que ce soir, parmi les spectateurs, nous en avons quelques-uns, comme toujours... vous voulez voir ?

Il frappe dans ses mains ; on entend à l'orchestre des voix qui viennent de plusieurs directions.

Voix. — Présent, patron ! Que voulez-vous ? A vos ordres !

Le fou rit et s'adresse au public.

Fou. — Ne vous inquiétez pas, ce sont des acteurs... Des vrais flics, il y en a, mais ils se taisent et restent assis.

PRÉFET. — Vous avez vu ? Ne vous dérangez pas, ne vous dérangez pas ! Les indicateurs et les mouchards font notre force.

COMMISSAIRE SPORTIF. — Ils servent à prévenir, à contrôler...

Fou. — A provoquer des attentats pour avoir ensuite un prétexte à les réprimer (Les policiers se retournent en sursaut.)... J'ai voulu devancer la réplique plus que prévisible de mademoiselle.

JOURNALISTE. — Prévisible en effet ! De toute façon, si vous contrôliez parfaitement ces drôles d'oiseaux, comment auraient-ils réussi à monter un coup aussi compliqué sans que vous interveniez pour les en empêcher ?

Fou. — Attention, le vautour fait un piqué !

PRÉFET. — C'est qu'à ce moment-là notre agent indicateur était absent...

Fou. — Il a même apporté un mot signé par ses parents. Parole !

COMMISSAIRE SPORTIF. — Je vous en prie (A voix basse :) monsieur le juge...

JOURNALISTE. — Mais l'autre indicateur, le fasciste ? Il y était, n'est-ce pas ? tant et si bien que le juge de Rome le considère comme le principal responsable, organisateur et instigateur. Il aurait profité — c'est le juge qui le dit — de la naïveté de ces anarchistes pour leur faire exécuter un attentat dont ils ne soupçonnaient pas le caractère criminel. Je rapporte les paroles et les opinions du juge, bien entendu.

Fou. — Patatrac !... le vautour est arrivé !

PRÉFET. — Je vous dirai d'abord que le fasciste dont vous parlez n'est pas un de nos indicateurs.

JOURNALISTE. — En ce cas, pourquoi rôdait-il si souvent à la préfecture de police, en particulier à la section politique de Rome ?

PRÉFET. — C'est vous qui le dites... Pour autant que je sache...

Fou, tend la main au préfet. — Bravo, la parade est excellente

[Lu la 14207e journée, mercredi 22 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 152-156]

 

 

Fou, intervenant sur un ton ironique. — Qu'espérez-vous donc, mademoiselle, avec vos provocations manifestes ? Vous voulez nous entendre dire que si au lieu de perdre notre temps sur la piste de ces trois pelés d'anarchistes, nous avions pris la peine de suivre sérieusement des pistes plus vraisemblables, par exemple celle des organisations paramilitaires et fascistes, financées par les industriels et soutenues par des militaires grecs ou avoisinants, nous aurions réussi à démêler l'écheveau ?

PRÉFET, à Bertozzo qui s'énerve. — N'ayez crainte... il va complètement lui retourner le raisonnement d'un seul coup... c'est sa technique... je la connais bien, maintenant ! C'est de la dialectique jésuite !

Fou. — Si c'est là ce que vous pensez, je vous dirai qu'en effet... vous avez raison... Si on avait suivi l'autre piste, on en aurait découvert de belles. Ah ! ah !

COMMISSAIRE BErTOZZO. — Tu parles d'une dialectique jésuite !

PRÉFET. — Il est devenu fou !

COMMISSAIRE BErTOZZO, illuminé. — Fou ? (Il sursaute.) Le fou... voilà qui c'est ! C'est lui !

[Lu la 14208e journée, jeudi 23 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 157-158]

 

Fou. — Un grand scandale, oui. Beaucoup d'arrestations à droite, quelques procès... un tas de gros bonnets compromis... sénateurs, députés, colonels... Les sociodémocrates pleurent, le Corriere della Sera* change de directeur... la gauche demande qu'on mette les fascistes hors-la-loi... on verra... le chef de la police est félicité pour cette opération courageuse... Quelque temps après il est mis à la retraite.

PRÉFET. — Ah ! non, capitaine... là, vous extrapolez... permettez-moi de vous le dire... un peu gratuitement.

JOURNALISTE. — Cette fois je suis d'accord avec vous, monsieur le préfet... Je crois qu'un scandale de ce genre servirait à rehausser le prestige de la police. Le citoyen aurait l'impression de vivre dans un État meilleur, avec une justice un peu moins injuste...

Fou. — Bien sûr... ce serait plus que suffisant ! Le peuple réclame une véritable justice ? Eh bien, nous nous arrangerons pour qu'il se contente d'une justice un peu moins injuste. Les travailleurs crient : « Assez d'humiliations ! Halte à la barbarie de l'exploitation ! ». Nous tâcherons que l'exploitation devienne un peu moins barbare, nous veillerons surtout à ce qu'ils cessent d'en être humiliés, sans cesser d'être exploités... Ils voudraient ne plus crever à l'usine ? Nous ajouterons quelques mesures de sécurité et quelques primes pour les veuves. Ils voudraient l'abolition des classes ? Nous ferons en sorte que l'inégalité soit moindre, ou plutôt moins voyante ! Ils voudraient la révolution ? Nous leur donnerons des réformes... beaucoup de réformes... nous les noierons sous les réformes. Ou plutôt nous les noierons sous les promesses de réformes, car même les réformes, nous ne les ferons jamais.

COMMISSAIRE SPORTIF. — Vous savez à qui il me fait penser ? A Marrone... ce juge inculpé pour à la magistrature...

PRÉFET. — Oh ! non, celui-ci est bien pire. Il est complètement fou !

COMMISSAIRE BErTOZZO. — Bien sûr qu'il est fou...ça fait une heure que je vous le dis !

Fou. — Vous comprenez, le citoyen moyen. il n'a pas envie qu'on supprime les saloperies, non, il lui suffit qu'on les dénonce, que le scandale éclate et qu'on puisse en parler... C'est ça, la vraie liberté, pour lui, et le meilleur des mondes, alléluia !

[Lu la 14208e journée, jeudi 23 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 160-161]

 

JOURNALISTE. — En somme, s'il n'y a pas de scandale, il faut en inventer, car c'est un moyen merveilleux pour consolider le pouvoir en soulageant la conscience des opprimés.

Fou. — Exactement : c'est la catharsis qui purge les conflits. Et vous, les journalistes indépendants. vous en êtes les prêtres révérés.

JOURNALISTE. — Révérés ? Pas pour le gouvernement, en tout cas, qui s'empresse de nous la boucler quand nous découvrons un scandale.

Fou. — Pure folie de sa part. Mais nous avons un État bourbonien, précapitaliste... Regardez les pays évolués, comme l'Europe du nord ! Vous vous rappelez le scandale Profumo en Angleterre ? Le ministre de la guerre pris dans un tourbillon : prostituées, drogue, espionnage... !!! L'État s'est-il écroulé ? La Bourse ? Pas du tout. Au contraire, jamais la Bourse et l'État n'ont été aussi solides qu'après ce scandale. Les gens se disaient : « Sans doute il y a de la pourriture, mais elle remonte à la surface... Nous pataugeons dedans et même nous en avalons, mais personne ne prétend que c'est du thé au citron ! Et c'est l'essentiel. »

PRÉFET. — Je proteste. Autant dire que le scandale est l'engrais de la social-démocratie !

Fou. — Comme vous dites ! Le scandale est l'engrais de la social-démocratie. Je dirais plus : le scandale est le meilleur antidote au pire des poisons, qui serait l'éveil de la conscience populaire. L'Amérique, par exemple, qui est un pays vraiment social-démocrate, n'a jamais institué de censure pour les massacres commis par les Américains au Vietnam. Au contraire ! Tous les quotidiens ont publié des photos de femmes égorgées, d'enfants massacrés, de villages détruits. Vous vous rappelez sans doute le scandale du gaz paralysant ? Ce gaz dont l'Amérique avait fabriqué trois fois ce qu'il fallait pour détruire l'humanité entière. Croyez-vous qu'on ait censuré la nouvelle ? Au contraire ! Il n'y avait qu'à ouvrir la télé, on voyait défiler des wagonnets : « Où vont ces wagonnets ? A la mer ! Qu'y a-t-il dans ces wagonnets ? Du gaz paralysant ! On les décharge à quelques milles de la côte !» Au moindre tremblement de terre ou raz de marée, les caisses s'ouvrent, le gaz... glou... glou... remonte à la surface, et nous mourons tous. Nous mourons tous trois fois de suite. Jamais on n'a censuré ces scandales-là. Et c'est très bien ! Comme ça. les gens peuvent s'indigner : « Qu'est-ce que c'est ce gouvernement ? Salopards de généraux ! Assassins ! » On s'indigne, on s'indigne et beurk... Un petit rototo qui vous soulage. Notez bien que tout le monde accepte le système, non seulement les exploiteurs mais les exploités. Vous vous rappelez la manifestation des ouvriers du bâtiment, à New York : des milliers de travailleurs descendus dans la rue, armés de bâtons et de casques, prêts à administrer une leçon aux salauds de subversifs blancs ou de couleur qui promenaient des écriteaux : « Guerre à la guerre » et « Halte à l'exploitation de l'homme par l'homme », parce qu'ils menaçaient de détruire l'État de leurs patrons. C'est merveilleux, les exploités qui défendent les exploiteurs !

COMMISSAIRE SPORTIF. — Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est l'Évangile selon Chou-En-Lai ?

JOURNALISTE. — Je vous demande pardon : vous parlez de la liberté de parole aux Etats-Unis, que faites-vous donc de l'assassinat d'au moins cent cinquante responsables des mouvements noirs, au cours des deux dernières années ?

Fou. — J'ai parlé de « liberté de roter », non de « liberté de parler » ! C'est tout différent. D'ailleurs, les responsables des mouvements noirs dont vous parlez ne jouaient pas le jeu ! Ils allaient dire partout : « Frères, camarades, si nous voulons vraiment voir naître l'homme nouveau, si nous voulons vraiment pouvoir espérer une société meilleure, il faut détruire les bases mêmes du système ! Il faut abattre l'État capitaliste ! » On n'est pas fous ! Dans ces cas-là, évidemment, deux policiers en uniforme se mettent en route, boutons étincelants, revolver bien visible, ils arrivent chez le militant en question. « Pan ! pan ! — Qui est-ce ? » — Bonjour, excusez-moi, c'est vous qui vous promenez avec les écriteaux « A bas la guerre » et  « l'exploitation de l'homme par l'homme » ? — Oui. c'est moi. — Enchanté. Pan ! pan ! » Et le tour est joué. Le chef de la police ne se cache même pas, il ne dit pas, comme des gens que je connais : « Je n'y étais pas, c'est mon collaborateur ». Pas du tout. Il assume l'entière responsabilité ! « Oui, c'est moi qui ai donné l'ordre : car ces gens-là sont des ennemis de la patrie, de notre grande et glorieuse nation ! »

[Lu la 14209e journée, vendredi 24 juillet 2009, dans l'édition Dramaturgie, 1983, p. 166-167 ou 169 et 168]