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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Joseph Conrad

 

Józef Konrad Korzeniowski est né le 3 décembre 1857 à Berditchev, alors en Russie. À dix-sept ans, il devient marin trois ans dans la marine française, puis seize ans dans la marine marchande anglaise, devenant lui-même britannique en 1884. En 1896, il publie son premier livre. Il est mort le 3 août 1824 à Bishopbourne, près de Canterbury.

 

Jeunesse

Je me souviens des visages tirés, des silhouettes abattues de mes deux hommes, et je me souviens de ma jeunesse et du sentiment qui ne reviendra plus jamais – le sentiment que je pourrais durer à jamais, survivre à la mer, à la terre, à toute l'humanité; ce sentiment trompeur qui nous attire fallacieusement vers les joies, les périls, l'amour, les vains efforts – vers la mort; la conviction triomphante de la force, la chaleur de la vie dans une poignée de poussière, l'ardeur au cœur qui chaque an ne s'affaiblit, se refroidit, diminue et s'éteint – s'éteint trop tôt, trop tôt – avant la vie elle-même.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 39, le samedi 3 juillet 2004]

 

Au cœur des ténèbres

Chapitre I

«J'obtins ma nomination – bien sûr; et je l'obtins très vite. Il apparaît que la Compagnie avait appris que l'un de ses capitaines avait été tué dans une échauffourée avec les indigènes. Ce fut ma chance, et elle ne me rendit que plus impatient de partir. Ce n'est que des mois et des mois plus tard, quand j'entrepris de recueillir ce qui restait du corps, qu'il m'est venu aux oreilles que la querelle initiale était née d'un malentendu à propos de quelques volailles. Oui, de deux poules noires. Fresleven – était le nom de mon bonhomme, un Danois se crut plus ou moins lésé dans l'affaire, il descendit donc à terre et se mit à bâtonner avec ardeur le chef du village. Oh, je n'ai pas été le moins du monde surpris d'entendre raconter ça, et qu'on m'explique en même temps que Fresleven était le bipède le plus doux et le plus paisible qui ait jamais existe. C'était sûrement le cas; mais cela faisait deux ans déjà qu'il était là-bas à servir la noble cause, voyez-vous, et il est probable qu'il a fini par éprouver le besoin d'affirmer sa dignité d'une façon ou d'une autre. Voilà pourquoi il cognait sur ce vieux Nègre à tour de bras, sous le regard de tout son village sidéré; jusqu'au moment où quelqu'un – le fils du chef, m'a-t-on dit –, ne pouvant plus supporter d'entendre le vieux hurler, darda sa lance à tout hasard sur l'homme blanc, et naturellement, elle pénétra entre les deux omoplates comme dans du beurre. La population entière s'égailla alors dans la forêt, s'attendant à toutes sortes de calamités, tandis que de son côté le vapeur que commandait Fresleven filait aussi dans une fameuse panique, sous les ordres du mécanicien, je crois. Par la suite, personne ne parut se soucier beaucoup des restes de Fresleven, avant que je ne vienne chausser ses bottes. Je ne pus m'en désintéresser, pourtant; mais quand l’occasion s'offrit enfin de rencontrer mon prédécesseur, l'herbe qui lui poussait entre les cotes était assez haute pour dissimuler ses ossements. Ils étaient au complet. On n'avait pas touché à l'être surnaturel depuis sa chute. Et le village était abandonné, les cases béaient, noires, pourrissantes, toutes de guingois dans leurs enclos effondrés. Pas de doute, une calamité l’avait bien frappé. Ses habitants avaient disparu. Une terreur folle les avait éparpillés, hommes, femmes, enfants, dans la brousse, et ils n'étaient jamais revenus.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 53-54, le dimanche 4 juillet 2004]

 

Chapitre I

Le seul sentiment réel, était le désir être nommé à un comptoir où il y avait moyen de se procurer de l'ivoire, de manière à pouvoir toucher un pourcentage. C'est l'unique raison qui les poussait à intriguer, à médire les uns des autres et à se détester – mais quant à lever effectivement le petit doigt – pas question. Sapristi! ce n'est pas par hasard après tout que le monde entier tolère qu'un homme vole un cheval, alors qu'un autre n'aura pas même le droit de regarder une longe. Voler carrément un cheval. Très bien. Il l’a fait. Il est peut-être bon cavalier. Mais il y a une façon de lorgner une longe qui pousserait le plus charitable des saints à décocher un coup de pied.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 75-76, le mardi 6 juillet 2004]

 

Chapitre I

Il était qu'un mot pour moi. Je ne voyais pas plus l’homme dans le nom que vous ne le voyez. Le voyez-vous? Voyez-vous l'histoire? Voyez-vous quelque chose? Je me fais l’effet d'essayer de vous raconter un rêve – vaine entreprise, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d'absurdité, de surprise et d'ahurissement, dans un frisson de révolte scandalisée, cette impression d'être prisonnier de l’invraisemblable qui est l’essence même du rêve...»

Il se tut pendant un moment.

«... Non, c'est impossible; c'est impossible de faire partager la sensation de vécu de n'importe quelle période donnée de son existence – ce qui en fait la vérité, la signification – son essence volatile et pénétrante. C'est impossible. On vit comme on rêve – seul.»

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 79-80, le mardi 6 juillet 2004]

 

Chapitre II

L'esprit de l'homme est capable de tout – parce que tout y est contenu, tout le passé comme tout l'avenir. Qu'y avait-il là-dedans après tout? De la joie, de la peur, du chagrin, du dévouement, du courage, de la fureur – qui peut le dire? – mais de la vérité – de la vérité dépouillée de son manteau de temps. Que l'imbécile reste bouche bée, en proie aux frissons – l'homme digne de ce nom sait, et peut continuer de regarder sans ciller. Mais il lui faut être au moins autant homme que ces gens de la rive. Il lui faut affronter cette vérité avec sa véritable étoffe à lui – avec sa propre force innée. Des principes? Les principes ne suffiront pas. Ce ne sont que des biens acquis, des vêtements, de jolis chiffons – des chiffons qui s'envoleraient à la première bonne secousse. Non; il vous faut une conviction délibérée. Quelque chose m'attire dans ce tapage démoniaque – c'est ça? Très bien; je l'entends; je le reconnais, mais moi aussi j'ai ma voix, et pour le bien ou pour le mal, c'est ma parole et elle ne peut être réduite au silence. Naturellement, un imbécile, entre la simple frousse et les beaux sentiments, est toujours à l'abri.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 92, le mercredi 7 juillet 2004]

 

Chapitre II

Tout lui appartenait – mais ce n'était qu'une vétille. L'important était de savoir à qui il appartenait, lui, combien, parmi les puissances des ténèbres, prétendaient qu'il leur appartenait Voilà la réflexion qui vous faisait frissonner de la tête aux pieds. Essayer d'imaginer n'était pas possible – ni sans danger. Il siégeait en haut rang parmi les démons de cette terre – je l'entends littéralement. Vous ne pouvez pas comprendre. Comment le pourriez-vous? – les pieds sur un trottoir bien stable, entourés de voisins bien intentionnés tout prêts à vous applaudir ou à vous accabler, vous qui avancez d'un pas léger entre le boucher et l’agent de police, dans une sainte terreur du scandale, du gibet et de l’asile d'aliénés – comment pouvez-vous imaginer vers quelle région particulière des premiers âges ses jambes sans entraves peuvent mener un homme par la voie de la solitude – la solitude complète, sans agent de police – par la voie du silence – du silence complet, ou la voix de nul voisin bien intentionné ne fait entendre sa mise en garde, vous rappelant dans un souffle qu'il y a l’opinion publique.  [??]

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 110-111, le mercredi 7 juillet 2004]

 

Typhon

Chapitre I

Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu'il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu'à tout prendre, il avait raison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps. Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n'est jamais apaise, le courroux et l'emportement passionne de la mer, voilà ce qu'il ne lui avait jamais été donne d'entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d'une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d'inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu'il ait été mêlé peut-être dans la rue à quelque bagarre, qu'un jour il ait été force de se passer de dîner ou trempé jusqu'aux os dans une averse. Le capitaine MacWhirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l'existence, qui se coucheront enfin tranquillement et doucement dans la tombe – qui n'auront rien connu de la vie, qui n'auront jamais eu l'occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs. Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 326-327, le samedi 10 juillet 2004]

 

Falk

Tout en ce monde, me disais-je, y compris le commandement d'un joli petit trois-mâts barque, peut devenir un leurre et un piège où se prend l'orgueil téméraire de l'homme.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 443, le jeudi 15 juillet 2004]

 

Il émit l'hypothèse – et il fit de la tête un geste de mépris dans la direction de la porte qui tremblait encore – que j'avais dû recueillir quelques-uns des racontars de cet homme. À vrai dire, son esprit paraissait avoir été bel et bien empoisonné contre Schomberg. "Ses histoires n'étaient, n'étaient, répéta-t-il en cherchant le mot, que des 'balivernes'." Des balivernes! reprit-il, et en outre j'étais encore bien jeune...

«Cette odieuse calomnie (que ne suis-je encore exposé à cette sorte d'insulte!) me fit prendre la mouche à mon tour. Je me sentis prêt à appuyer n'importe quelle assertion de Schomberg, sur n'importe quel sujet.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 468, le vendredi 16 juillet 2004] ??

 

À quoi bon lutter contre ce destin perfide? Je ne sais pas si seulement étais même sur de savoir au commençait le vrai de l'histoire. La conviction était ancrée en moi qu'elle finirait en désastre sous le coup de tous les chocs répétés qui avaient ébranlé en moi le sentiment être en sécurité. J'en vins à attribuer une puissance extraordinaire à des agents impuissants par eux-mêmes. On eût dit que les commérages sans fondement de Schomberg avaient le pouvoir de produire les événements eux-mêmes ou que l'inimitié abstraite de Falk pouvait faire échouer mon navire.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 477, le vendredi 16 juillet 2004]

 

Falk se mit à dire, comme pour justifier sa panique: "Je ne me mêle pas des affaires des autres. Je ne donne aucune occasion de colporter des racontars. Je suis un homme respectable. Mais cet individu passe son temps à flairer le mal et n'a de cesse qu'il n'ait trouvé quelqu'un pour le croire."

«Ce fut ainsi que je commençai à connaître Falk. Ce désir de respectabilité, être comme tout le monde, était la seule considération qu'il accorda à l'organisation du genre humain. Pour le reste, il aurait pu faire partie d'un troupeau, au lieu d'une société. L'instinct de conservation était son seul souci. Je ne dis pas l'égoïsme, mais l'instinct de conservation. L'égoïsme suppose un état conscient, un choix, la présence d'autres hommes; mais son instinct agissait comme s'il eût été le dernier survivant de l'espèce humaine, préservant cette loi de conservation comme l'unique étincelle d'un feu sacre. le ne veux pas dire que vivre nu dans une caverne lui aurait convenu. Il était visiblement la créature des conditions dans lesquelles il était né. Sans aucun doute, sa propre conservation impliquait aussi la conservation de ces conditions. Mais cela signifiait essentiellement quelque chose de beaucoup plus simple, de plus naturel, et de plus puissant. Comment le formuler? Cela signifiait la conservation de ses cinq sens, si l'on peut ainsi dire, dans l'acception la plus étroite comme la plus étendue.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 480-481, le vendredi 16 juillet 2004]

 

«Il m'interrompit en m'assurant d'un ton convaincu qu'Hermann avait la plus haute opinion de moi; et je compris aussitôt la nécessité de déployer en ce moment critique la plus grande diplomatie possible. Aussi protestai-je juste assez pour qu'il insistât.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 484, le samedi 17 juillet 2004]

 

Pour demain

Les maris de ce genre sont les plus faciles à mener. Les piètres individus, si doux qu'on leur donnerait le bon Dieu sans confession, sont ceux qui vous rendent une femme parfaitement malheureuse.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 524, le samedi 17 juillet 2004]

 

Tous les états d'esprit, même la folie, trouvent leur équilibre dans l'estime de même. Quand elle est ébranlée, on est malheureux; et le capitaine Hagberd vivait dans un cadre de notions établies il lui était pénible de sentir ébranlées par les ricanements des gens. Oui, les ricanements des gens étaient terribles. Ils donnaient à penser qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas; mais quoi? Il ne pouvait le dire; et cet inconnu était visiblement sarcastique. Il était venu exprès pour ricaner. Dans les rues, était déjà trop, mais on n'était encore jamais venu lui faire un tel outrage.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 533, le samedi 17 juillet 2004]

 

Nostromo

Première partie: L'Argent de la mine

Chapitre VI

Il était, dans ses meilleurs moments, farouchement taciturne, et, dans les pires, les gens redoutaient le mépris qu'affichait son langage. Seule Mme Gould pouvait maintenir dans des limites acceptables le scepticisme du docteur quant aux motifs des hommes; mais même à elle (dans une circonstance qui ne concernait pas Nostromo, et sur un ton qui de sa part était aimable), même à elle il avait dit une fois: «Vraiment, il est absolument déraisonnable d'exiger d'un homme qu'il pense des autres tellement plus de bien qu'il n'en peut penser de lui-même.»

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 596, le lundi 2 août 2004] ?

 

Elle tenait grande ouverte sa vieille maison espagnole (un des plus beaux spécimens de Sulaco) pour y dispenser les menus agréments de l'existence. Elle le faisait avec charme et simplicité, guidée par un sens aigu des valeurs. Elle était magnifiquement douée pour l’art des rapports humains qui consiste à mêler des touches délicates d'oubli de soi à des marques de compréhension universelle.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 597, le lundi 2 août 2004] ?

 

Il y pensait chaque jour; mais il y pensait sans amertume. C'était sans doute une regrettable affaire pour son pauvre papa, et toute l'histoire jetait un jour singulier sur la vie politique et sociale du Costaguana. Il considérait les choses avec sympathie pour son père, mais de façon posée et réfléchie. Ses sentiments personnels n'avaient pas été blessés, et il n'est pas facile de s'offusquer, avec une indignation convenable et durable, des angoisses physiques ou mentales d'un autre organisme, même si cet autre organisme est celui de son propre père.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 608, le lundi 2 août 2004]

 

Charles Gould ne lui ouvrit pas son cœur en lui faisant des discours apprêtés. Il se contenta de continuer d'agir et de penser sous ses yeux. C'est là la vraie manière d'être sincère. Il lui arrivait fréquemment d'observer: «Je pense quelquefois que mon pauvre père ne voit pas juste dans cette affaire de San Tome.» Et ils discutaient longuement et avec sérieux de cette opinion, comme s'ils avaient pu influencer un esprit situé à l'autre bout de la terre, mais en réalité ils en discutaient parce qu’aucun sujet n'est étranger à l'amour, qui peut vivre d'une vie ardente dans des phrases sans rapport avec lui. Cette simple raison suffisait à rendre ces discussions précieuses à Mme Gould au temps de ses fiançailles.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 610, le lundi 2 août 2004]

 

Le changement irréparable que provoque une mort dans le cours de nos pensées quotidiennes peut se faire sentir dans l'esprit sous la forme d'un vague et poignant malaise. Charles Gould souffrait de penser que jamais plus, par quelque effort de volonté que ce fut, il ne pourrait penser à son père de la même façon qu'auparavant, du vivant de ce pauvre homme. Il ne pouvait plus l'imaginer en vie, Cette réflexion, qui atteignait profondément sa propre identité, emplit son cœur d'un désir sombre et furieux d'agir. Sur ce point son instinct était infaillible. L'action console. Elle est l'ennemie de la pensée et l'amie des illusions flatteuses. Ce n'est que dans l'action que nous pouvons avoir le sentiment être maître de notre destin. En ce qui le concernait, la mine était manifestement le seul champ d'action possible. Il est parfois impératif de savoir désobéir aux volontés solennelles des morts. Il prit la ferme résolution de rendre, en guise d'expiation, sa désobéissance aussi complète qu'elle pouvait l'être. La mine avait été la cause d'un désastre moral absurde. Il fallait faire de son exploitation un important succès moral. Il le devait à la mémoire du défunt

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 614-615, le lundi 2 août 2004]

 

La sagesse du cœur ne se soucie pas d'ériger ou de démolir des théories, pas plus que de défendre des préjugés; elle ne sait donc pas parler à tort et à travers. Les mots qu'elle prononce ont la valeur d'actes de probité, de tolérance, de compassion. La vraie tendresse d'une femme, comme la vraie virilité d'un homme, s'exprime en actes de l'espèce conquérante.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 615-616, le mardi 3 août 2004]

 

Sa foi dans la mine était contagieuse, même si elle n'était pas servie par une grande éloquence; mais les hommes d'affaires sont fréquemment aussi optimistes et aussi imaginatifs que des amoureux. Ils sont bien plus souvent qu'on ne le supposerait sensibles Il une personnalité, et Charles Gould, dans son inébranlable assurance, était absolument convaincant.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 623, le mercredi 4 août 2004]

 

«Le gouvernement du Costaguana jouera son jeu à fond – surtout ne l'oubliez pas, monsieur Gould. Or, qu'est-ce que c'est que le Costaguana? C'est un gouffre sans fond d'emprunts à dix pour cent et autres investissements stupides. Des capitaux européens y ont été jetés des deux mains depuis des années. Pas les nôtres, cependant. Nous, en Amérique, nous sommes suffisamment avises pour rester chez nous quand il pleut. Nous savons attendre et voir ce qui se passe. Bien sur, nous interviendrons un jour, il le faudra bien. Mais rien ne presse. Le temps même est au service du plus grand pays de l'univers créé par Dieu. C'est nous qui donnerons le signal pour tout: l'industrie, le commerce, la loi, le journalisme, l'art, la politique, la religion, depuis le cap Horn jusqu'au détroit de Smith, et même au-delà, s'il se présente quelque chose d'intéressant à prendre au pole Nord. Et alors nous pourrons nous occuper à loisir des îles et des continents éloignés. Nous mènerons les affaires du monde entier, que cela lui plaise ou non. Le monde n'y peut rien – et nous non plus, sans doute.»

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 624, le mercredi 4 août 2004]

 

Deuxième partie: Les Isabelles

Chapitre VII

Il lui vint à l'esprit que personne ne pouvait le comprendre aussi bien que sa sœur. Dans le cœur le plus sceptique se cache en de pareils moments, où sont en jeu les chances de survie, un désir de laisser une juste impression de ses sentiments, sorte de lumière qui éclairera l'action quand la personnalité aura disparu pour aller là où la lumière d'aucune recherche ne pourra jamais atteindre la vérité que toute mort soustrait au monde. C'est pourquoi, au lieu de chercher quelque chose à manger, ou de dormir pendant une heure ou deux, Decoud remplissait les pages d'un grand carnet d'une lettre destinée à sa sœur.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 754, le lundi 16 août 2004]

 

Chapitre VIII

Decoud, dans son scepticisme incorrigible, se disait, sans cynisme, mais dans l'ensemble avec satisfaction, que ce qui rendait cet homme incorruptible était son immense vanité, cette forme éminemment subtile de l'égoïsme qui peut prendre l'apparence de toutes les vertus.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 815, le lundi 16 août 2004]

 

Troisième partie: Le Phare

Chapitre I

Un surnom peut être le meilleur gage du succès. C'est ce que j'appelle parer le corps de la vérité du visage de la plaisanterie.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 827, le jeudi 19 août 2004]

 

Être millionnaire, et être un millionnaire comme Holroyd, c'est être éternellement jeune. L'audace de la jeunesse repose sur le fait qu'elle croit avoir à sa disposition un temps illimité; mais un millionnaire a entre les mains des moyens illimités, ce qui vaut mieux. La durée de notre séjour sur la terre est une inconnue, mais la grande portée des millions ne saurait faire de doute. L'introduction d'une forme pure de christianisme sur ce continent est un rêve qui convient à un jeune enthousiaste, et j'ai essayé de vous expliquer pourquoi Holroyd à cinquante-huit ans est comme un homme au seuil de la vie, et mieux encore. Il n'est pas missionnaire, mais la mine de San Tome lui offre précisément ce genre de possibilités. Je puis vous affirmer, sans plaisanterie, qu'il n'a pas pu s'empêcher d'en parler au cours d'une conférence qu'il a eue avec Sir John il y a environ deux ans, et strictement réservée aux problèmes financiers du Costaguana. Sir John m'en a fait part avec stupéfaction dans une lettre qu'il m'a envoyée ici, de San Francisco, sur le chemin du retour. Ma parole, docteur, les choses semblent ne rien valoir par ce qu'elles sont en elles-mêmes. Je commence à croire que leur seul côté substantiel est la valeur spirituelle que chacun découvre dans la forme particulière de son activité...

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 828, le jeudi 19 août 2004]

 

Le Miroir de la mer

L'Étreinte du fond

Chapitre XXI

Mais que le navire soit sauvé ou non, son commandant conserve un sentiment aigu de la perte de quelque chose et, comme un goût dans la bouche, la conscience du danger réel et permanent que recèlent toutes les formes de l'existence humaine. C'est un enrichissement, aussi, que cette conscience. Un homme peut en sortir meilleur, mais il ne sera plus le même. Damoclès a vu l'épée suspendue par un cheveu au-dessus de sa tête, et bien qu'une telle connaissance n'enlève pas forcement de sa valeur à un homme compétent, le festin n'aura plus désormais le même goût.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 1109, le jeudi 17 septembre 2004]

 

Le "Tremolino"

Chapitre XLIII

Quant à «prendre le maquis», cela signifie seulement qu'un homme a accompli son devoir avec succès en poursuivant une vendetta héréditaire. La querelle de sang qui avait existé des siècles durant entre les familles Cervoni et Brunaschi était si vieille qu'elle semblait enfin s’être éteinte. Un soir Pietro Brunaschi, après une journée de labeur parmi ses oliviers, s'assit sur une chaise contre le mur de sa maison, un bol de bouillon sur les genoux et un quignon de pain à la main. Le frère de Dominique, rentrant chez lui le fusil sur l’épaule, considéra comme une soudaine offense cette image de contentement et de détente si manifestement propre à éveiller des sentiments de haine et de vengeance. Lui et Pietro n'avaient jamais eu aucune querelle personnelle; mais, comme l'expliqua Dominique, «tous nos morts criaient après lui». Il hurla de derrière un mur de pierres: «Oh! Pietro! Regarde ce qui arrive!». Et comme l'autre levait innocemment la tête, il visa le front et régla le compte de la vieille vendetta si proprement que, selon Dominique, le mort resta assis le bol de bouillon sur les genoux et le quignon de pain à la main.

[Lu dans La Pléiade, Œuvres, tome III, p. 1197-1198, le samedi 9 octobre 2004]