Alain Fleischer
Alain Fleischer est né en 1944.
L'Amant en culottes courtes (2006) Partie I: Pré-histoires Chapitre 3 Autrement dit encore, il y a des garçons qui, même avec des allures de malabar, aiment jouer avec des poupées, leur inventer des toilettes et leur confectionner des robes, et se projettent ainsi dans ces personnages et dans ce sexe auxquels ils se sentent appartenir; et il y a des chérubins qui, même avec des allures de poupée, ne pensent qu'à celles qu'ils dépouilleront un jour de leurs robes et dont ils froisseront les toilettes, se projetant ainsi vers ce qui fait d'elles l'autre sexe, si différent du leur, si bouleversant par cette différence. Les uns rêvent d'habiller les filles, les autres de les déshabiller. Les uns préfèrent œuvrer à l'artifice, à la parure qui cacheront cette nature opposée à la leur, que les autres, après l'avoir dépouillée de la parure et de l'artifice, aimeront mettre à nu pour en interroger le mystère. [Lu le mercredi 19 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 22-23]
Partie II: Les premières fois Chapitre 8 Je ne savais pas encore que les films d'épouvante, les trains fantômes et les maisons de sorcières des fêtes foraines ne servent qu'à cela: donner aux filles l'occasion d'avoir peur et d'être légitimement à la merci du garçon en qui peut alors se manifester le diable déguisé en ange gardien. [Lu le mercredi 19 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 69]
Chapitre 10 Avec les derniers événements de la matinée et la perspective de la journée que j'avais devant moi, me semblaient posées toutes les bases de l'expérience unique que devenait ce mois de juillet, parenthèse dans le cours ordinaire de ma vie où je pouvais devenir un autre, sous d'autres regards que ceux posés sur moi tout le reste de l'année: double privilège, d'une part, de pouvoir faire accepter comme normale et naturelle une identité fabriquée, d'autre part, de tirer parti de mon identité réelle par des aspects qui n'intéresseraient personne parmi mes proches, à Paris. Exemple d'un croisement profitable de ces deux personnages: de tempérament plutôt sauvage et mélancolique, bien vite autoritaire et exigeant avec mon entourage, je ne m'étais jamais découvert le don de faire rire, et j'étais d'ailleurs un très médiocre conteur d'histoires drôles; or, je ne sais quel décalage dans la perception par autrui et dans mon propre comportement faisait de moi, en ces premiers jours de juillet à Londres, un petit garçon amusant, on pourrait dire un coquin charmeur qui s'étonnait lui-même de sa capacité à conquérir par le rire. Si le tempérament rêveur et sombre - déjà nostalgique d'un passé pourtant si bref et si récent, à moins qu'il ne fût celui d'un autre temps, révolu avant même ma venue au monde - donnait le ton de mon humeur et de mon goût pour la solitude, une forme d'humour, ne tenant qu'au léger écart d'état d'esprit entre la France et l'Angleterre, devenait une voie d'accès inespérée à une aspiration contraire: séduire. Apprivoiser un présent perçu comme adverse et, dans le même mouvement, le rendre intéressant, émouvant, exaltant. Au-delà de ce mois de juillet 1957, l'année de mes treize ans, je n'ai plus jamais retrouvé le moindre talent pour la drôlerie, en tout cas dans la vie sociale courante où, par ailleurs, je me montre facilement bon public, aimant rire mais de l'humour des autres, et plaçant au-dessus de tout le génie comique, jusqu'à juger bien souvent risible - mais sans trouver à en rire - ce qu'on appelle l'esprit de sérieux. De retour d'une soirée dans le monde et essayant de me représenter la figure que je venais d'y montrer, je me suis souvent lamenté, convaincu d'y avoir été perçu comme une personnalité décevante et effacée, causeur maladroit et convive sans esprit. D'une façon générale, je n'ai jamais trouvé le talent ni l'envie de briller vis-à-vis de ceux qui me découvraient, et à qui il eût été opportun de laisser une image flatteuse, un bon souvenir, comme on dit, et je n'ai retrouvé en moi les authentiques ressources de la bonne humeur, et cette détente de la personnalité qu'est l'humour ou l'espièglerie, qu'en compagnie de mes intimes, c'est-à-dire à l'égard de ceux à qui je n'ai plus rien à montrer de mon caractère, ni rien à prouver de quelque supposée heureuse disposition. On trouve, en société, des gens qui font de l'humour, de la plaisanterie, de l'esprit d'à-propos leur spécialité - comme d'autres le font de la galanterie, de l'érudition latine, des citations d'auteurs célèbres, des pièces de théâtre à l'affiche, de la mémoire des dates ou des derniers développements de l'actualité -, constamment à l'affût du trait d'esprit, du mot pour rire, dans ce qui devient bien vite un automatisme réflexe. Il y a aussi ceux qui, bien que totalement dénués d'un sense of humour personnel, excellent à raconter une blague - prenant tout le temps pour l'enrichir de détails faussement savoureux, et pour en retarder la chute sans éprouver la moindre gêne de cette sorte d'abus - et en détiennent tout un répertoire, régulièrement enrichi et mis à jour. Les meilleurs compagnons, les comparses ou les collègues les plus agréables à vivre sont ceux naturellement doués pour une lecture souriante, enjouée, cocasse ou ricaneuse du monde et de soi-même: ceux-là ont une grâce particulière, à la fois bons auteurs de bons mots et bons colporteurs de bonnes histoires. [Lu le jeudi 20 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 77-79]
Chapitre 11 Je gardai encore sa main dans la mienne pendant deux ou trois secondes de silence et dans l'apparence du sérieux retrouvé : cette première fois était pour la première fois une première fois... Je le savais, je savais que Barbara le savait aussi. Tout venait de se passer dans une totale improvisation et, n'ayant pas encore lu Le Rouge et le Noir à cette époque, j'étais loin de pouvoir prendre en modèle le calcul et la détermination de julien Sorel, décidé à toucher sous la table la main de Mme de Rênal, fort heureusement d'ailleurs, car une telle conduite et de tels plans n'auraient débouché chez moi que sur un doute de dernière minute et sur l'inhibition devant le geste décisif à accomplir. À peine avais-je adopté une autre attitude et une stratégie nouvelle, que déjà j'étais revenu à mes dispositions antérieures, et je me reprochais ce flottement où je craignais de perdre toute crédibilité : m'être montré taciturne, distant et solitaire dans la musique - et tout cela en culottes courtes: il faut se représenter la posture puis avoir utilisée celle-ci pour rire et, par le rire, pour prendre la main de Barbara... N'avais-je pas, par cette inconséquence, gâché toutes mes chances, à supposer qu'un gamin comme moi ait pu avoir quelque chance que ce fût avec une fille de vingt ans, une beauté de surcroît? Dans ma tentative de rationaliser après coup, je tempérais les reproches à moi-même: si j'analysais mon geste - celui de prendre la main de Barbara en plaquant un accord sur le clavier par-dessus elle -, je constatais que mon approche était restée prudente, sous des dehors presque anodins. En effet, je n'avais pas pris Barbara par la main en joignant nos paumes - comme on voit, dans un geste de possession et de protection, les garçons prendre les filles par la main -, j'avais pris sa main comme l'aîné prend celle du plus petit, pour le guider dans l'écriture ou le dessin, inversant ainsi ce rapport des âges qui m'était si défavorable et que, dans mon aveuglement, j'ignorais. Et tout cela pour rire, évidemment - à preuve le résultat sonore! - avec juste ces deux ou trois secondes de trop - deux ou trois secondes de silence absolu après les dernières vibrations de l'accord dissonant - où se concentraient maintenant soit ma honte et mon remords, soit ma rage et mon regret, car, étant resté au milieu du gué, j'avais dévoilé mon désir sans avoir eu le courage de le satisfaire et, des deux côtés, je ne récupérais que la déconvenue: soit j'étais confus et contrit de ce que j'avais fait, soit j'étais vexé et fâché de ce que je n'avais osé faire. Et je perdais sur les deux fronts, m'étant à la fois démasqué dans mes ambitions et montré indigne d'elles. J'avais révélé ce que l'instant d'avant j'avais pris la décision de taire et d'oublier. Mais je m'étais interrompu trop tôt pour vérifier comment cela pouvait être reçu. Je m'étais découvert et j'avais abattu mes cartes, sans permettre à Barbara de s'exprimer elle-même, interdisant par mon indécision une vraie réaction de sa part, quelque chose qui fût une réponse, puisque j'avais laissé mon interrogation en suspens, inachevée : que reste-t-il de sens à une question interrompue en plein milieu? Certainement pas l'amorce tronquée de la question, ni la question tout entière sous une forme atténuée, diminuée. Peut-être même l'interruption d'une question la transforme-t-elle en son contraire : quelque chose comme un aveu? En fait, qu'avais-je désiré et que désirais-je encore? Si je l'avais clairement su, j'aurais pu me reprocher trop de timidité, pas assez d'audace. Mais c'était encore autre chose qui m'avait arrêté à mi-chemin: tout simplement, je n'avais pas prévu la suite, je n'y avais jamais pensé, je ne savais pas comment pouvait se prolonger le geste de prendre ainsi la main de Barbara sur le clavier, ni à quels autres gestes, à quels autres actes cela pouvait conduire, vers une situation nouvelle, elle-même encore intermédiaire pour parvenir, au bout d'un processus mystérieux, au seul objectif et à la seule situation clairs et évidents : coucher avec cette fille, être entre les cuisses d'une fille pour la première fois. [Lu le jeudi 20 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 90-92]
Chapitre 16 Chez la famille Buss, je découvrais non seulement un autre mode de vie, celui des Anglais, si différent du nôtre, mais une autre famille, c'est-à-dire à la fois une autre identité de jeune ;arçon avec un autre passé et un autre avenir possible, dans un autre pays, et en outre un autre état de la famille en tant que cellule sociale et que structure hiérarchisée. La famille Buss était exempte de tout conflit, les relations entre ses membres, de même qu'entre ces derniers et les hôtes extérieurs, étaient paisibles et tranches et, si un problème survenait, il était traité sereinement, sans que cela eût jamais nécessité que le ton de la voix fût haussé, et un tel incident eût semblé une grossièreté. C'était une famille entièrement dominée, administrée, régie, par une autorité féminine, à la fois ferme et douce, soucieuse des principes mais attentive aux exceptions et aux dérogations. Mme Buss, grande argentière qui tenait les cordons de la bourse et restait tributaire de l'économie, mais sans jamais le montrer ni en faire un argument de pression, était ambitieuse pour ses enfants, mais lucide et raisonnable.
Chapitre 17 Si une famille où l'autorité paternelle était aussi discrète et falote me semblait respirer dans une atmosphère idéale, c'était parce que chez moi, à Paris, le caractère ombrageux de mon père créait souvent un climat irrespirable, nous soumettant tous à la tyrannie de ses humeurs, nous manifestant avec une certaine brutalité tout ce qu'il voyait en nous d'insupportable, et nous imposant, lorsqu'ill. rentrait à la maison chaque soir, le contrecoup d'une difficulté, d'une déconvenue, d'une contrariété rencontrée au cours de sa journée de chef d'entreprise, à moins qu'il n'eût manifesté ainsi, par son tempérament ténébreux, la tristesse ou la colère d'avoir perdu sa vraie famille dans la Hongrie fasciste, alliée zélée de l'Allemagne nazie, et ne reconnaissant pas en nous sa nouvelle famille, celle qu'il avait fondée, coupé de toutes ses racines. Chez moi, à Paris, se parlaient plusieurs langues, et les unes reportant leurs empreintes sur les autres: on entendait autant l'accent d'une autre langue que la langue elle-même. Si l'espagnol était la langue des femmes, dans laquelle je pouvais me réfugier, il était légitime que mon père se révoltât de l'entendre parler à table, dans une indifférence générale au fait qu'il fût seul à ne pas la comprendre. Les occasions pour lui de nous rendre la monnaie de cette pièce étaient rares dans le cercle familial, puisque mon père était seul à y parler hongrois: il fallait que sa sueur, ma tante Lenke, l'appelât au téléphone, qu'un ami de jeunesse ou un compatriote se présentât, pour que l'usage de la langue magyare nous tînt à l'écart de cette complicité, mais cela nous affectait peu, car ce qui se disait alors entre mon père et son interlocuteur ne nous concernait guère. Dans la famille Buss, au contraire, on ne parlait qu'une langue unique, on la cultivait même pour qu'elle fût aussi belle que possible, et elle devenait un modèle pour l'étranger qui venait l'apprendre et la pratiquer. La façon de traiter un problème ou de régler un conflit passait par le meilleur usage possible des ressources de la langue anglaise, par le rapport le plus respectueux aux mots, à la grammaire, aux tournures, au style. Pour répondre à une question ou pour résoudre une opposition, avant même d'affûter les arguments, Mme Buss cherchait les mots et la formulation les plus justes dans la langue elle-même, convoquée comme premier témoin, puis promue comme premier arbitre, et si nécessaire comme premier juge. La langue anglaise, ainsi pratiquée avec application et scrupule, devenait le lieu même de la solution : bien articuler, bien énoncer une réclamation, un reproche ou une protestation entraînait un soin égal dans le choix des mots et des tournures pour y répondre, et la tension était d'avance désamorcée par le choix des mots et de la formule qui, en même temps, exprimait la difficulté à surmonter. Plus importantes encore que la supériorité d'une argumentation ou d'un raisonnement, étaient la construction des phrases et la diction. La parole, dans cette langue anglaise si mélodieuse, aux angles et aux reliefs si adoucis, était l'arme mouchetée d'un duel où chaque identité ne défendait son point de vue particulier qu'au sein d'une identité générale : l'anglais. Mon séjour au 15, Broadlands Road à Londres, en juillet 1957, me présentait un autre état d'esprit de la famille, une autre famille dans une autre langue, que j'opposais par contraste à ma famille parisienne, divisée par les langues, parfois terrorisée par l'autorité d'un père venu d'ailleurs, d'une autre langue. [Lu le jeudi 20 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 111]
Chapitre 22 Parfois, la prise se révélait moins appétissante qu'on se l'était figurée et l'on pouvait alors la rejeter, l'abandonner à celle qui, de l'autre côté, continuait de la trouver à son goût, à moins que la convoitise n'eût instantanément cessé avec la fin de la convoitise rivale. [Lu le mardi 25 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 139]
L'accumulation de ces Observer's Books tendait à son tour vers la collection complète de tous les volumes ainsi consacrés à toutes sortes d'objets manufacturés, d'animaux, de végétaux ou de minéraux, dans un mouvement encyclopédique, et le sentiment était d'avoir ainsi accès à une matérialité générale et objective du monde, ensemble d'items qui devenaient alors, et sous cette forme, des articles connaissables, familiers, consommables. [Lu le mercredi 26 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 147]
Chapitre 35 Je m'évertuais envers chacun à une politesse plus attentive, mais comme par un effort ostensible, étranger à mon naturel et à mes sentiments réels, et j'affichais même les simagrées d'une civilité, d'une urbanité, d'une convivialité contraires à mon caractère farouche et sans nuance, seulement capable de sortir de mes excès de sauvagerie par les excès inverses de la familiarité. Je me voyais devenir un autre, non pas l'autre que je serais réellement un jour en grandissant, mais un autre à caractère expérimental, c'est-à-dire une autre version possible de moi-même, qu'il me fallait jouer comme un rôle, avec un souci constant de vraisemblance et de fidélité à ce personnage nouveau, si différent de moi. Être un autre « pour voir » - et pas seulement pour me voir dans ce costume, comme les petites souillons jouent à la marquise, face au miroir: je pouvais tester ce qu'était le monde ainsi vu et vécu par un petit garçon sérieux, respectueux, attentionné, délicat, installé dans la bonne conscience de ses bonnes manières. [Lu le vendredi 28 décembre 2007 aux éditions du Seuil, p. 192]
Partie II: Les autres fois Chapitre 3 Avec une douleur que je me refusais à reconnaître, j'expérimentais cette imperfection du monde et des relations amoureuses qui rend le monde et l'amour praticables, vivables : d'abord découverte comme une obligation, la sagesse est décevante, sa leçon est cuisante comme le renoncement à un idéal, et il faut finalement du temps, c'est-à-dire de la mort envahissant la vie peu à peu, pour que la sagesse devienne un idéal. Être un enfant sage ne relève pas de la sagesse, il n'y a de sagesse que du vieillissement, de la lassitude, de l'abandon. Il peut y avoir de la sagesse dans l'intransigeance face à l'idéal, dans le refus de tout ce qui est partage, temps perdu, compromis, bonheur qu'on laisse perdre, plaisirs et extases non consommés. Et il y a une triste sagesse de la jeunesse qui n'est qu'aveuglement, couardise, pingrerie. [Lu le lundi 7 janvier 2008 aux éditions du Seuil, p. 261-262]
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