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Sommaire de l'anthologie

L'anthologiste

Cont@ct

 

Chamisso

 

Louis Charles Adélaide de Chamissot est né le 30 janvier 1781 au château de Boncourt à Ante, près de Châlons-en-Champagne.

 

L'Étrange Histoire de Peter Schlemihl

Chapitre I

Tour à tour on folâtrait, on parlait avec gravité de choses vaines et futiles, on traitait avec légèreté les sujets les plus graves, et l'épigramme s'aiguisait, surtout aux dépens des absents. J'étais trop peu fait à ce genre de conversation, trop étranger dans ce cercle, et trop préoccupé pour avoir l'esprit à ce qui se disait, et m'amuser de tant d'énigmes.

[Lu la 14450e journée (lundi 22 mars 2010) dans l'édition Étonnants Classiques de Flammarion, 2007, p. 35]

 

Chapitre II

Il se leva à ces mots, et s'éloigna en me lançant un regard pénétrant que je ne pus supporter. je retombai dans mon fauteuil, et je cachai mon visage dans mes deux mains.

Bendel, en rentrant, me trouva dans cette attitude, et, respectant la douleur de son maître, il allait se retirer en silence. Je levai les yeux ; je succombais sous le fardeau de mes peines; il les fallait alléger en les versant dans le sein d'un ami.

«Bendel, lui criai-je, Bendel ! toi le seul témoin de ma douleur, qui la respectes, et ne cherches point à en surprendre la cause, qui sembles t'y montrer sensible et la partager en secret, viens près de moi, Bendel, et sois le confident, l'ami de mon cœur.

«Je ne t'ai point caché l'immensité de mes richesses ; je ne veux plus te faire un mystère de mon désespoir. Bendel, ne m'abandonne pas. Tu me vois riche, libéral, et tu penses que le monde devrait m'honorer et me rechercher. Cependant, tu me vois fuir le monde, mettre entre lui et moi la barrière des portes et des verrous. Bendel, c'est que le monde m'a condamné ; il me repousse, me rejette ; et peut-être me fuiras-tu toi-même, lorsque tu sauras mon effroyable secret. Bendel, je suis riche, généreux, bon maître, bon  ami, mais, hélas ! je n'ai plus... Comment achever, grand Dieu !... Je n'ai plus... mon ombre. [??]

[Lu  la 14451e journée (mardi 23 mars 2010) dans l'édition Étonnants Classiques de Flammarion, 2007, p. 49]

 

Fanny, la beauté du jour, celle même que j'avais vue briller chez M. John, et que je rencontrai ailleurs sans qu'elle se doutât de m'avoir jamais vu, Fanny, dis-je, m'honora de quelque attention, car maintenant j'avais de l'esprit, de l'agrément, de la délicatesse ; on m'écoutait dès que j'ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j'avais pu apprendre si vite à manier la parole avec tant d'art, à diriger la conversation avec tant de supériorité.

L'impression que je crus avoir faite sur cette dame produisit en moi tout l'effet qu'elle désirait ; elle me tourna la tête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger, à la faveur de l'ombre et du crépuscule. J'étais vain de la voir mettre son orgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à faire passer jusque dans mon cœur l'ivresse de ma vanité. Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d'une histoire aussi vulgaire? Toi-même souvent, tu m'en as raconté de semblables, dont tant d'honnêtes gens ont été les héros!

[Lu  la 14451e journée (mardi 23 mars 2010) dans l'édition Étonnants Classiques de Flammarion, 2007, p. 51]

 

Chapitre IV

Mais, Adelbert, mon âme était tout absorbée dans la haine invétérée que je portais à cet homme, dont les voies courbes et mystérieuses me révoltaient. Peut-être que je lui faisais tort, mais je n'étais pas maître de moi, et toute communauté avec lui me faisait horreur. Il arriva donc encore cette fois ce qui déjà souvent m'était arrivé dans ma vie, et ce dont se compose en général l'histoire des hommes : un événement remplit la place d'une action.

Je me suis depuis réconcilié avec moi-même. J'ai appris à révérer la nécessité, et qu'est-ce qui lui appartient plus irrévocablement que l'action commise et l'événement avenu? J'ai appris à révérer cette même nécessité comme un ordre sage qui conserve et dirige le vaste ensemble dans lequel nous entrons comme des rouages qui reçoivent et propagent le mouvement. Il faut que ce qui doit être arrive. Ce qui devait être arriva, et plus tard j'ai reconnu avec vénération l'impulsion irrésistible de cette force intelligente dans mes propres destinées, et dans celles des êtres chéris sur lesquels s'étendit leur influence.

Je ne sais si je dois l'attribuer à la trop forte tension de tous les ressorts de mon âme, à l'épuisement de mes forces physiques, ou bien au désordre inexprimable qu'excitait dans tout mon être le voisinage odieux de cet individu.

[Lu la 14459e journée (jeudi 1er avril 2010) dans l'édition Étonnants Classiques de Flammarion, 2007, p. 79-80]

 

Chapitre VI

Enfin, mon cher Adelbert, c'est toi que j'ai choisi pour dépositaire de ma merveilleuse histoire, dans laquelle, lorsque j'aurai disparu de dessus la terre, plusieurs de ses habitants pourront trouver encore d'utiles leçons. Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d'abord l'ombre, ensuite l'argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu'à la noblesse de ton être, tu n'as besoin d'aucun conseil.

[Lu la 14474e journée (jeudi 15 avril 2010) dans l'édition Étonnants Classiques de Flammarion, 2007, p. 103-104]