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Marc Durin-Valois

 

 

Marc Durin-Valois,né le 4 juin 1959, est journaliste, écrivain, psychologue.

 

 

Chamelle (2002)

Chapitre 5

Tout mon bien est là, autour de cet arbre; Comment, en traversant quarante-quatre saisons identiques, ai-je pu amasser si peu ? J'aurais pu me débrouiller pour avoir aujourd'hui cent, deux cents, ou même mille chèvres. Il paraît qu'un de mes frères est ainsi, éleveur quelque part dans le nord. Je ne le sais pas, je ne l'ai jamais revu. Mais qu'aurais-je de plus avec cent ou même mille bêtes ? Je porterais autour des os une graisse épaisse au lieu d'être décharné comme aujourd'hui. Cependant je resterais de viande et d'os, ma cervelle allant pareillement pourrir un jour sans.que ces mille chèvres y puissent rien. Ma vie se tend chaque jour comme une peau douloureuse mais au moins elle m'apporte en consolation la conscience de moi, du temps, de Dieu, des miens. Dans les pays d'opulence, il paraît que les hommes s'assoupissent. Ils ne se réveillent qu'à l'heure de mourir, avec un sentiment de teneur absolu, leur existence soudain plus nue que tous nos déserts. On m'a raconté cela, c'étaient des gens qui avaient vécu dans la richesse, et même en Occident.. Je n'en sais rien moi, mais cela m'arrange un peu de le penser.

[Lu la 17376e journée, dimanche 25 mars 2018, JC Lattès, Le Livre de Poche 30215, p. 74]

 

Chapitre 7

Les soldats sont indifférents. Le visage de la femme blanche frémit. Mais c'est une compassion trop ambitieuse qui nous traverse et part bien au-delà de nous, vers une montagne sombre dont nous ne sommes que la part infime. Et, par effet de boucle, l'ampleur de la tâche la ramène indéfiniment à elle, comme si la montagne ne lui renvoyait au fond que son propre reflet marqué de la même compassion figée et impuissante.

[Lu la 17376e journée, dimanche 25 mars 2018, JC Lattès, Le Livre de Poche 30215, p. 115]

 

[Lu la 17376e journée, dimanche 25 mars 2018, JC Lattès, Le Livre de Poche 30215, p. 117-118]

Mal à l'aise, Mouna baisse la tête. Je lui ai expliqué la caméra, les télévisions, toutes ces choses-là. Elle ne sait pourtant quelle contenance adopter. Doit-elle tenter de sourire, cacher sa misère ? Elle sait bien que beaucoup trouvent dans l'observation du malheur d'autrui un sentiment intense de satisfaction pour leur propre existence, même d'une insondable médiocrité. Mouna a sa fierté, elle ne veut pas apporter, elle qui n'a rien, un sentiment d'aise supplémentaire à ceux qui ont tout. Mais le reportage peut aussi provoquer un mouvement spontané de générosité. Le mieux serait alors qu'elle présente à la machine une mine de désespoir en oubliant les bouteilles d'eau reçues tout à l'heure. À choisir, elle préfère encore se montrer lointaine, presque indifférente. Je la contemple. Dans cette attitude non plus, il n'y a rien de vrai. Toute image que l'on isole se vide de substance comme un coquillage arraché d'un rocher. Et périt. La vérité est dans l'écoulement ininterrompu du temps, ce fleuve lourd et chaud de contradictions qui fourmille de passerelles vers le sacré. Pas dans | ces reflets morts qu'emprisonnent et cisèlent le étrangers. Nous avons mille ans d'avance sur eux.

Les hommes s'activent autour de Mouna et du petit. Ils leur sourient, les encouragent dans une langue chantante et incompréhensible. Mais leur observation reste professionnelle, les sentiments n'ont pas leur place. Entre eux et nous, il y a comme un écran composé d'ombres, de lumières et de couleurs qui se sculpte, nous sépare et les protège. Apprennent-ils d'ailleurs que les réfugiés sont peut-être partis vers l'est ? Ils rangent en hâte leur matériel, et démarrent en trombe vers les infinis derrière nous, sans plus nous voir. Leur départ ouvre un grand calme, un peu gêné, dans le bivouac.

— Le petit, là... il est en train de mourir, fait l'homme à côté de l'interprète.

Il pointe Kizou avec inquiétude.

Je hoche la tête.

— Il y a une de nos antennes mobiles à deux heures d'ici au nord, avec un médecin. Nous allons les prévenir par radio.

Il va s'asseoir à l'avant d'une voiture, met en marche un poste qui grésille, lance des appels répétés. La femme a disparu sous la tente. Les autres s'affairent, réunissent les bagages. Tous s'apprêtent à partir pour chercher les réfugiés plus à, l'est.

L'homme revient finalement vers nous, bredouille.

— Leur radio ne répond pas. Si tu vas tout droit, | tu tomberas forcément sur eux. Ils ont deux voitures comme les nôtres.

— As-tu encore de l'eau ? demandai-je. Il hésite un instant.

— On peut donner encore deux bouteilles par personne. Il faut que nous en gardions pour les autres, tu comprends...

Je comprends. On nous apporte les bouteilles, et aussi quatre rations de repas dans des emballages blancs et bleus, puis le camp est levé, la tente pliée en un temps très court. Les moteurs ronflent, les bagages sont accrochés aux toits. Ils embarquent dans les voitures, les portières claquent, la femme blanche s'assoit à l'avant du véhicule de tête. Elle passe devant nous, affairée, penchée sur une carte, sans nous accorder un regard, sans prêter attention à nos mines concentrées, nos appels sans mots ni sons. Elle se projette déjà là-bas, quelque part dans les sables, auprès d'une très grande foule de nécessiteux. Elle n'est pas venue pour sauver des existences, mais quelque chose d'infiniment plus noble et abstrait, la vie. Pour cela, deux vaut mieux qu'un, cent que dix, mille que cent. La loi des chiffres fait que Mouna, moi et les enfants ne sommes qu'un échantillon de misère. Une raclure de vie.

Nous sommes seuls à nouveau.

Le silence, le soleil. La fournaise.

Je tourne la tête vers Mouna, les bras chargés des rations qu'ils m'ont données. Désemparé.

[Lu la 17378e journée, mardi 27 mars 2018, JC Lattès, Le Livre de Poche 30215, p. 119]

 

Chapitre 9

Elle marqua un arrêt, réfléchit un instant et demanda si, partout, il y avait ainsi des gens qui allaient sur les chemins. Je lui répondis des millions, même des centaines de millions, dans presque tous les pays du monde. Leurs pas faisaient trembler la planète tant ils étaient nombreux. Et, pour l'amuser, je lu- i fis écouter une rumeur imaginaire qui venait du fond de la terre.

— Il y en a partout des petites filles qui cherchent de l'eau ou qui fuient la guerre ? demanda-t-elle encore.

Je dis oui. Cela la fit sourire, toutes ces petites filles errant sur d'innombrables sentiers, chemins et | pistes, avec lesquelles elle se sentait soudain en une formidable connivence.

— J'aimerais bien les rencontrer, dit-elle, les yeux brillants.

[Lu la 17381e journée, vendredi 30 mars 2018, JC Lattès, Le Livre de Poche 30215, p. 155-156]