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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

 

Gustave Flaubert

 

 

Né le 12 décembre 1821, français

 

Madame Bovary

Plus les choses... étaient voisines, plus sa pensée s'en détournait. Tout ce qui l'entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits-bourgeois imbéciles, médiocrité de l'existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu'au-delà s'étendait à perte de vue l'immense pays des félicités et des passions.

*

Mais en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes; et il devenait à la fin si véritable, et accessible, qu'elle en palpitait, émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous l'abondance de ses attributs.

[Lu dans MR&VRp80

*

Deuxième partie

Chapitre IX

Elle se répétait: "J'ai un amant! Un amant!" se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l'entourait. Alors, elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations, et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'avait tant envié.

***

L'Éducation sentimentale (Histoire d'un jeune homme)

Première partie

Chapitre I

Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes.

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Chapitre IV

Pellerin lisait tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l'aurait trouvée, de faire des chefs-d'œuvre. Il s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures; et il cherchait, se rongeait; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l'inspiration, tressaillait de l'avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l'empêchait de subi aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.

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Chapitre V

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser.

Une chose l'étonnait, c'est qu'il n'était plus jaloux d'Arnoux; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, - tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

*

Elle admirait les orateurs; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l'on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne.

*

Il l'aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d'une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l'enlevait comme hors de lui; c'était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il ne pouvait l'assouvir.

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Deuxième partie

Chapitre III

L'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante; d'ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes; elles ont peur d'être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.

Bien qu'il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin, il se jurait d'être hardi. Une invincible pudeur l'en empêchait; et il ne pouvait se guider d'après aucun exemple puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l'avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d'elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s'échappant de ses ciseaux.

Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, - tout lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.

*****

 

Novembre

La puberté du cœur précède celle du corps; or j'avais plus besoin d'aimer que de jouir, plus envie de l'amour que de la volupté. Je n'ai même plus maintenant l'idée de cet amour de la première adolescence, où les sens ne sont rien et que l'infini seul remplit; placé entre l'enfance et la jeunesse, il en est la transition et passe si vite qu'on l'oublie.

J'avais tant lu chez les poètes le mot amour, et si souvent je me le redisais pour me charmer de sa douceur qu'à chaque étoile qui brillait dans un ciel bleu par une nuit douce, qu'à chaque murmure du flot sur la rive, qu'à chaque rayon de soleil dans les gouttes de la rosée, je me disais : « J'aime! oh! J'aime! » et j'en étais heureux, j'en étais fier, déjà prêt aux dévouements les plus beaux, et surtout, quand une femme m'effleurait en passant et me regardait en face, j'aurais voulu l'aimer mille fois plus, pâtir encore davantage, et que mon petit battement de cœur pût me casser la poitrine.

[Lu la 13915e journée, mercredi 5 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 17]

 

Elle voulut à toutes forces s'asseoir sur mes genoux et elle recommença sa caresse accoutumée, qui était de me passer la main dans les cheveux tandis qu'elle me regardait fixement, face à face, les yeux dardés contre les miens. Dans cette pause immobile, sa prunelle parut se dilater; il en sortait un fluide que je sentais me couler sur le cœur; chaque effluve de ce regard béant, semblable aux cercles successifs que décrit l'orfraie, m'attachait de plus en plus à cette magie terrible.

- Ah! tu m'aimes donc, reprit-elle, tu m'aimes donc que te voilà venu encore chez moi, pour moi!

[Lu la 13927e journée, lundi 17 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 64]

 

Chaque fois que je respirais, je sentais le poids de cette tête endormie se soulever sur mon cœur. Dans quelle communion intime me trouvais-je donc avec cet être inconnu? Ignorés jusqu'à ce jour l'un à l'autre, le hasard nous avait unis; nous étions là dans la même couche, liés par une force sans nom; nous allions nous quitter et ne plus nous revoir; les atomes qui roulent et volent dans l'air ont entre eux des rencontres plus longues que n'en ont sur la terre les cœurs qui s'aiment; la nuit, sans doute, les désirs solitaires s'élèvent et les songes se mettent à la recherche les uns des autres; celui-là soupire peut-être après l'âme inconnue qui soupire après lui dans un autre hémisphère, sous d'autres cieux.

Quels étaient maintenant les rêves qui passaient dans cette tête-là? Songeait-elle à sa famille, à son premier amant, au monde, aux hommes, à quelque vie riche, éclairée d'opulence, à quelque amour désiré? à moi, peut-être? L'œil fixé sur son front pâle, j'épiais son sommeil, et je tâchais de découvrir un sens au son rauque qui sortait de ses narines.

[Lu la 13927e journée, lundi 17 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 71-72]

 

- Le lendemain, qui était encore un jour de fête, un camarade vint jouer avec moi; ma mère me dit : « Maintenant que tu es grande fille, tu ne devrais plus aller avec les garçons », et elle nous sépara. Il n'en fallut pas plus pour me rendre amoureuse de celui-là ; je le recherchais, je lui fis la cour, j'avais envie de m'enfuir avec lui de mon pays; il devait m'épouser quand je serais grande; je l'appelais mon mari, mon amant; il n'osait pas. Un jour que nous étions seuls, et que nous revenions ensemble du bois où nous avions été cueillir des fraises, en passant près d'un mulon, je me ruai sur lui, et le couvrant de tout mon corps en l'embrassant à la bouche, je me mis à crier : « Aime-moi donc! Marions-nous, marions-nous! » Il se dégagea de moi et s'enfuit.

Depuis ce temps-là, je m'écartai de tout le monde et ne sortis plus de la ferme; je vivais solitairement dans mes désirs, comme d'autres dans leurs jouissances. Disait-on qu'un tel avait enlevé une fille qu'on lui refusait, je m'imaginais être sa maîtresse, fuir avec lui en croupe, à travers champs, et le serrer dans mes bras; si l'on parlait d'une noce, je me couchais dans le lit blanc; comme la mariée, je tremblais de crainte et de volupté; j'enviais jusqu'aux beuglements plaintifs des vaches, quand elles mettent bas; en en rêvant la cause, je jalousais leurs douleurs.

[Lu la 13927e journée, lundi 17 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 80-81]

 

Ah! si tu étais venu alors, si nous nous étions connus dans ce temps-là, si tu avais été du même âge que moi, c'est alors que nous nous serions aimés, quand j'avais seize ans, quand mon cœur était neuf! Toute notre vie se fût passée à cela; mes bras se seraient usés à t'étreindre sur moi et mes yeux à plonger dans les tiens.

Elle continua:

- Grande dame, je me levais à midi; j'avais une livrée qui me suivait partout, et une calèche où je m'étendais sur les coussins; ma bête de race sautait merveilleusement pardessus le tronc des arbres, et la plume noire de mon chapeau d'amazone remuait avec grâce; mais, devenue riche du jour au lendemain tout ce luxe m'excitait au lieu de m'apaiser. Bientôt on me connut; ce fut à qui m'aurait; mes amants faisaient mille folies pour me plaire; tous les soirs je lisais les billets doux de la journée, pour y trouver l'expression nouvelle de quelque cœur autrement moulé que les autres et fait pour moi. Mais tous se ressemblaient : je savais d'avance la fin de leurs phrases et la manière dont ils allaient tomber à genoux; il y en a deux que j'ai repoussés par caprice et qui se sont tués; leur mort ne m'a point touchée. Pourquoi mourir? Que n'ont-ils plutôt tout franchi pour m'avoir? Si j'aimais un homme, moi, il n'y aurait pas de mers assez larges ni de murs assez hauts pour m'empêcher d'arriver jusqu'à lui. Comme je me serais bien entendue, si j'avais été homme, à corrompre des gardiens, à monter la nuit aux fenêtres et à étouffer sous ma bouche les cris de ma victime, trompée chaque matin de l'espoir que j'avais eu la veille!

Je les chassais avec colère et j'en prenais d'autres; l'uniformité du plaisir me désespérait, et je courais à sa poursuite avec frénésie, toujours altérée de jouissances nouvelles et magnifiquement rêvées, semblable aux marins en détresse qui boivent de l'eau de mer et ne peuvent s'empêcher d'en boire, tant la soif les brûle!

Dandys et rustauds, j'ai voulu voir si tous étaient de même; j'ai goûté la passion des hommes aux mains blanches et grasses, aux cheveux teints collés sur les tempes; j'ai eu de pâles adolescents, blonds, efféminés comme des filles, qui se mouraient sur moi; les vieillards aussi m'ont salie de leurs joies décrépites, et j'ai contemplé au réveil leur poitrine oppressée et leurs yeux éteints. Sur un banc de bois, dans un cabaret de village, entre un pot de vin et une pipe de tabac, l'homme du peuple aussi m'a embrassée avec violence; je me suis fait comme lui une joie épaisse et des allures faciles; mais la canaille ne fait pas mieux l'amour que la noblesse, et la botte de paille n'est pas plus chaude que les sofas. Pour les rendre plus ardents, je me suis dévouée à quelques-uns comme une esclave, et ils ne m'en aimaient pas davantage; j'ai eu pour des sots des bassesses infâmes et en échange ils me haïssaient et me méprisaient, alors que j'aurais voulu let: centupler mes caresses et les inonder de bonheur. Espérant enfin que les gens difformes pouvaient mieux aimer que les autres, et que les natures rachitiques se raccrochaient à la vie par la volupté, je me suis donnée à des bossus, à des nègres, à des nains; je leur fis des nuits à rendre jaloux des millionnaires, mais je les épouvantais peut-être, car ils me quittaient vite. Ni les pauvres, ni les riches, ni les beaux, ni les laids n'ont pu assouvir l'amour que je leur demandais à remplir; tous, faibles, languissants, conçus dans l'ennui, avortons faits par des paralytiques que le vin enivre, que la femme tue, craignant de mourir dans des draps comme on meurt à la guerre, il n'en est pas un que je n'aie vu lassé dès la première heure. Il n'y a donc plus, sur la terre, de ces jeunesses divines comme autrefois! Plus de Bacchus, plus d'Apollon, plus de ces héros qui marchaient nus, couronnés de pampres et de lauriers!

J'étais faite pour être la maîtresse d'un empereur, moi; il me fallait l'amour d'un bandit, sur un rocher dur, par un soleil d'Afrique; j'ai souhaité les enlacements des serpents, et les baisers rugissants que se donnent les lions.

A cette époque, je lisais beaucoup; il y a surtout deux livres que j'ai relus cent fois : Paul et Virginie, et un autre qui s'appelait Les Crimes des Reines. On y voyait les portraits de Messaline, de Théodora, de Marguerite de Bourgogne, de Marie Stuart et de Catherine II. < Être reine, me disait-je, et rendre la foule amoureuse de toi! > Eh bien, j'ai été reine, reine comme on peut l'être maintenant; en entrant dans ma loge, je promenais sur le public un regard triomphant et provocateur; mille têtes suivaient le mouvement de mes sourcils; je dominais tout par l'insolence de ma beauté.

Fatiguée cependant de toujours poursuivre un amant, et plus que jamais en voulant à tout prix, ayant d'ailleurs fait du vice un supplice qui m'était cher, je suis accourue ici, le cœur enflammé comme si j'avais eu encore une virginité à vendre; raffinée, je me résignais à vivre mal; opulente, à m'endormir dans la misère, car à force de descendre si bas, je n'aspirais peut-être plus à monter éternellement; à mesure que mes organes s'useraient, mes désirs s'apaiseraient sans doute; je voulais par là en finir d'un seul coup et me dégoûter pour toujours de ce que j'enviais avec tant de ferveur. Oui, moi qui ai pris des bains de fraises et de lait, je suis venue ici m'étendre sur le grabat commun où la foule passe; au lieu d'être la maîtresse d'un seul, je me suis faite servante de tous, et quel rude maître j'ai pris là! Plus de feu l'hiver, plus de vin à mes repas : il y a un an que j'ai la même robe, qu'importe! mon métier n'est-il pas d'être nue? Mais ma dernière pensée, mon dernier espoir, le sais-tu? Oh! J'y comptais, c'était de trouver un jour ce que je n'avais jamais rencontré, l'homme qui m'a toujours fuie, que j'ai poursuivi dans le lit des élégants, au balcon des théâtres; chimère qui n'est que dans mon cœur et que je veux tenir dans mes mains. Un beau jour, espérais-je, quelqu'un viendra sans doute - dans le nombre, cela doit être - plus grand, plus noble, plus fort; ses yeux seront fendus comme ceux des sultanes, sa voix se modulera dans une mélodie lascive, ses membres auront la souplesse terrible et voluptueuse des léopards, il sentira des odeurs à faire pâmer, et ses dents mordront avec délices ce sein qui se gonfle pour lui. A chaque arrivant je me disais : < est-ce lui? > et à un autre encore : < est-ce lui? qu'il m'aime! qu'il m'aime! qu'il me batte! qu'il me brise! à moi seule je lui ferai un sérail; je connais quelles fleurs excitent, quelles boissons vous exaltent, et comment la fatigue même se transforme en délicieuse extase; coquette quand il le voudra, pour irriter sa vanité ou amuser son esprit, tout à coup il me trouvera langoureuse, pliante comme un roseau, exhalant des mots doux et des soupirs tendres; pour lui je me tordrai dans des mouvements de couleuvre; la nuit j'aurais des soubresauts furieux et des crispations qui déchirent. Dans un pays chaud, en buvant le beau vin dans du cristal, je lui danserai, avec des castagnettes, des danses espagnoles, ou je bondirai en hurlant un hymne de guerre, comme les femmes des sauvages; s'il est amoureux des statues et des tableaux, je me ferai des poses de grand maître devant lesquelles il tombera à genoux; s'il aime mieux que je sois son ami, je m'habillerai en homme et j'irai à la chasse avec lui; je l'aiderai dans ses vengeances; s'il veut assassiner quelqu'un, je ferai le guet pour lui; s'il est voleur, nous volerons ensemble; j'aimerai ses habits et le manteau qui l'enveloppe. > Mais non! Jamais, jamais! Le temps a eu beau s'écouler et les matins revenir, on a en vain usé chaque place de mon corps par toutes les voluptés dont se régalent les hommes, je suis restée comme j'étais, à dix ans, vierge, si vierge est celle qui n'a pas de mari, pas d'amant, qui n'a pas connu le plaisir et qui le rêve sans cesse, qui se fait des fantômes charmants et qui les voit dans ses songes, qui en entend la voix dans le bruit des vents, qui en cherche les traits dans la figure de la lune. Je suis vierge! Cela te fait rire? Mais n'en ai-je pas les vagues pressentiments, les ardentes langueurs? J'en ai tout, sauf la virginité elle-même.

Regarde au chevet de mon lit toutes ces lignes entre-croisées sur l'acajou; ce sont les marques d'ongles de tous ceux qui s'y sont débattus, de tous ceux dont les têtes ont frotté là; je n'ai jamais rien eu de commun avec eux; unis ensemble aussi étroitement que des bras humains peuvent le permettre, je ne sais quel abîme m'en a toujours séparée. Oh! que de fois, tandis qu'égarés ils auraient voulu s'abîmer tout entiers dans leur jouissance, mentalement je m'écartais à mille lieues de là, pour partager la natte d'un sauvage ou l'antre garni de peaux de moutons de quelque berger des Abruzzes!

Aucun, en effet, ne vient pour moi; aucun ne me connaît; ils cherchent peut-être en moi une certaine femme comme je cherche en eux un certain homme. N'y a-t-il pas, dans les rues, plus d'un chien qui s'en va flairant dans l'ordure pour trouver des os de poulet ou des morceaux de viande? De même, qui saura tous les amours exaltés qui s'abattent sur une fille publique, toutes les belles élégies qui finissent dans le bonjour qu'on lui adresse? Combien j'en ai vu arriver ici, le cœur gros de dépit et les yeux pleins de larmes! Les uns au sortir d'un bal, pour résumer sur une seule femme toutes celles qu'ils venaient de quitter; les autres, après un mariage, exaltés à l'idée de l'innocence; et puis des jeunes gens, pour toucher à loisir leurs maîtresses à qui ils n'osent parler, fermant les yeux et la voyant ainsi dans leurs cœurs; des maris pour se refaire jeune et savourer les plaisirs faciles de leur bon temps; des prêtres poussés par le démon et ne voulant pas d'une femme, mais d'une courtisane, mais du péché incarné; ils me maudissent, ils ont peur de moi et ils m'adorent : pour que la tentation soit plus forte et l'effroi plus grand, ils voudraient que j'eusse le pied fourchu et que ma robe étincelât de pierreries. Tous passent tristement, uniformément, comme des ombres qui se succèdent, comme une foule dont on ne garde plus que le souvenir de bruit qu'elle faisait, du piétinement de ces mille pieds, des clameurs confuses qui en sortaient. Sais-je, en effet, le nom d'un seul? Ils viennent et ils me quittent; jamais une caresse désintéressée, et ils en demandent; ils demanderaient de l'amour s'ils l'osaient! Il faut les appeler beaux, les supposer riches, et ils sourient. Et puis ils aiment à rire; quelquefois il faut chanter, ou se taire, ou parler. Dans cette femme si connue, personne ne s'est douté qu'il y avait un cœur; imbéciles qui louaient l'arc de mes sourcils et l'éclat de mes épaules, tout heureux d'avoir à bon marché un morceau de roi, et qui ne prenaient pas cet amour inextinguible qui courait au-devant d'eux et se jetait à leurs genoux!

[Lu la 13926e journée, mardi 18 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 85-92]

 

Au fait, tous les hommes sont vieux maintenant; les enfants se trouvent dégoûtés comme les vieillards; nos mères s'ennuyaient quand elle nous ont conçus; on n'était pas comme ça autrefois, n'est-ce pas vrai?

- C'est vrai, repris-je; les maisons où nous habitons sont toutes pareilles, blanches et mornes comme des tombes dans des cimetières; dans les vieilles baraques noires qu'on démolit, la vie devait être plus chaude; on y chantait fort, on y brisait les brocs sur les tables, on y cassait les lits en faisant l'amour.

[Lu la 13926e journée, mardi 18 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 95]

 

Marie ne me parla plus, quoique je restasse bien encore une demi-heure chez elle; elle songeait peut-être à l'amant absent. Il y a un instant dans le départ où, par anticipation de tristesse, la personne aimée n'est déjà plus avec vous.

[Lu la 13926e journée, mardi 18 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 101]

 

On a beau, par-dessus les passions anciennes, vouloir en semer de nouvelles, elles reparaissent toujours; il n'y a pas de force au monde pour en arracher des racines. Les voies romaines où roulaient les chars consulaires, ne servent plus depuis longtemps; mille nouveaux sentiers les traversent; les champs se sont élevés dessus, le blé y pousse; mais on en aperçoit encore la trace, et leurs grosses pierres ébrèchent les charrues quand on laboure.

[Lu la 13926e journée, mardi 18 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 102]

 

 

On a beau, par-dessus les passions anciennes, vouloir en semer de nouvelles, elles reparaissent toujours; il n'y a pas de force au monde pour en arracher des racines. Les voies romaines où roulaient les chars consulaires, ne servent plus depuis longtemps; mille nouveaux sentiers les traversent; les champs se sont élevés dessus, le blé y pousse; mais on en aperçoit encore la trace, et leurs grosses pierres ébrèchent les charrues quand on laboure.

Le type dont presque tous les hommes sont en quête n'est peut-être que le souvenir d'un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de la vie; nous sommes en quête de tout ce qui s'y rapporte; la seconde femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première; il faut un grand degré de corruption ou un cœur bien vaste pour tout aimer. Voyez aussi comme ce sont éternellement les mêmes dont vous parlent les gens qui écrivent, et qu'ils décrivent cent fois sans jamais s'en lasser. J'ai connu un ami qui avait adoré, à quinze ans, une jeune mère qu'il avait vue nourrissant son enfant; de longtemps il n'estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse.

À mesure que le temps s'éloignait, je l'en aimais de plus en plus; avec la rage que l'on a pour les choses impossibles, j'inventais des aventures pour la retrouver; j'imaginais notre rencontre; j'ai revu ses yeux dans les globules bleus des fleuves, et la couleur de sa figure dans les feuilles du tremble, quand l'automne les colore. Une fois, je marchais vite dans un pré, les herbes sifflaient autour de mes pieds en m'avançant, elle était derrière moi; je me suis retourné, il n'y avait personne. Un autre jour, une voiture a passé devant mes yeux; j'ai levé la tête; un grand voile blanc sortait de la portière et s'agitait au vent; les roues tournaient, il se tordait, il m'appelait; il a disparu, et je suis retombé seul, abîmé, plus abandonné qu'au fond d'un précipice.

Oh! si l'on pouvait extraire de soi tout ce qui y est et faire un être avec la pensée seule! Si l'on pouvait tenir son fantôme dans les mains et le toucher au front, au lieu de perdre dans l'air tant de caresses et tant de soupirs! Loin de là, la mémoire oublie et l'image s'efface, tandis que l'acharnement de la douleur reste en vous. C'est pour me la rappeler que j'ai écrit ce qui précède, espérant que les mots me la feraient revivre; j'y ai échoué; j'en sais bien plus que je n'en ai dit.

C'est d'ailleurs une confidence que je n'ai faite à personne; on se serait moqué de moi. Ne se raille-t-on pas de ceux qui aiment, car c'est une honte parmi les hommes; chacun, par pudeur ou par égoïsme, cache ce qu'il possède dans l'âme de meilleur et de plus délicat; pour se faire estimer, il ne faut montrer que les côtés les plus laids; c'est le moyen d'être au niveau commun. Aimer une telle femme! m'aurait-on dit; et d'abord personne ne l'eût compris; à quoi bon, dès lors, en ouvrir la bouche?

Ils auraient eu raison; elle n'était peut-être ni plus belle ni plus ardente qu'une autre; j'ai peur de n'aimer qu'une conception de mon esprit et de ne chérir en elle que l'amour qu'elle m'avait fait rêver.

Longtemps je me suis débattu sous cette pensée; j'avais placé l'amour trop haut pour espérer qu'il descendrait jusqu'à moi; mais, à la persistance de cette idée, il a bien fallu reconnaître que c'était quelque chose d'analogue. Ce n'est que plusieurs mois après l'avoir quittée que je l'ai ressenti; dans les premiers temps, au contraire, j'ai vécu dans un grand calme.

Comme le monde est vide à celui qui y marche seul! Qu'allais-je faire? Comment passer le temps? A quoi employer mon cerveau? Comme les journées sont longues! Où est donc l'homme qui se plaint de la brièveté des jours de la vie? Qu'on me le montre, ce doit être un mortel heureux.

Distrayez-vous, disent-ils, mais à quoi? C'est me dire : tâchez d'être heureux; mais comment? et à quoi bon tant de mouvement? Tout est bien dans la nature; les arbres poussent, les fleuves coulent, les oiseaux chantent, les étoiles brillent; mais l'homme tourmenté remue, s'agite, abat les forêts, bouleverse la terre,

s'élance sur la mer, voyage, court, tue les animaux, se tue lui-même, et pleure, et rugit, et pense à l'enfer, comme si Dieu lui avait donné un esprit pour concevoir encore plus de maux qu'il n'en endure!

[Lu la 13926e journée, mardi 18 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 102-105]

 

Passionné pour ce qui est beau, la laideur lui répugnait comme le crime; c'est, en effet, quelque chose d'atroce qu'un être laid; de loin il épouvante, de près il dégoûte; quand il parle, on souffre; s'il pleure, ses larmes vous agacent; on voudrait le battre quand il rit et, dans le silence, sa figure immobile vous semble le siège de tous les vices et de tous les bas instincts. Aussi il ne pardonna jamais à un homme qui lui avait déplu dès le premier abord; en revanche, il était très dévoué à des gens qui ne lui avaient jamais adressé que quatre mots, mais dont il aimait la démarche ou la coupe du crâne.

[Lu la 13928e journée, mercredi 19 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 112-113]

 

Il pensait sérieusement qu'il y a moins de mal à tuer un homme qu'à faire un enfant : au premier vous ôtez la vie; non pas la vie entière, mais la moitié ou le quart ou la centième partie de cette existence qui va finir, qui finirait sans vous; mais envers le second, disait-il, n'êtes-vous pas responsable de toutes les larmes qu'il versera depuis son berceau jusqu'à sa tombe? Sans vous, il ne serait pas né; et il naît; pourquoi cela? pour votre amusement, non pour le sien, à coup sûr; pour porter votre nom, le nom d'un sot, je parie? Autant vaudrait l'écrire sur un mur. A quoi bon un homme pour supporter le fardeau de trois ou quatre lettres?

[Lu la 13928e journée, mercredi 19 novembre 2008, dans l'édition Clancier-Guénaud, 1988, p. 114-115]

 

Automne

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