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L'anthologiste

Cont@ct

 

 

Louis-Ferdinand Céline

 

 

Né le 27 mai 1894 à Courbevoie, Louis Ferdinand Auguste Destouches...

 

 

L'Église

Acte premier

Bardamu: - Apprenez, Pistil, que depuis la genèse, le grand principe de la morale de ce monde, c'est la production. Les plaisirs sont improductifs, donc les plaisirs sont immoraux, c'est même pour cela que le plaisir est immoral. S'emmerder sur une tâche aride est productif, donc s'emmerder est moral. Les protestants savent s'ennuyer mieux que personne au monde, aussi, sont-ils moraux et productifs et dominent-ils le monde.

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Acte deuxième

Bardamu: - La science, voyez-vous, madame, c'est pas si brillant qu'on le dit; j'en suis bien revenu... La science, au fond, c'est essayer de comprendre, et si on tient tant que ça à comprendre, je suis arrivé à penser que c'est qu'on a peur de tout. Les animaux ne cherchent pas à comprendre, voyez-vous, c'est parce qu'ils n'ont pas si peur que nous. Nous, nous avons une frousse terrible, de la naissance à la mort ça ne nous quitte pas. Alors, ça nous force à penser, à faire de la science, comme ils appellent ça. Les plus intelligents parmi les hommes, ce sont les plus froussards. Voyez les Juifs! Ce n'est pas l'intelligence qui est noble, c'est la peur. Faire dans sa culotte, voyez-vous, c'est le commencement du génie.

*

Bardamu: - Comment êtes-vous venue ici?

Flora: - Eh bien! J'avais un magasin, place de la Madeleine, de modes; ça allait: un ami m'avait monté ça. Et puis, je donnais des petites fêtes... le soir, des petites partouzes, quoi. Tant que j'ai invité des clients et des clientes, on ne payait pas très bien mes factures, mais enfin ça allait tout de même. Puis, un jour, j'avais trop bon cœur, je me suis laissé aller à inviter mes ouvrières. Oh! alors, ça a été fini, ça a été la faillite. Élisabeth était une cliente; elle venait plus souvent que les autres. L'ami qui m'avait monté la maison a fait faillite avec la maison. Alors Élisabeth m'a trouvé quelque chose ici, elle m'a emmenée.

Téléphone, il regarde, personne ne répond plus.

Bardamu: - Vous n'avez pas respecté l'ordre social; vous avez mélangé les derrières.

***

Voyage au bout de la nuit (1932)

Ainsi, le Portugal passé, tout le monde se mit, sur le navire, à se libérer les instincts avec rage, l'alcool aidant, et aussi ce sentiment d'agrément intime que procure une gratuité absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activité. Se sentir nourri, couché, abreuvé pour rien pendant quatre semaines consécutives, qu'on y songe, c'est assez, n'est-ce pas, en soi, pour délirer d'économie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouvé par conséquent, dès que cette particularité fut connue, singulièrement effronté, nettement insupportable.

*

On n'est jamais assez craintif. Grâce à certaine habileté, je ne perdis que ce qu'il me restait d'amour-propre. Et voici comment les choses se passèrent. Quelque temps après les îles Canaries, j'appris d'un garçon de cabine qu'on s'accordait à me trouver poseur, voire insolent?... Qu'on me soupçonnait de maquereautage en même temps que de pédérastie... D'être même un peu cocaïnomane... Mais cela à titre accessoire... Puis l'Idée fit son chemin que je devais fuir la France devant les conséquences de certains forfaits parmi les plus graves. Je n'étais cependant qu'aux débuts de mes épreuves. C'est alors que j'appris l'usage imposé sur cette ligne, de n'accepter qu'avec une extrême circonspection, d'ailleurs accompagnée de brimades, les passagers payants; c'est-à-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuité militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies françaises appartenant en propre, on le sait, à la noblesse des "Annuaires".

Il n'existe après tout que bien peu de raisons valables pour un civil inconnu de s'aventurer de ces côtés... Espion, suspect, on trouva mille raisons pour me toiser de travers, les officiers dans le blanc des yeux, les femmes en souriant d'une manière entendue. Bientôt, les domestiques eux-mêmes, encouragés, échangèrent, derrière mon dos, des remarques lourdement caustiques. On en vint à ne plus douter que c'était bien moi le plus grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. Voilà qui promettait.

*

Je tenais, sans le vouloir, le rôle de l'indispensable honte du genre humain qu'on signale partout au long des siècles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand à terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour l'isoler enfin "le saligaud", l'identifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles qu'on ne rencontrait que sur ce bord étroit.

Une véritable réjouissance générale et morale s'annonçait à bord de l'Amiral Bragueton. "L'immonde" n'échapperait pas à son sort. C'était moi.

*

À l'embarquement de Marseille, je n'étais guère qu'un insignifiant rêvasseur, mais à présent, par l'effet de cette concentration agacée d'alcooliques et de vagins impatients, je me trouvais doté, méconnaissable, d'un troublant prestige.

*

Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J'étais la bête. Le bord entier l'exigeait, frémissant jusqu'aux soutes.

La mer nous enfermait dans ce cirque boulonné. Les machinistes eux-mêmes étaient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journées avant l'escale, journées décisives, plusieurs toreros s'offrirent. Et plus je fuyais l'esclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. Ils se faisaient déjà la main les sacrificateurs. On me coinça entre deux cabines, au revers d'une courtine. Je m'échappai de justesse, mais il me devenait franchement périlleux de me rendre aux cabinets. Quand nous n'eûmes donc plus que ces trois jours de mer devant nous, j'en profitai pour définitivement renoncer à tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout était accablant de haine et d'ennui. Il faut dire aussi qu'il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, à plus forte raison ces abrutis chimériques.

*

Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. J'avais redouté quelque mise à mort imparable, mais ils m'offraient, puisqu'il parlait, le capitaine, une manière de leur échapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s'y connaît. C'est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l'étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d'une persécution, dont on est l'objet. Y échapper suffit au sage.

[édition Folio, p. 151-159]

 

***

 

Entretiens avec le Professeur Y (1955)

et les philosophes !... c'est leur industrie les idées !... ils esbroufent la jeunesse avec ! ils la | maquereautent !... la jeunesse est prête vous le savez à avaler n'importe quoi... à trouver tout : formidââââble! s'ils l'ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d'« idéass » !... de philosophies, pour mieux dire !... oui, de philosophies, Monsieur !... la jeunesse aime l'imposture comme les jeunes chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu'on leur balance, qu'ils courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c'est le principal !... aussi. voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse... de lui lancer plein de bouts de bois creux. philosophiques... si elle s'époumone, la jeunesse !... et si elle biche !... qu'elle est reconnaissante !... ils savent ce qu'il lui faut, les maquereaux ! des idées !... et encore plus d'idéâs ! des synthèses ! et des mutations cérébrales !... au porto ! au porto, toujours ! logistique ! formideâââble!... plus que c'est creux, plus la jeunesse avale tout ! bouffe tout ! tout ce qu'elle trouve dans les bouts de bois creux... idéââs!... joujoux !... vous vous avez Professeur Y, soit dit sans vouloir vous vexer, la gueule d'être intelligent ! dialecticien, même !... vous fréquentez la jeunesse, forcément ! que vous devez lui bourrer la caisse ! vous en vivez vous, de la jeunesse ! si vous l'adorez la jeunesse !... impatiente, présomptueuse, fainéante...

[lu le samedi 19 octobre 2019, édition Folio, p. 18-19]

 

— N'empêche n'est-ce pas que votre Van Gogh n'a jamais pu vendre une seule toile ! »

De colère il me donnait Van Gogh !

« Oui mais regardez à présent si il est estimé Van Gogh•!... plus que les lingots !... si ils font des feux aux enchères les tableaux qu'il pouvait pas vendre

— Oui, mais il est mort votre Van Gogh dans des conditions bien honteuses !

— Mais les Galeries se sont régalées, et les amateurs ! culbutes en cascades !... c'est mieux que du « Suez », du Van Gogh !... vous trouverez pas de meilleur placement !... que lui soit mort de folie, c'est publicitaire !... et alors ? y a guère que deux espèces d'hommes, où que ce soit, dans quoi que ce soit, les travailleurs et les maquereaux... c'est tout l'un, tout l'autre !... et les inventeurs sont les pires espèces de « boulots » !... damnés L. l'écrivain qui se met pas brochet, tranquillement plagiaire, qui chromote pas, est un homme perdu !... il a la haine du monde entier !... on attend de lui qu'une seule chose, qu'il crève pour lui secouer tous ses trucs !... le plagiaire, le frauduleux, au contraire, rassure le monde... il est jamais si fier que ça le plagiaire !... il | dépend entièrement du monde... on peut lui rappeler, pour un oui ou un non qu'il est jamais qu'un jean-foutre... vous saisissez ?... je peux pas vous dire, moi, en personne, combien de fois on m'a copié, transcrit, carambouillé !... un beurre !... un beurre !... et fatalement, bien entendu, par les pires qui me calomniaient, harcelaient les bourreaux qu'ils me pendent !... ça va de soi !... et depuis que le monde est monde !...

— Alors c'est un vilain monde ? selon vous ?

— C'est-à-dire qu'il est sadique, réactionnaire, en plus de tricheur' et gogo... il va au faux, naturellement... il aime que le faux !... les étiquettes, les partis, les latitudes y changent rien !... il lui faut son faux, son chromo, en tout, partout !... s'il s'occupe de Val; Gogh maintenant, c'est pour la valeur qu'il a pris et parce que le « dur » baisse !

[lu le mardi 22 octobre 2019, édition Folio, p. 28-29]

 

— Les hommes riches sont coffres...

— Alors ?

— Ils pensent « coffre »... ils veulent qu'être de plus en plus gros, plus en plus blindés, plus en plus invulnérables... le reste s'ils s'en tapent ! plus gros que les plus gros, plus pleins que les plus pleins, plus durs que les carapaces les plus chromées de tous les tanks réunis de toutes les armées possibles !... voilà l'idéal ! voilà tout ce qui les intéresse ! tous les gens qui viennent leur parler sont autant d'errfmerdeurs suspects... d'espèces de dévaliseurs... effracteurs...

[lu le samedi 2 novembre 2019, édition Folio, p. 64]

 

y a que les « crève, la-faim » qui sont réveillés, les autres dorment... tous les gens sûrs du lendemain dorment... on les voit partout, en auto, au bureau, à la campagne, en ville, dans.le monde, en croisière... ils se font balader beaucoup... blablater beaucoup, ils ont l'air de fair quelque chose, ils font rien, ils dorment...

[lu le mercredi 6 novembre 2019, édition Folio, p. 77]

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On ne décore jamais que les gentils garçons bien placés qui ne cassent rien.