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Annie Ernaux

 

 

 

L'Occupation (2002)

Quel que soit le scénario, si l'héroïne était dans la souffrance, c'était la mienne qui était représentée, portée par le corps de l'actrice, dans un redoublement accablant. Si bien que j'étais presque soulagée quand le film se terminait. Un soir, j'ai cru descendre au fond de la désolation avec un film japonais en noir et blanc, qui se passait dans l'après-guerre, où il pleuvait sans arrêt. Je me disais que, six mois avant, j'aurais vu le même film avec plaisir, trouvant dans le spectacle d'une douleur que je n'éprouvais pas une profonde satisfaction. De fait, la catharsis ne profite qu'à ceux qui sont indemnes de passion.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, lundi 10 novembre 2008, p. 25-26]

 

Lors des rencontres que nous continuions d'avoir, dans des cafés ou chez moi, à mes questions réitérées, présentées parfois sous forme de jeu (« dis-moi la première lettre de son prénom »), il opposait un refus de, il disait, « se laisser tirer les vers du nez », accompagné d'un « qu'est-ce que ça t'apporterait de savoir  ». Pourtant prête à arguer vigoureusement que désirer savoir est la forme même de la vie et de l'intelligence, je convenais : « Rien », et je pensais : « Tout. » Enfant, à l'école, je cherchais absolument à connaître le nom de telle ou telle fille d'une autre classe que j'aimais à regarder en cour de récréation. Adolescente, c'était le nom d'un garçon que je croisais souvent dans la rue et dont je gravais en classe les initiales dans le bois du pupitre. Il me semblait que mettre un nom sur cette femme m'aurait permis de me figurer, d'après ce qu'éveillent toujours un mot et des sonorités, un type de personnalité, de posséder intérieurement - fût-elle complètement fausse - une image d'elle. Connaître le nom de l'autre femme, c'était, dans le manque d'être qui était le mien, accaparer un petit quelque chose d'elle.

Je traduisais son refus obstiné de me donner son nom, ainsi que (le la décrire si peu que ce soit, comme une crainte que je ne m'en prenne à elle de façon violente ou retorse, que je fasse un esclandre - me supposant donc, idée révoltante qui accroissait ma douleur, d'être capable du pire. A certains moments, je soupçonnais aussi une forme de roublardise sentimentale : me maintenir dans une frustration qui entretenait l'envie que j'avais à nouveau de lui. A d'autres, j'y voyais aussi un désir de la protéger, de la soustraire complètement à à ma pensée comme si celle-ci était maléfique pour elle. Alors que, vraisemblablement. il agissait selon une habitude - contractée dans l'enfance pour cacher aux camarades d'école l'alcoolisme d'un père - de tout dissimuler, jusqu'aux détails les moins susceptibles de provoquer le jugement d'autrui, dans une sorte de « pas dit, pas pris » permanent où il puisait sa force de timide orgueilleux.

 

La recherche du nom de l'autre femme est devenue une obsession, un besoin à assouvir coûte que coûte.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, jeudi 13 novembre 2008, p. 27-29]

 

Dans ces moments, je sentais remonter la sauvagerie originelle. J'entrevoyais tous les actes dont j'aurais pu me rendre capable si la société n'avait jugulé en moi les pulsions, comme, par exemple, au lieu de simplement chercher le nom de cette femme sur l'Internet, décharger sur elle un revolver en hurlant : « Salope ! Salope ! Salope ! » Chose que je faisais d'ailleurs parfois, tout haut, sans revolver. Ma souffrance, au fond, c'était de ne pas pouvoir la tuer. Et, j'enviais les mœurs primitives, les sociétés brutales, où l'on enlève la personne, on l'assassine même, résolvant en trois minutes la situation, s'évitant l'étirement - qui m'apparaissait sans fin - d'une souffrance. S'éclairaient pour moi la mansuétude des tribunaux envers les crimes dits passionnels, leur répugnance à appliquer la loi qui veut qu'on punisse un meurtrier, une loi issue de la raison et de la nécessité de vivre en société mais qui va à l'encontre d'une autre, viscérale : vouloir supprimer celui ou celle qui a envahi votre corps et votre esprit. Leur désir, au fond, de ne pas condamner l'ultime geste de la personne en proie à une souffrance intolérable, le geste d'Othello et de Roxane.

 

Car c'est de redevenir libre, de rejeter au dehors ce poids à l'intérieur de moi-même qu'il s'agissait, et tout ce que je faisais allait dans ce but.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, jeudi 13 novembre 2008, p. 33-34]

 

Sans doute, la plus grande souffrance, comme le plus grand bonheur, vient de l'Autre. Je comprends que certains la redoutent et s'efforcent de l'éviter en aimant avec modération, en privilégiant un accord fait d'intérêts communs, la musique, l'engagement politique, la maison avec un jardin, etc., soit en multipliant les partenaires sexuels, considérés comme des objets d'un plaisir détaché du reste de la vie. Pourtant, si ma souffrance me paraissait absurde, voire scandaleuse par rapport à d'autres, physiques et sociales, si elle me paraissait un luxe, je la préférais à certains moments tranquilles et fructueux de ma vie.

Même, il me semblait qu'ayant traversé le temps des études et du travail acharné, du mariage et de la reproduction, payé en somme mon tribut à la société, je me vouais enfin à l'essentiel, perdu de vue depuis l'adolescence.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, jeudi 13 novembre 2008, p. 52]

 

 

[J'ai tout attendu du plaisir sexuel, en plus de lui-même. L'amour, la fusion, l'infini, le désir d'écrire. Ce qu'il me semble avoir obtenu de mieux jusqu'ici, c'est la lucidité, une espèce de vision subitement simple et désentimentalisée du monde.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, jeudi 13 novembre 2008, p. 59]

 

La force de cette sédimentation silencieuse des habitudes, que j'avais tant redoutée lors de ma relation avec lui, me paraissait inexpugnable, justifiant l'obstination de certaines femmes, quitte à en être énervées, insatisfaites, voire malheureuses, de mettre l'homme qu'elles veulent s'attacher dans leurs meubles.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, vendredi 14 novembre 2008, p. 64]

 

J'ai passé un test de dépistage du sida. C'est devenu une habitude semblable à celle que j'avais adolescente d'aller à confesse, une sorte de rite de purification.

[Lu dans l'édition Gallimard 2002, journée, vendredi 14 novembre 2008, p. 69]